lundi 20 janvier 2020

Temps mêlés

Félicia Atkinson, Damien Caccia, Éléonore Cheneau, Camille Juthier, Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon

Texte du catalogue de l'exposition présentée du 18 janvier au 16 février 2020 à l'Orangerie de Sucy-en-Brie.

L’expérience est enfermée comme dans un vase clos empli d’un certain parfum, baigné d’une certaine couleur et porté à une certaine température. Ces vases sont suspendus à des altitudes diverses, disposés sur toute la hauteur de nos années. N’étant pas accessibles à notre mémoire intellectuelle, ils sont en un sens préservés, la pureté de leur contenu atmosphérique est garantie par l’oubli. Chacun de ces vases est conservé à sa juste place, à sa date exacte. Ainsi, lorsque ce microcosme emprisonné est pris d’assaut de la manière que nous avons dite, nous sommes inondés d’un air nouveau, d’un parfum nouveau (…)[1]. Samuel Beckett, Proust

Imaginons ces vases, dont les hauteurs correspondraient à des époques différentes et dont chacun conserverait un parfum, une couleur et une température qui synthétiseraient une expérience. Telles m’apparaissent les œuvres rassemblées dans l’exposition Temps mêlés. Chacune donne forme à une mémoire non intellectuelle, c’est-à-dire involontaire, faite de strates accumulées puis oubliées au fil des années. Nés dans un monde emporté par la vitesse, le culte de l’efficacité, de l’immédiateté et de la rapidité, Félicia Atkinson, Damien Caccia, Éléonore Cheneau, Camille Juthier, Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon[2] s’intéressent à d’autres temporalités, plus réflexives. L’intégration du facteur-temps pourrait être le trait commun du travail de ces sculpteurs, peintres, vidéastes, artistes sonores ou les quatre à la fois : leurs processus de création reposant sur la lenteur les font pourtant aborder pleinement leur époque sans oublier le passé. Cette qualité d’épaisseur ou de « profondeur », pour employer un vocabulaire proustien, reste peut-être le meilleur gage d’une véritable présence au monde : la mise en perspective critique qu’elle permet entraîne un ancrage politique de leur travail.
Pensées comme les conditions même de l’apparition des images, les poétiques de l’effacement et du recouvrement en tant qu’accumulations de strates parcourent leurs sculptures, installations, peintures et films, et incarnent une certaine idée de temporalité.

Dans les peintures d’Éléonore Cheneau et de Damien Caccia, la couleur s’applique couche sur couche, puis s’abrase, se lime, s’efface afin de mieux laisser surgir certains points sensibles souterrains conservés dans l’épaisseur des matières. Les installations et sculptures de Félicia Atkinson et de Camille Juthier s’affirment de leur côté comme autant de recherches sur la latence des matières ; chez elles les pierres sont envisagées comme des stèles immémoriales et la fragilité des installations adoptant des matériaux aussi malléables et ductiles que les tissus, les plastiques ou les feuilles d’arbres, en fait des surfaces sensibles d’inscription. Quant aux films de Guillaume Landron et de Gabrielle Le Bayon, si différents les uns des autres soient-ils, ils nous emportent dans d’autres mondes, d’autres temps, où passé et présent paraissent fusionner afin d’amasser les morceaux d’une utopie morcelée chez le premier, de traquer les signes du passé dans le présent chez la seconde.

Comme la première page (ultra-sensible) d’une pierre[3] : Éléonore Cheneau, Damien Caccia

