dimanche 14 octobre 2018

Nicolas Fedorenko. Sublime colosse

Texte publié dans le catalogue de l'exposition Nicolas Fedorenko. Peindre est un présent, Domaine de Kerguéhennec, du 4 mars au 27 mai 2018.


                                                                
« Contre le terme « absurde ». Il suppose comme
normal quelque chose de sensé. Mais c’est
précisément l’illusion : le normal, c’est ce qui est absurde.
(…) Possibilité d’un regard de médecin. Le regard sur
le vivant à partir de la salle de dissection. Le cadavre
comme vérité sur la vie qui le devient et, de là,
l’effrayante égalité face à laquelle tout ce qui compte,
la différence, tombe de plus en plus bas vers l’insignifiance.
les maladies, mutilations, excrétions en tant
qu’essence du vivant. L’excentrique est la
règle. Voilà pourquoi c’est aussi un clown. Ce dernier est un vivant
qui se fait
objet, chose, ballon de football, mort. »
Theodor Adorno, Notes sur Beckett, éditions Nous, 2008, p. 94-95

Davantage que sa Théorie esthétique, les Notes sur Beckett d’Adorno résonnent avec la pensée de Nicolas Fedorenko. Comment associer une pensée du clownesque avec une réflexion sur le contenu de vérité, deux notions a priori irréconciliables ? C’est précisément à cet endroit de ce qu’Adorno a nommé une Dialectique négative à propos de Beckett, qui n’est « pas une abstraction mais une soustraction », dans ce lieu de l’Innommable, celui où « l’excentrique devient la règle », que nous propose d’entrer Fedorenko. Se images habitent mon souvenir comme le font les figures de l’enfance : dans un lieu d’incertitude. Lorsque je quitte l’atelier de Pont-Croix en août 2017[1], je garde en tête Tout le monde se battra, cette grande série de gravures à l’aspect plutôt violent ; ces lapins, qui m’ont toujours intriguée – s’agit-il d’une figure humoristique, voire allégorique, comme dans L’histoire de Lapin Tur, de Niele Toroni[2], ou d’un simple personnage, renvoyant conjointement à l’homme et à l’animal ? ; ces grandes huiles sur toile très construites aux couleurs ocre, bleue, rouge, verte, tout en recouvrements de peinture. En m’éloignant de l’atelier, je perçois également un sentiment de puissance irrévérencieuse. Des figures littéraires m’aident à préciser cette impression. Dans son Panthéon, j’inscrirais plusieurs héros de Dostoïevski mais aussi, peut-être, Ferdydurke de Gombrowicz : le sentiment de sublime allié à l’immaturité joyeuse.
Paul Valéry ouvre L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci par ces mots : « Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom et les œuvres qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou d'indifférence. Nous pensons qu'il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous : nous pouvons refaire cette pensée à l'image de la nôtre[3] ». « Nous pensons qu’il a pensé » : cette phrase me revient sans cesse lorsque je regarde les peintures de Nicolas Fedorenko. Davantage qu’une pensée articulée, elles provoquent chez le spectateur une forme de mutisme. Pour autant, leur forte picturalité pose, presque chaque fois, la question de la parole. D’un côté, elles sidèrent, présentant des corps fragmentés, morcelés – des bébés découpés par une immense paire de ciseaux, des scènes de guerre. De l’autre, elles se situeraient en amont de la parole : juste avant de pouvoir l’énoncer. Les céramiques fonctionnent également comme des rébus. L’une d’entre elles, Déploration (2014), présente trois personnages d’implorants qui, évoquant des figures égyptiennes, semblent se répondre comme autant de segments d’une phrase. Leurs trois visages déformés par leur bouche ouverte esquissent un cri, rappelant les figures de Munch ou d’Odilon Redon. Invoquer aujourd’hui de telles références dénote une grande liberté, qui consiste à accepter de ne pas rejeter l’expressivité, sans jamais la convoquer. Pourtant, rien n’est plus plastique et littéral que ces céramiques et cette peinture. Fedorenko regarde Cranach pour le découpage de ses personnages sur des fonds sombres, et la peinture classique pour son aspect de recouvrement de couches de peinture. L’histoire de la peinture est présente dans ses œuvres ; l’histoire qu’elles racontent importe peu.

