Texte paru dans le catalogue Villeglé. Fontes d'Andenne, éditions L.V.M., mai 2011
« Tout l’univers n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative : c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer...[1] ». En citant ces lignes de Baudelaire dans Urbi et Orbi, un livre qui retrace et théorise son parcours, Jacques Villeglé tend à donner à l’artiste le statut de regardeur des images du monde, qu’il s’approprie et métamorphose à sa manière. « Collectionneur et ravisseur » d’affiches jusqu’en 2000, il s’est ensuite emparé exclusivement des graphismes sociopolitiques. À partir de sigles trouvés au hasard des rues dès 1969, il a formé un véritable alphabet, tissant au fil des années une œuvre riche, chaque fois renouvelée. Un film nous mène dans le tourbillon de sa création et nous fait voir son propre regard en marche : Un mythe dans la ville (1974-2002). Il montre les pérégrinations d’un personnage de l’Hourloupe découvert sur un carton d’invitation de Jean Dubuffet[2], qui lui évoque l’un des caractères d’Alfred Jarry, Bosse-de-Nage. Alternant vues de Paris, du trou des Halles, du Centre Pompidou en construction mais aussi scènes d’action de décollage des affiches lacérées, le rythme des plans se mêle avec perfection à la musique entêtante de Pierre Henry et aux textes-litanies de Bernard Heidsieck. « Signe » : ce mot présent chez Baudelaire revient de manière récurrente chez Villeglé dans la plupart de ses écrits. Découvrir, pointer les signes du réel, composer à partir d’eux des ensembles, sont quelques-unes des actions qui fondent son langage.
À l’occasion des cinquante ans du Nouveau Réalisme, le 27 octobre 2010, il choisit de reprendre une inscription. Il réalise plusieurs grandes plaques de fonte commémorant l’événement historique. En parfait connaisseur des stratégies des artistes que l’on a regroupés sous le nom de Nouveaux Réalistes – appropriations d’objets, constitutions de véritables mythologies individuelles pour chacun d’entre eux –, il va jusqu’à se saisir de leurs propres signatures. Avec ces écritures monumentales – « Mot nu mental », comme l’écrivait François Dufrêne – inscrites de manière pérenne dans le métal, il fait aujourd’hui un pas de côté. La Comtesse Tation pourra reprendre son métro un peu plus tard... Dans ses écrits, Villeglé oppose en effet les « inscriptions d’apparat gravées dans la pierre ou le marbre » (et non dans la fonte) qui « devaient inspirer le respect de leur faste » et la « tentative étroite de détournement des écritures typographiques et manuscrites triomphantes[3] » de la part des artistes et poètes des XXe et XXIe siècles. Dans ces plaques, il continue toutefois d’utiliser ses graphismes sociopolitiques, qui sont fondamentalement d’esprit contestataire. La découverte en 1969 d’un graffiti écrivant le nom de Nixon avec les trois flèches de l’ancien parti socialiste, la croix gaullienne, la Svastika et la croix celtique, autant de signes contradictoires, opposés dans leur signification et leur visée politique, l’intéresse pour son aspect anonyme, secret, engagé et lié au support du mur. De leur côté, Sator et Satan, les carrés magiques qu’il a réalisés conjointement en fonte, convoquent traditions vernaculaires et sciences occultes. Mêler les genres et les écritures : c’est dans ce choix et cette attitude que réside toute la densité de son travail.
L’artiste entretient un lien ténu avec la sculpture. Sa première sculpture en fil de fer de 1947, reprise dans les années 2000 sous forme de multiple, se situait davantage du côté du trait que du volume. Villeglé n’a conçu que peu d’œuvres en trois dimensions. Ses affiches lacérées, a fortiori ses graphismes sociopolitiques, utilisent les deux dimensions du papier. Ces nouvelles fontes se rapprochent de bas-relief. Elles évoquent les plaques épigraphiques antiques ou bien les « Stèles », telles que les a décrites Victor Segalen[4]. Pourquoi décide-t-il ainsi de conférer au langage secret des écritures sociopolitiques l’apparence d’un monument ? Plusieurs hypothèses sont possibles. Il semble, en particulier, qu’il vise à donner corps au langage, en lui insufflant une réelle puissance visuelle, sémantique mais aussi politique.