Dans sa première phase d’élaboration, l’exposition avait pour titre : Comme la première page (ultra-sensible) d’une pierre, une citation empruntée au texte Matière et mémoire de Francis Ponge (1944). Le poète y file la métaphore de la pierre lithographique, sur laquelle on inscrit comme on le ferait dans une mémoire. Fonctionnant à la manière du Bloc-notes magique de Freud[4], ancêtre de l’ardoise magique permettant d’écrire des notes puis de les effacer tout en en gardant une trace, la pierre lithographique y est décrite comme une pierre réceptacle, qui ne peut se laisser inscrire avec clarté que si elle a été auparavant suffisamment poncée, et si son contenu préalable a été abrasé. Ainsi, elle réagit à l’expression qui lui est proposée et la modifie en retour, à travers l’épreuve lithographiée qu’elle met au jour. Cette pierre vivante possède une histoire et une mémoire, marquée par les effacements, les reprises et les recouvrements. Un peu plus loin, Ponge utilise une autre comparaison : « comme un souvenir involontairement affleuré[5] », écrit-il. Et puisque chez Ponge, un mot est un mot, l’association du mot « souvenir » et de l’adverbe « involontairement » évoque immédiatement la « mémoire involontaire » de Proust, la référence proustienne pouvant aussi se lire dans l’emprunt du titre de son texte à Bergson, philosophe si fondamental pour Proust. « Matière », « mémoire », « souvenir involontaire », « affleuré »… le millefeuille de l’expression nous paraissait suffisamment dense pour faire advenir ce qu’il avait à exprimer – et décrire ce qui était à l’œuvre chez ces six artistes.
Mais de pierres il n’était pas tant question chez eux que d’une relation à la mémoire et au temps. C’est pourquoi le sextuor que nous souhaitions rassembler s’est bientôt intitulé Temps mêlés : d’abord comme un jeu de signifiants à conjuguer à toutes les personnes – « je m’en mêle, tu t’emmêles… ». La surprise fut ensuite de découvrir que ce titre était celui d’une revue littéraire post-surréaliste belge des années 1950, devenue en 1977 les Cahiers Queneau – ce qui ne lui enlevait rien. Aux temps mêlés des œuvres de chacun des artistes s’ajoutaient ceux des références inattendues, inscrivant la thématique de la mémoire dans l’inattendu même du hasard.

Éléonore Cheneau et Damien Caccia envisagent la peinture à la manière d’un palimpseste. Chez Éléonore Cheneau, elle s’applique dans le temps, strate après strate, recouvrement après recouvrement. Puis certains endroits grattés font ressurgir les couches inférieures. Cette peinture de la lenteur, au fort caractère d’écorchure et qui intègre la dimension de violence, n’en fonctionne pas moins en termes d’apparition des images. Car c’est au moment où l’image apparaît qu’elle peut être considérée comme terminée.
Pour l’installation de l’Orangerie de Sucy-en-Brie, Éléonore Cheneau a réalisé un ensemble de cinq peintures de grands formats (140 x 200 cm) qui ne sont pas habituels chez elle. L’idée était de se confronter aux dimensions de l’espace. Pour autant, chaque peinture est pensée individuellement. L’artiste vise à choisir des tableaux qui résistent, souvent dans des propositions simples, très loin des questions de composition. Leur juxtaposition forme un phrasé, une phrase musicale qui parle des différents temps à l’œuvre dans les peintures : du long temps de maturation dans beaucoup d’entre elles, jusqu’au geste beaucoup plus rapide, affleurant comme une écriture en surface. Dans cette installation, l’ensemble se construit à partir d’un principe très simple, voire élémentaire : celui de l’échelle – il s’agit d’être à l’échelle du lieu –, mais aussi le rapport au temps – principe de la déclinaison.
Damien Caccia guette également ce moment d’apparition de l’image : celle qui se détachait sur les supports de verre de ses premières peintures. L’artiste cherche systématiquement à saisir le moment où la matière se met en mouvement ; il côtoie aussi bien l’avalanche et les grandes catastrophes naturelles mettant en branle tous les éléments, souvent évoquées dans ses peintures, que l’infiniment petite vibration des particules lumineuses ou des ondes sonores. Au final, c’est une conception du pictural qui est proposée : l’espace de la peinture est appréhendé comme une vaste surface, tout en vibrations.
Ses peintures au sol, réalisées en Grèce à Spetses, sont des tissus délavés à l’eau de javel : sept peintures réalisées simultanément. Une fois assemblées les unes aux autres, elles forment un ensemble dans lequel les tissus mordent un peu les uns sur les autres, de façon à créer des zones d’ombre et des hors-champs possibles. Toutes ont été faites en un temps donné (une semaine environ) et trouvent un autre lieu et une autre temporalité aux Lilas où il travaille, ou bien dans l’Orangerie de Sucy. À un geste très rapide s’oppose une plus grande lenteur d’un résultat marqué par la dimension de hasard, et qui ne se révèle que trois, quatre ou cinq heures plus tard. Les pièces en béton, Paestum, reprenant une évocation des temples grecs, sont des morceaux de peinture sur verre cassé coulés dans une dalle de béton. Damien Caccia isole un fragment et le coule dans le béton. Plusieurs œuvres de cette série sont ainsi accumulées les unes sur les autres, comme dans un millefeuille matérialisant le fonctionnement de la mémoire. Toutes ont des épaisseurs différentes : l’accumulation que forme leur résultat se voit sur la tranche.