« Nager jusqu’au bout du port[4] »

« Ne rien savoir » : en énonçant un tel credo, l’artiste vise une liberté presque absolue. De fait, Nicolas Fedorenko, géant issu d’un autre temps, allie à un corps tout en puissance une désinvolture de ton. Il faut dire que naître d’une mère bretonne et d’un père ukrainien laissait peu de place pour l’effacement et la futilité. Cette histoire interdisait d’être un fétu de paille.
Les choix opérés pour l’exposition du Centre d’art Kerguéhennec reflètent une organisation de pensée qui ne s’embarrasse pas des cohérences surjouées ni fortuites. Sans linéarité, retraçant toutes les époques, l’exposition, si elle insiste sur les grandes peintures alliant couleur et construction, reprend les œuvres « informelles » de la fin des années 1970, avec les paysages de Kerlouan, les peintures dites « narratives[5] » – retraçant un souvenir d’aviron, de bateau –, aussi bien que les tableaux « sexualisés », représentant des sexes de femmes. Dans la même phrase se côtoient délibérément « peinture » puis « tableau », Nicolas Fedorenko affirmant qu’il se situe davantage du côté du tableau que de celui de la peinture. Cette affirmation a de quoi surprendre, dans une contemporanéité qui tend précisément le plus souvent à « sortir du tableau », en cherchant ce qui fait peinture, picturalité. À l’inverse, dans un tableau, la réflexion se porte sur les bords, le cadrage et la délimitation. « C’est très riche le bord : il y a l’idée de la délimitation, de la frontière », précise-t-il. Il semble que ce soit du côté de l’icône, de l’objet-icône que l’on puisse comprendre la notion de tableau. « En tant qu’artiste, on peut se permettre des acrobaties insensées. J’aime ce droit à l’acrobatie : se contredire, faire le contraire de ce qu’on fait[6] ».
L’intérêt pour l’icône au sens orthodoxe du terme, résonnant avec le versant ukrainien du peintre, vient faire écho avec la littérature russe. Soucieux à la fois de précision et d’irrévérence, Nicolas Fedorenko entretient une relation forte avec les arts populaires. Il réalise en 2006 une peinture intitulée L’idole. Sur un fond ocre-jaune, s’inscrivent la croix malévitchéenne et ce qui pourrait s’apparenter à une figure, représentée par cinq formes ovales jaunes. L’icône-idole associe la planéité de l’image à son caractère d’apparition. Elle n’opère pas de choix entre figure et abstraction, préférant se situer dans le champ de la frontalité. En sortant de l’entretien, je pense à deux livres : d’abord à L’idiot, puis aux Frères Karamazov de Dostoïevski. L’idiot, car ces mots « Ne rien savoir », donnés comme formule liminale, viennent rappeler cette figure de celui qui ne sait rien ou qui sait trop. Mais Les frères Karamazov résonnent davantage. J’ai en tête dans le roman ces portraits de colosses qui se détachent sur un paysage et le sentiment de sublime qui émane presque à chaque page. À travers ces références russes, il s’agirait de comprendre ce que recouvre pour lui la question d’une « épiphanie de la pensée qui devient chair », telle qu’il la désigne parfois. À titre de première hypothèse, cette épiphanie désignerait une apparition charnelle de l’image, quelque chose comme son incarnation en peinture (non religieuse).