L’inscription – Le monument
Le 2 novembre 2006 à Cologne, lors de la Köln Messe, à la demande de Nicolas Delcour, ancien ingénieur de la métallurgie faisant la liaison entre Arcelor-Mittal et les artistes, Villeglé concevait une sculpture en acier Corten de huit mètres de long, reprenant le mot ¥€$ qui fut exécutée en divers matériaux et dimensions : acier corten, inox poli miroir et plaqué or. La plus grande de toutes, qui mesure huit mètres de long, est située provisoirement à un carrefour d'un quartier résidentiel de Liège. Il réitère l’opération en avril 2010, en présentant un grand alphabet sociopolitique coloré sur l’un des murs de l’École d’arts plastiques de Châtellerault. L’association avec des entreprises métallurgiques se poursuit avec la création de plaques de fonte. À l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration Constitutive du Nouveau Réalisme, il se situe dans le temps de la commémoration. Pour autant, il ne construit ni temple ni pyramide, mais des plaques travaillées dans une fonderie, à Andenne en Belgique. Ne connaissant pas la technique des moulages de fonte, il y a fait fabriquer, par découpage au laser, quatre pochoirs en inox reproduisant fidèlement la structure de ses dessins.
Avec son équipe des Ateliers d'Aquitaine, Michèle & Yves di Folco, il se rend trois fois à Andenne. Il fait la connaissance de l'usine et de Joris Ide, réalise un premier essai puis travaille avec Gilles Chabrier, un sculpteur verrier. Afin de matérialiser les dessins de Jacques, ce dernier a utilisé du matériel léger de sablage. Pour chaque pièce, un moule différent a été réalisé, fait pour moitié par sablage et par des retouches manuelles à l’aide d’outils de fortune, comme des pointes et autres objets trouvés sur place. Cette technique résultant à la fois d’un savoir-faire et d'une pratique autodidacte produit des pièces chaque fois uniques. Après deux jours de mises au point, Villeglé rentre à Paris avec les Chabrier, confiant aux Di Folco la fabrication et la surveillance des soixante pièces. Découper une matrice au laser, préparer une caisse de sable, y poser la matrice et creuser les inscriptions avec un jet de sable, couler la fonte, enfin décaper la plaque avec un mélange acide pulvérisé sur la pâte sablée. Toutes ces actions ont été menées pour forger une œuvre à la hauteur d’un Manifeste : un monument.
« La contestation n’a pas point de monument, mais elle forme les langages en rupture, hantises des assis, des misonéistes ! », écrivait-il pourtant dans Urbi et Orbi. « Si je vois dans mes graphismes sociopolitiques une sorte d'épigraphie contestataire, je ne saurais dire que mes fontes, notre sujet, seraient d'esprit contestataire », déclare-t-il dans un entretien[5]. « Pour une singularité collective » : sur sa plaque, Villeglé écrit cette simple phrase, à la suite de toutes les signatures. Elle indique une tout autre intention que celle de l’autorité d’un pouvoir[6], comme c’est le cas dans la plupart des inscriptions officielles. Lorsqu’ils signent la Déclaration Constitutive, Arman, Hains, Klein, Raysse, Tinguely, Spoerri, Dufrêne acceptent en effet ces termes[7]. Isolant cette simple expression à laquelle il donne force de slogan et ne gardant du mouvement que ses initiales, Villeglé oriente sa conception du Nouveau Réalisme : ce groupe constitue un point d’ancrage commun d’individualités fortes, conscientes de la fonction politique de l’affirmation conjointe de leurs singularités. Cette conception vient corroborer ses positionnements et choix d’artiste. « J’ai été plus sensible aux « génies » collectifs de l’anonymat, représentatifs des conditions sociopolitiques de l’économie quotidienne et des États, a contrario des « génies » individuels qui faisaient alors les beaux jours de l’histoire de l’art. Partant de ces divers concepts et limitant mes choix en 1949 à ce seul support lacéré, tel l’amateur « éclairé », j’ai été attentif à tout ce qui bouge, surprend et interroge. C’est par la pratique d’une pensée divisée que la collection, que j’avais ambitionnée comme une œuvre de création, ne s’est pas figée dans l’académisme car, in fine, pour paraphraser Bergson dans ses multiples thèmes, « il n’y a pas deux tendances, ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et qui se développe par l’effet de ses hésitations mêmes », jusqu’à cette collection personnelle qui s’en détache pour aller dans le domaine public », écrit-il dans Urbi et Orbi[8]. Ses sculptures récentes sont sous-tendues par de telles affirmations. Car inscrire, graver, construire un monument, c’est donner à son œuvre une nouvelle orientation, tout en la maintenant dans sa dimension d’expérimentation, de choix et de mouvement. En revenant aux conditions initiales de production d’un texte manifestant l’autorité – texte de loi, écriture épigraphique – qu’il détourne de manière subtile en choisissant les termes d’un Manifeste ou bien en reprenant des formules alchimiques, il fait un nouvel acte politique de détournement des outils et attributs du pouvoir.