De la peau au noyau[6] – lire le passé dans le présent : Félicia Atkinson

Chez Proust, le passé n’est pas quelque chose qui « a été » mais représente bien ce qui est, et qui cohabite avec le présent. Temps, recouvrement, strates, mémoire : la référence proustienne affleure à chaque endroit de notre réflexion. Elle en constitue la pierre sous-jacente ou le terreau.
Les images proustiennes ont cette faculté de donner à voir des espaces, dans leurs stratifications, leurs couleurs, leurs parfums, leurs dispositions. Chacun de ces vases, conservés à leur juste place, résume Beckett. Ces vases désignent ce qui est commun au présent et au passé qui, poursuit l’auteur, est plus essentiel que les deux termes pris séparément. De fait, l’identification des deux temps « équivaut à une conjonction entre l’objet idéal et le réel, entre l’imagination et la sensation directe, entre le symbole et la substance[7]. » Conjonction entre objet idéal et réel, entre imagination et sensation directe : c’est ainsi que j’entends le principe de « polyphonie » mis au cœur de son travail par Félicia Atkinson. La polyphonie permet de se situer dans les interstices, de conjuguer les entre-deux[8]. Le principe de croisement et de coexistence ici appliqué aux voix s’étend chez elle à tous les médiums qu’elle utilise. Présente dans l’exposition à travers une « sculpture molle[9] » et deux vidéos silencieuses – ce qui frappe et fait sens à la fois, venant d’une artiste qui a placé le son et le langage écrit et parlé au cœur de son travail –, Félicia Atkinson compose comme elle écrit, dessine ou construit des installations : « Je construis des espaces qui sont des entre-deux, des « espaces potentiels », comme Donald Winnicott les construirait. Je pense horizontalement et verticalement. Je pense diagonales, spirales, air et profondeur. J’enlève les objets et j’ajoute la couleur[10] ». Une pensée picturale faite de formes et de couleurs adoptant une dimension plastique en somme, au sein de laquelle chaque objet apparaît à la fois dans sa surface et en profondeur, un peu comme Albertine présentée au fil de La Recherche comme un personnage à plusieurs facettes.
Plasticité, densité de matière se constituant corrélativement à une épaisseur de temps, conjonction du passé et du présent témoignant d’une mémoire qui remonte parfois d’avant les hommes, dont il nous reste des fragments mais que nous devons reconstituer à partir de notre expérience forment la réflexion de l’artiste : ainsi se construit Aluminium, une version courte d’un film de sept heures tourné en Arizona dans le désert de White Sands et dans le Finistère. À travers des plans fixes sur des vues désertiques où quasiment rien ne bouge – juste une figure dansante à certains moments, un mouvement de caméra – il s’agit, précise l’artiste, de « se mesurer au temps et sa vibration, celui d’une écoute profonde où les éléments se figent très lentement, sur des milliers d’années, à l’image du bois pétrifié qui a inspiré nombre de ses travaux ».
Ainsi se crée la plasticité picturale d’Albertine, qui bientôt deviendra une multiplicité plastique et morale. Ce ne sont plus seulement les simples changements de méplats ou les variations d’angles de vue chez l’observateur qui l’emportent sur l’expression d’une diversité interne active, c’est une multiplicité en profondeur, un tourbillon de contradictions immanentes et objectives qui échappent au contrôle du sujet. Mais, voyant ce kaléidoscope des expressions d’Albertine, ce visage qui, après avoir été tout surface, lisse et verni, prend l’aspect presque fluide d’une gaieté translucide, puis passe de l’opaline travaillée et polie à la congestion rose violacé du cyclamen (…)[11]. 