Les aveugles. Icônes de Dostoïevski

Les personnages de Fedorenko sont des icônes de Dostoïevski. Ses têtes aux grandes oreilles, figures vides comme autant de lieux de projection, accueillent parfois dans leurs contours une autre figure. Ainsi dans Je ne te vois plus, Marie-Antoinette (1999), l’homme à la canne blanche, l’aveugle que l’on retrouve très fréquemment, dans L’aveugle aux rochers (1999) par exemple, est une silhouette vide sur laquelle est projetée une gravure de femme. Que voit l’aveugle ? Fedorenko distingue l’aveugle qui voit – celui qui est traversé par l’image – et ne voit pas. « Il n’y a rien à voir. Il faut que l’esprit se saisisse avant de voir », précise-t-il. Dans un texte de 1986, il écrivait : « Je cherche l’image avant l’image, ce qu’a été la pensée avant toute la mise en ordre de la pensée, du souvenir, du temps à venir ». De ce désordre, émergent ces images superposées, emmêlées, des figures de doubles, des formes non élaborées, non individualisées. Les enfants qu’il représente sont menaçants : ils urinent, tiennent un marteau, manifestent leur violence, qui est aussi celle des guerriers des années 1990. « Je pars en guerre quand je peins : contre moi, le savoir, contre ce que j’ai l’impression de savoir », précise-t-il, ajoutant : « Une peinture se déclenche dans le refus ».
Parmi ses images, l’une d’entre elles se détache franchement dans l’atelier. Il s’agit de Luther, peinture-rébus d’une picturalité dense pouvant rappeler la séduction du Surréalisme, dans une sorte de réminiscence lointaine de ce qui a formé le peintre. Pour autant, elle apparaît avant tout comme une peinture exutoire, manifestant une intense violence. Sur fond noir, la figure de Luther, écorché aux muscles très puissants, a le cerveau dans la bouche, c’est-à-dire dans le lieu de la parole. Sa langue, quant à elle, est tirée. C’est un personnage sans regard, qui manifeste profondément son immaturité. Venant en lieu et place du cerveau, une masse marron informe figure une sorte de casquette, un nez, pas d’yeux. Ici la pensée n’est pas langage mais langue, parole brute – la pensée mange, attaque, elle mastique. Proche de Luther, une peinture de Fou de très grand format réalisée la même année (1999) reprend la même absence de regard, supplantée par une bouche produisant un crachat. Selon Georges Bataille dans le « Dictionnaire » de la revue Documents, le crachat fait partie des termes qui « ne se sont pas encore laissés allégoriser ». Michel Leiris en fait quant à lui « le scandale même, puisqu’il ravale la bouche – qui est le signe visible de l’intelligence – au rang des organes honteux[7] ». Si Nicolas Fedorenko a quelque chose à voir avec Surréalisme, c’est de ce versant, représenté par Bataille, Leiris et la revue Documents, etc., qu’il se rapprocherait. Dans cet ordre d’idée, les peintures qu’il nomme « informelles », participeraient davantage d’une pensée de l’informe et de l’horizontalité, que d’une stricte tradition picturale abstraite[8].

Construction-couleur : « Le désordre m’intéresse »