Dans les premières lignes de son livre, Victor Segalen donne une définition des « Stèles » : « Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l’improviste : au bord des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité[9]. » Si la matière est différente, le caractère d’inscription et de table imposant une présence, si précisément exposé par le poète, nous aide à définir de manière plus juste la nature des plaques de fontes. Segalen s’intéresse à ces objets dans leur dimension d’objets archéologiques, liés à l’origine de toute écriture. Avec ces « Stèles », il remonte à la source de la langue, situant son poème dans « cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue[10] ». À travers les mots « Empire », « volonté » ou la proposition « elles forcent à l’arrêt debout », il désigne avec clarté le lieu d’une expression du pouvoir, qui ne serait cependant plus assuré que par des signes immémoriaux. Il ajoute : « Ce sont les décrets d’un autre empire, et singulier. On les subit et on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles – d’ailleurs sans confronter jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu’on lui dérobe[11]. » Avec la frontalité décrite par Segalen, les plaques de fonte de Villeglé rappellent le marquage d’un texte de loi, tout en affirmant leur singularité et leur impossibilité à être saisies dans la totalité de leur sens. Elles évoquent une stèle célèbre, la pierre de Rosette, écrite en deux langues et trois écritures : l’égyptien en hiéroglyphes et en écriture démotique et le grec, permettant ainsi de déchiffrer les hiéroglyphes. De fait, avec ses graphismes sociopolitiques, Villeglé nous invite à décrypter une langue oubliée dont il est seul connaisseur.
Plutôt qu’à un monument, ce travail pourrait être assimilé à une forme de « moviment », comme Francis Ponge l’a écrit à propos du Centre Pompidou, un espace vivant voué à la circulation des idées et des savoirs.
Une stratégie de lecteur et de collectionneur
Les variations multiples de lecture et d’interprétation des textes choisis, les collisions d’univers et d’idéologies antinomiques constituent toute l’intensité des alphabets sociopolitiques. Elles ouvrent, à chaque nouvelle œuvre, de nouveaux possibles de création. De même qu’il cite Baudelaire considérant l’univers comme un magasin de signes, Villeglé est sensible à la dimension d’interprétation que véhicule toute lecture. Une interprétation mise à mal, puisque les écritures sociopolitiques accentuent la difficulté de déchiffrage des textes. Ce caractère crypté est une exigence pour l’artiste. Il fait ainsi basculer le texte du côté de l’image, qui elle-même passe du côté du signe. « L’image brouillée ou le mot déformé n’agit plus que comme un signe, écrit-il en effet, mais tel un phénomène de la logique de l’inconscient, comme incitatif subjectif, avec cette particularité, disent les linguistes de la fin du siècle passé, que cet incitamentum est pris pour un signe et que l’esprit commence, confusément, par inventer, alors qu’il cherche à comprendre et ne croit rien faire d’autre. Ces même linguistes avanceront également que la métaphysique naquit, s’enrichit et se fortifie de la mauvaise interprétation du langage[12]. »
Les savoirs qu’il mêle à travers les écritures sociopolitiques sont de nature populaire ou savante. Ils appartiennent à toutes les époques et à tous les domaines. L’inventaire est l’une de ses modalités de création. En ce qui concerne les carrés magiques, il reproduit la Melancholia de Dürer, le Quadrangle de Malevitch, le Sator, le Satan. Toutes les traditions sont convoquées. Des possibilités d’interprétations multiples jalonnent ses créations. Il note la signification du Sator : sa traduction littérale pourrait être « Le semeur est à la charrue, le labour occupe la roue ». Prenant un sens religieux, la phrase est également souvent traduite par : « Dieu est le soc, il dirige les œuvres et les cycles ». Dans un dessin datant de septembre 1995 reproduit dans Le Carnet d’Annette, 1998 / 2004 qui cite le carré magique Satan, il en mentionne une signification possible, signée Jacob Boehme : « Satan est la colère de DIEU ». Le S de Satan est écrit avec le sigle $, au C en croissant de lune il adjoint une étoile islamique : associés ainsi, les symboles religieux et politiques peuvent s’affronter en silence.