La métaphore picturale associée au végétal, partout présente chez Proust évoqué ici par Beckett, se file à travers la description du visage d’Albertine tout surface, lisse et verni, prenant l’aspect presque fluide d’une gaieté translucide, puis passant de l’opaline travaillée et polie à la congestion rose du cyclamen. La peau, surface vivante et changeante, s’anime et se transforme à la manière d’une plante en mutation. En lisant cette citation, j’ai en tête la dimension « plastique » des personnages du film de Guillaume Landron Field of broken dreams[12]. Un autre temps que le temps « réel », celui du rêve, semble y être à l’œuvre ; les sons, les voix, les corps y gagnent en densité.
Les installations de Félicia Atkinson évoquent quant à elles la possible émergence d’espaces poreux et sensibles ainsi que la mutation des éléments pris dans un mouvement léger, aussi bien dans ses pièces sonores que dans ses installations. Chez Camille Juthier, on assiste également à une sorte de collision des temps : entre l’hyper-modernité d’un téléphone portable et le caractère immémorial d’un menhir.

Au lieu de voir un seul monde : Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon

Plusieurs vidéastes sont présentés dans l’exposition. Exposer une vidéo pose plusieurs types de questions : s’agit-il d’une vidéo « image », choisie pour sa valeur de point lumineux et coloré installé dans un endroit précis de l’espace, à la manière d’une peinture ? Ou bien d’une œuvre plus cinématographique, qui requiert que l’on s’assoie, que l’on prenne le temps de s’y plonger, afin de la regarder de manière captive pendant un temps relativement long… Notre point de vue réconcilie les deux positions à la fois. Les films de Guillaume Landron comme ceux de Gabrielle Le Bayon ont une dimension visuelle, tactile, presque haptique. Ils s’appréhendent plastiquement, « en profondeur ». Mais ils requièrent également une expérience de visionnage inscrite dans le temps.

Chez Guillaume Landron, la nature est un personnage : une nature verdoyante, ondulante, peuplée par des hommes et des femmes dont on ne saisit pas précisément les actions, toutes caractérisées par la lenteur et l’indétermination. Les paroles sont chuchotées, les discussions entre les personnages, à peine audibles, apparaissent de l’ordre d’un rêve peu compréhensible. Attablés dans un premier plan, ils s’endorment par la suite, nous mettant sur la voie d’un rêve que nous donnerait à voir ce film. Le décrivant, Guillaume Landron écrit : « Field of broken dreams, c’est surtout l’histoire d’une forme – de formes – à travers une série de personnages qui n’ont pas accès au langage et dont l’articulation s’appuie principalement sur les objets comme points de raccordements, selon un principe de dispositif où chaque espace, chaque séquence est un alibi – comme une certaine manière d’interroger le récit[13] ». On y assiste à la reconstitution d’une mémoire oubliée, faite de fragments, à travers des actions que l’on ne parvient pas à nommer, dans le campement de personnages dont nous ne connaissons pas l’histoire ni le nom qui transportent des fragments géométriques de plâtre ou des images dans sept espaces différents « aux bords du monde », précise l’artiste. Ces fragments apparaissent comme autant d’indices d’une utopie perdue. Car dans ce temps suspendu, entre passé et futur, se lit l’effort pour construire un autre lieu (u-topie).

Les vidéos de Gabrielle Le Bayon peuvent toutes être vues à travers le prisme de la contemplation. Les voix off y jouent un rôle central, comme s’il s’agissait chaque fois d’inscrire les voix dans le temps et l’espace du cinéma. Tender Pastures fait lire à un personnage contemplant un paysage de fin de jour éblouissant un extrait du texte Molloy de Samuel Beckett, dont le spectre est présent dans l’exposition grâce à cette vidéo. La voix que l’on entend semble celle de l’homme qui apparaît à l’écran, bien que les deux ne soient pas reliées. Elle reste détachée du corps du personnage, comme si corps et pensée, corps et langage étaient à nouveau disjoints, évoquant le fait qu’il y a différentes manières de regarder, avec d'autres yeux, depuis « tout cet espace intérieur qui reste invisible, le cerveau et le cœur et ces autres cavernes où pensée et sentiment dansent leur sabbat[14] », énonce le texte de Beckett ; « d’autres possibilités de dévoiler ces choses repliées et cachées, de l'autre côté de cette vaste plaine vide, dans les profondeurs d’un quotidien a priori sans incident[15] », précise l’artiste.