Regrouper ces sources diverses, comme le fait l’artiste, revient à constituer une mémoire vertigineuse. Les graphismes sociopolitiques juxtaposent une mémoire sociale et politique glanée dans la ville. Ce qui se joue dans les affiches, c’est un affleurement des différentes couches déposées successivement sur les murs au fil du temps. L’artiste ne s’y est pas trompé, en parlant à leur propos d’ « hypermnésie créative ». « La lacération des affiches éveille le souvenir, et le souvenir à son tour atteint, effeuille successivement les couches superposées des feuilles de papier déchiré qui jouent le rôle de mémoire, les chemins de la mémoire deviennent les sentiers de la création qui convoque autour d’elle même au carrefour étoilé des grandes, des petites manœuvres, d’autres images centrifuges et centripètes. De ces excisions en profondeur les slogans de la propagande et l’imagerie commerciale deviennent altérés, chargés d’étranges dépouilles[13] », écrit-il à ce sujet.
La métaphore de la superposition des feuilles dans les affiches lacérées, dépositaires d’une mémoire visuelle, politique, économique, populaire, dont il ne reste parfois qu’une bribe, une couleur, une lettre, prend également tout son sens dans les alphabets sociopolitiques.
Une stratégie de poète ?
L’art de la citation chez Villeglé est aussi précis que percutant. En parfait « appropriateur », il parvient chaque fois à pointer dans ses lectures l’élément qui viendra donner une nouvelle finesse d’interprétation à son travail. L’artiste est aussi parfait connaisseur des théories linguistiques et sociolinguistiques. « Qu’il soit le signe et non la chose, c’est ça qui les ravit[14] »: cette citation d’Henri Michaux résonne très clairement avec sa propre pratique, puisqu’il s’intéresse en tant que plasticien au langage et au texte. En affirmant la primauté du signe, il reprend à son compte les théories structuralistes du langage.
En allant plus loin, on peut affirmer que sa stratégie peut être assimilée à celle d’un poète. Du moins si l’on s’attache au rôle que définissent pour lui Roland Barthes et Michel Foucault. « La mort de l’auteur », l’article de Roland Barthes, date de 1968 et « Qu'est-ce qu'un auteur ? », la conférence de Foucault, a été donnée en février 1969 à la Société française de Philosophie. Le début des graphismes sociopolitiques leur est donc concomitant. « La mort de l’auteur » énonce le credo post-structuraliste. Tandis que Barthes proclame « la mort et l’auteur » et « la naissance du scripteur », Villeglé vise dans ces nouvelles écritures la « retranscription impersonnelle des signes sociopolitiques arrachés à la trivialité du quotidien ». Contre l’ « expression » et la « voix », Barthes oppose en outre l’« inscription » du scripteur, dont la « main » « trace un champ sans origine – ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage lui-même ». De son côté, dans un entretien, Villeglé cite une phrase proche de la thèse de Barthes. Il évoque à propos de son propre travail « une réévaluation du rôle d’auteur qui n’est plus seulement un génie inspiré ». Il aime également ajouter : « Je suis un simple dessinateur qui fait des planches encyclopédiques[15] ».
De fait, tout son œuvre se construit sur le mode de la reprise et de la citation, dont les combinaisons sont déclinables à l’infini. Or agencer des signes, comme il le fait, à la manière de phonèmes dans la langue, pour créer des séquences, telle est la vocation de tout langage. Selon Barthes, le rôle de l’écrivain est de « mêler les écritures ». L’expression pourrait parfaitement convenir à l’artiste, qui parle de son côté de « guérilla des écritures ». Il est question chez lui d’un mélange de signes provenant de sources diverses. Son travail articule tout un registre de citations multiples : il se situe dans un régime post-moderne des collages, des secondes mains et des fausses suivantes.