Pour Gabrielle Le Bayon, la vidéo est un médium qui induit une relation très singulière au temps, faite de strates de temporalités différentes, à travers l’enregistrement d’images en mouvement qui captent elles-mêmes une durée – la narration, tant dans l’écriture que dans la lecture, étant elle aussi liée au temps. « C’est un temps de description et c’est aussi un temps des choses. La stratification est finalement présente dans le processus qui façonne progressivement l’œuvre. Elle est enfin fondamentale dans le rapport à l’espace par la retranscription des différents niveaux de lecture permettant de lire et de comprendre les rapports et les figures qui nous entourent[16] ». L’échelle des signes adopte une dimension très proustienne. L’auteur y interroge la manière dont le désir – que l’on peut aussi nommer intuition proustienne, directement affiliée à l’intuition bergsonienne – parvient à détourner nos propres actions. « Alors que nos corps et nos voix divisent l’espace et forment une étrangeté de notre place, il y a un désir de construire un ailleurs, un lieu, où puisse apparaître ce qui le déborde », lit une voix féminine. Un ailleurs, un autre monde est ainsi appelé à émerger, ici et maintenant.

Si le monde inventé chez Guillaume Landron est marqué par l’utopie, celui de Gabrielle Le Bayon, en revanche, est un espace profondément sensible : un arrière-pays convoqué, traqué dans la matière même des images.

« Bientôt, on cultivera la mémoire dans la sève des fleurs[17] » : Camille Juthier 

Camille Juthier s’est penchée sur la nature du lieu de l’Orangerie. « L’orangerie est un lieu où l’on a acclimaté les plantes », remarque-t-elle. L’oranger, précise-t-elle, est une espèce hybride, qui est probablement le fruit d’un croisement entre le mandarinier et le pamplemoussier. L’hybridation des matières, au cœur de son travail, se retrouve dans les associations qu’elle forme entre pierre et verre. Be bi, être deux, être bi, jouer des entre-deux. Au cœur du dualisme entre la pierre et le verre, émerge un troisième élément. Elle réfléchit au cycle de la minéralité entre la pierre et le verre, s’intéresse à la manière dont le souffle du souffleur de verre chargé de minéraux vient donner sa forme à ce dernier.
À l’intérieur, des produits macèrent : des mélanges entre liquides naturels et artificiels. Les deux types de matières viennent interroger le temps de dégradation des choses : il s’agit de confronter deux temps de décomposition, entre le végétal et le plastique, comme dans son installation qui suspend du plafond de grandes plages de plastique à l’intérieur desquelles sont enfermées des feuilles. À grande échelle, sa pièce relève d’un herbier qui continuerait à évoluer. Les plantes à l’intérieur ne sont pas sèches : elles vivent encore.
Elle se demande par ailleurs si les menhirs ne seraient pas des data centers. Dans les mondes qu’elle invente, le haut et le bas se rejoignent, le futur retrouve les éléments les plus anciens et primitifs. Comme Félicia Atkinson, elle pense qu’il existe une latence des matières, que « bientôt… on cultivera la mémoire dans la sève des fleurs » : autre manière d’évoquer la mémoire proustienne (la seule mémoire proustienne, la mémoire involontaire) et ses métaphores botaniques qui jalonnent tout son texte.

La stase proustienne est contemplative, pur acte de compréhension dépourvu de volonté[18].

Mais de quels mondes parle-t-on ? De ceux qui ont une histoire, une épaisseur – qui redonnent leur place aux corps en tant qu’ils s’inscrivent en profondeur, dans un espace et dans un temps.


Un réel idéal, essentiel, extra-temporel[19] ?

Finalement, quel réel ces artistes côtoient-ils ? S’agit-il d’un réel idéal, essentiel, extra-temporel, ainsi que l’appelle de ses vœux Proust, ou au contraire d’un réel moins flamboyant, beaucoup plus âpre, profondément ancré dans une épaisseur de temps : celui de Beckett et de ses corps enlisés ?