Cependant, la théorie de la primauté du signe définie par les structuralistes est de plus en plus remise en cause aujourd’hui, à juste titre, par plusieurs linguistes. Dans les affiches comme dans les graffiti, Villeglé se positionne délibérément du côté de l’illisible et de l’image. La théorie d’Anne-Marie Christin, qui affirme en particulier que l’écriture relève du domaine de l’espace et de la communication visuelle, peut nous aider à analyser son œuvre. Elle écrit dans L’image écrite ou la déraison graphique : « S’il est vrai que l’image relève de la catégorie de l’espace, il faut admettre d’abord que sa surface est première, c’est-à-dire préalable aux figures représentées, et telle que ces figures en soient elles-mêmes tributaires, mais aussi que les intervalles qui les séparent en préservent les valeurs. La mutation de l’image en écriture confirme de la façon la plus claire, mais aussi la plus énigmatique, une observation aussi simple : l’espace est la seule donnée formelle qui demeure identique en chacune d’elles, comme si c’était lui qui constituait leur principe commun à toutes deux, et que la réduction même de la figure en signe lui était due[16]. » Concernant les alphabets notamment, l’auteur évoque « ce système inerte et clair qu’aucun désir culturel ni aucun souvenir de ce désir ne rend véritablement concret en Occident[17]. »
À la manière d’autres artistes contemporains qui utilisent le langage écrit, Villeglé a saisi la brèche désignée par Anne-Marie Christin. Dans ses graphismes sociopolitiques, il parvient en effet à rendre l’alphabet concret. Leur forme adopte un caractère presque pictural, mais elle réactive également les strates d’une histoire et rejoue les façons dont l’écriture a été traitée, malmenée ou encore mise au service d’une ou de plusieurs idéologies. Réceptacles d’une histoire, ses textes cryptés se réapproprient un espace matériel, un support, mais aussi une iconicité perdus. De sorte que l’alphabet ne fonctionne plus chez lui comme un simple répertoire disponible de signes, mais comme un lieu vivant de sémantisation.
Ce qu’il désigne comme une « guérilla des écritures » concerne toutes ces couches de sens et d’histoire superposées. La mémoire graphique, riche de toutes les inventions plastiques liées au trait et à la couleur, la mémoire politique de tous ces sigles confrontés et la mémoire poétique, témoin d’une capacité à inventer de nouvelles formes d’écriture, affleurent successivement dans ses œuvres.
Une colère collective
Écrivant dans son alphabet sociopolitique, l’ « historien releveur », tel qu’il se définit, est conscient de cette mémoire qu’il active. Il se fait copiste, avivant un entrecroisement de langages divers, parfois opposés dans leur histoire et leur fonction : ainsi lorsqu’il confronte la tradition satanique du Satan et celle, alchimique, du Sator, ou lorsqu’il reprend l’alphabet des Obo. Parmi les signes Obo, également introduits par Jean-Michel Basquiat dans ses peintures, on trouve par exemple des inscriptions signifiant : « Rien d’intéressant à voler ». Villeglé souligne que la fonction de ce langage crypté est plus défensive que directement associée à un désir de vol ou de nuisance. Cet ensemble de codes le retient avant tout pour sa dimension secrète. De la même manière, il s’intéresse à l’utilisation du registre mathématique chez Georges Perec, en particulier dans le recueil Alphabets, dans lequel l’auteur suit des instructions telles que : avec les dix lettres E S A R T U L I N O, choisir chaque fois une des 16 lettres restantes, la placer 11 fois dans une matrice de 11 x 11 lettres disposées en matrices... Perec se situe du côté du jeu et des mathématiques, faisant du langage écrit une matière vivante qu’il est possible de défier et de façonner. Les alphabets secrets, les langues indo-européennes présentées sous forme d’arbres généalogiques, voilà tout ce que Villeglé s’approprie et transforme.
À travers des références à de telles traditions, littéraires, alchimiques, sociétales, toute une cryptographie populaire se rejoue dans ces écritures. La signification de chacun de ces systèmes graphiques pourrait être donnée à qui la cherche, mais elle prend véritablement sens dans son impossibilité à être lue et comprise intégralement par tous. En effet, entre langage, sigle et image, l’artiste maintient toujours un degré d’indétermination ou d’hésitation quant à la nature des graphismes dont il se fait l’historien. Conçus de manière autonome, ses alphabets fonctionnent finalement moins comme des modes d’emploi, des manuels pour apprendre à lire des écritures oubliées ou peu connues, que comme des réceptacles, des lieux d’inscription et de déploiement d’objets de communication verbale et visuelle oubliés.