Je reprends l’image des vases suspendus à différentes hauteurs, dont chacun conserverait une couleur, un parfum. Disposées dans l’espace d’exposition au sol, en suspension depuis le plafond ou simplement le long des murs, les pièces présentées parlent de pesanteur et de suspension, de poids et de légèreté : les films projetés sur du béton (Félicia Atkinson) ou les peintures également réalisées sur des dalles de béton (Damien Caccia) côtoient de grands rideaux translucides de feuilles et de plastique (Camille Juthier), des installations vidéo entièrement lovées dans des tentes de tissus (Gabrielle Le Bayon) ou de grandes pièces en tissus délavés juste posées au sol (Damien Caccia). Félicia Atkinson nous emporte dans les volutes de ses sonorités planantes, Éléonore Cheneau gratte les strates du temps, tandis que Guillaume Landron et Gabrielle Le Bayon nous invitent à découvrir l’énigme…

Toutes ces œuvres se situent au cœur du temps, dans son épaisseur. Elles proposent des souvenirs involontairement affleurés aussi bien que des mémoires profondément ancrées, faisant cohabiter la légèreté et la densité. Dans l’entre-deux entre Proust et Beckett : exactement au creux du fonctionnement de notre mémoire, là où passé et présent se rejoignent. Là où un au-delà de la réalité s’éprouve dans ce qui en constitue pourtant une partie : épreuve du réel en tant qu’impossible – impossible à se figurer – autant qu’insistance dans l’épaisseur de la matière où vient se perdre le sens.



                                                                         Marion Daniel
Paris, le 5 décembre 2019



[1] Samuel Beckett, Proust, Les éditions de Minuit, 1990, trad. Edith Fournier, p. 86. C’est moi qui souligne : dans Proust, l’un de ses premiers textes, Samuel Beckett évoque avec une précision saisissante la nature de ces réceptacles des souvenirs décrits dans les textes de Proust.
[2] Ces six artistes sont nés entre 1972 et 1990, cf. leurs biographies à la fin de l’ouvrage.
[3] Francis Ponge, in Jean Dubuffet, « Matière et mémoire ou Les lithographes à l’École » (texte de Francis Ponge), Paris, Fernand Mourlot, 1944.
[4] Sigmund Freud, Notiz über den Wunderblock (1925), trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis in : Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985. 
[5] Francis Ponge, Ibid.
[6] Extrait d’un poème de Camille Juthier, publié in https://www.camillejuthier.com/
[7] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 86.
[8] Félicia Atkinson, Bomb magazine, 12 novembre 2019, entretien avec Ben Vida : « Il y a beaucoup de voix, mais je n’aime pas être claire sur le fait de savoir qui parle. Je m’intéresse à la polyphonie ; c’est presque politique pour moi. » Notre traduction.
[9] Faites de bribes disparates assemblées les unes aux autres, les « sculptures molles » sont pensées comme des phrases, discursives ou musicales. Celle de l’espace d’exposition est simplement posée, comme lancée par-dessus une poutre, « comme un écho qui se fige », dit-elle.
[10] Félicia Atkinson, Bomb magazine, op. cit. : « I think I compose music the same way I write, draw or make installations. I construct spaces that are in-between, “potential spaces,” as Donald Winnicott would put it. I think horizontally and vertically; I think diagonals, spirals, air and depth. I remove objects and add color ». 
[11] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 58-59.
[12] Guillaume Landron, Field of broken dreams, film, 39'47 minutes, 2014 - en cours.
[13] Synopsis du film : Field of broken dreams.
[14] Extrait de Samuel Beckett, Molloy, Les Éditions de Minuit, 1951.
[15] Commentaire de sa pièce par l’artiste.
[16] Extrait d’un entretien dans Le Bourdon/Le Châssis avec Thomas Fort, curator de l’exposition collective « D'Autres Possibles », Pavillon Vendôme, Paris Clichy, 2016. http://www.arpla.fr/mu/lebourdon/2015/04/15/gabrielle-le-bayon-montrer-en-voix-off/
[17] Texte de Camille Juthier, in https://www.camillejuthier.com/
[18] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 105.
[19] Ibid., p. 87.

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