En conférant au langage un espace et une picturalité, capables de produire sur le lecteur un réel impact sensible, Villeglé donne à ses graphismes sociopolitiques un statut d’images-textes (Picture-Text[18]). Il fait de ces éléments écrits des « entités plastiques », comme l’a écrit Richard Hamilton à propos des Gesammelte Werke de Dieter Roth – ensemble de livres d’artiste regroupant, dans une oscillation entre l’image proprement dite et le texte à lire, Idéogrammes et Constellations. Une dimension performative du langage affleure dans ces graphismes sociopolitiques, qui deviennent des sortes de témoins poétiques, politiques et économiques de leur temps, agissant véritablement sur la sensibilité et la pensée de chacun.
L’artiste peut rendre envieux les poètes, puisqu’il parvient à inscrire, dans la forme même de l’écrit, l’instabilité et le rythme qui sont les indices d’une pensée vivante. Le pari était de donner, à l’occasion d’une commémoration, la forme d’un monument à ces signes en mouvement. Revenant sur sa conception du monument, Villeglé précisait dans un entretien : « Quelques monuments aux morts de la guerre 14/18 sont contestataires, « Mort à la guerre » et ne furent pas inaugurés en présence d'un représentant de l'État[19] ». Ces tirages en fonte représentent une nouvelle étape de son aventure. À travers ces inscriptions cryptées, son work-in-progress s’arrête un instant, pour mieux s’approprier et détourner les textes officiels et brouiller, déformer, faire bouger les lignes des langages trop figés.
Paris, le 20 août 2010
Marion Daniel
[1] Baudelaire, « Une exposition universelle », in Le Pays, Paris, 1er mai 1885, cité par Jacques Villeglé in Urbi et Orbi, Transédition, 2005, p. 9.
[2] L’exposition de Jean Dubuffet s’intitulait Paysages castillans. Sites tricolores. Elle a eu lieu au CNAC, en 1975.
[5] Les citations non référencées de ce texte proviennent d’entretiens réalisés par Marion Daniel avec l’artiste en juillet 2010.
[6] « La fonction majeure des écritures monumentales fut de manifester l’autorité d’un pouvoir politique ou religieux maître de l’espace urbain ou d’un lieu sacré », note Villeglé dans Urbi et Orbi, op. cit., p. 187.
[7] La phrase entière est : « Les nouveaux réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel ».
[13] 1991 / 1992. Texte écrit en caractères sociopolitiques à l’occasion de l’exposition universelle de Séville en 1992, repris dans le Carnet d’Annette.
[14] L’artiste reprend cette phrase de Michaux extraite de « Un barbare en Asie », in Urbi et Orbi, op. cit., p. 189.
[16] Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, collection Champs, 2009, p. 26.
[18] Ce terme a été utilisé pour qualifier des livres de Dieter Roth.
[1] Baudelaire, « Une exposition universelle », in Le Pays, Paris, 1er mai 1885, cité par Jacques Villeglé in Urbi et Orbi, Transédition, 2005, p. 9.
[2] L’exposition de Jean Dubuffet s’intitulait Paysages castillans. Sites tricolores. Elle a eu lieu au CNAC, en 1975.
[5] Les citations non référencées de ce texte proviennent d’entretiens réalisés par Marion Daniel avec l’artiste en juillet 2010.
[6] « La fonction majeure des écritures monumentales fut de manifester l’autorité d’un pouvoir politique ou religieux maître de l’espace urbain ou d’un lieu sacré », note Villeglé dans Urbi et Orbi, op. cit., p. 187.
[7] La phrase entière est : « Les nouveaux réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel ».
[13] 1991 / 1992. Texte écrit en caractères sociopolitiques à l’occasion de l’exposition universelle de Séville en 1992, repris dans le Carnet d’Annette.
[14] L’artiste reprend cette phrase de Michaux extraite de « Un barbare en Asie », in Urbi et Orbi, op. cit., p. 189.
[16] Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, collection Champs, 2009, p. 26.
[18] Ce terme a été utilisé pour qualifier des livres de Dieter Roth.
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