Si pour Nicolas Fedorenko, « Peindre est un présent », mettant à mal toute catégorie de figuration et d’abstraction, de périodes ou de style, revenir sur quelques moments de son parcours permet de poser des jalons, des balises. L’association entre construction et couleur fait partie des repères qui permettent de tracer un fil dans toute son œuvre.
À la fin des années 1970, Fedorenko appartient au groupe Finistère, avec Jean-Paul Thaéron et Michel Pagnoux notamment. Ce groupe, dira-t-il plus tard, n’affirme pas une position politique mais un comportement politique. Il s’agit pour eux de travailler des questions liées à la couleur et à la lumière, sans faire directement référence au paysage, bien que celui-ci soit partout – autour d’eux et dans les œuvres. La découverte, alors qu’il est aux Beaux-Arts puis à la Sorbonne, d’Adorno, c’est-à-dire avant tout du lien entre le politique et l’esthétique, imprime son parcours. Le rapport au politique se traduit chez lui par une économie de travail : il s’agit, pour paraphraser Godard, de « faire politiquement », plutôt que de faire des peintures politiques. Il s’intéresse aux peintres mais aussi aux sculpteurs, lisant assidûment les Écrits de Giacometti, dans lesquels il retrouve sa manière de rechigner devant la réalité représentée trop rapidement. Il souligne la façon dont Giacometti insiste sur le pourtour de l’image, pour « placer le nez au milieu quelque part là-dedans. Dans cet espace circonscrit, il va s’agir d’inscrire ce qui va faire limite, ce qui va faire passage ». À nouveau, savoir s’il faut représenter ou pas, selon lui, n’est pas une question de peinture, mais de tableau (de limites).
Dans les années 1970, les peinteubles sont des peintures et des meubles-sculptures, simultanément. Nous nous arrêtons dans l’atelier sur Peinture en horizon (1978) : la peinture est minimale, peu expressive, avec une certaine retenue sur le plan coloré. On observe une opposition entre le profond et le lisse. « Peindre a une saveur particulière. J’écoute cette saveur. Ça se déroule », commente-t-il. Parmi les éléments récurrents dans son travail, apparaissent aussi les diptyques, ou plutôt les toiles scindées en deux. Dans la grande huile sur toile Les grands verres épargnés (2000), les références à l’histoire de l’art sont partout. Le titre renvoie explicitement au Grand Verre de Duchamp, tout en adoptant délibérément le côté du « rétinien » tant rejeté par l’artiste. Deux verres sont littéralement représentés, dans une histoire qui appartient plutôt à celle des natures mortes de Morandi, tout en préférant les reflets aux matités. Quatre parties pour le fond proposent autant d’aplats colorés sur lesquels se détache une figure géométrique rappelant celles de Brancusi. Un pied de verre semble se transformer en filet d’eau qui coule, l’ensemble alternant zones de transparence et de matité. Entre la quatrième dimension duchampienne (le temps) et la méditation morandienne, se cherche un équilibre qui, tout en préservant bien distinctement ces deux aspects, s’autorise les basculements. Une peinture-diptyque de petit format, L’avènement du plaisir (2017), présente deux figures tronquées de femme au niveau du bassin : le bas-ventre, le sexe, les cuisses, l’une étant jaune, l’autre plus foncée. Passer d’un côté de la toile à l’autre a son importance : « Le basculement gauche et droit est plus intéressant que abstrait-figuration », précise le peintre, qui propose dans ces peintures des points de passage, de mouvement, de renversement ; « L’avènement du plaisir », sujet assez peu traité en peinture, remarque-t-il, lui évoquant ici Fragonard.
       Chercher l’équilibre entre deux principes se retrouve à beaucoup d’endroits de son travail. Entre peinture et construction, couleur et construction, peinture et gravure, il s’agit chaque fois de respecter des pratiques très étrangères les unes aux autres, en observant des principes de permanence. Dans le même temps, puisque le désordre est partout, la violence a aussi sa place. Elle intervient fortement au cours de « la période lapin », dont la silhouette, dit-il, est « intéressante pour dire les choses ». Le lapin a deux oreilles, deux pattes, deux bras. C’est un avatar de l’homme, autorisant les scènes les plus crues. Car chez Fedorenko, la peinture est toujours envisagée comme un combat. Dans les grandes séries gravées Tout le monde se battra, il observe un goût pour les cosmogonies et l’absence de cohérence. L’idée est de ne jamais chercher à calmer le débat. Plus surprenantes encore sont ces personnages « démembrés », figures de bébés qui apparaissent principalement au début des années 2000. Ce qui frappe, c’est que la peinture ne semble jamais envisagée comme un lieu d’unification et de rassemblement, mais comme endroit du morcellement. Chez Nicolas Fedorenko, elle est toujours mobile, et en fragmentation.

Hybridation 

Immobilité, pesanteur, mouvement. En avançant dans la compréhension de son travail, il apparaît que le peintre observe non pas deux mais trois ou plusieurs principes qu’il tente de faire cohabiter. À l’art populaire, il emprunte l’usage de la figure, les éléments ornementaux, la couleur. À travers ses lapins, ses poupées, il tente de relier l’art populaire avec l’art savant. Aussi ses lapins s’associent-ils parfois avec des schémas de la sculpture américaine de David Smith : s’agit-il de quelque chose de fou, d’incohérent ? C’est ici que ses questionnements sur « la vérité en peinture » et ses lectures très sérieuses rejoignent des réflexions sur le clownesque – ce que Gombrowicz appellerait le « cul-cul », le niais, l’immature. Fedorenko cherche ce lieu du contrepoint, l’endroit du renversement où le haut et le bas se rejoignent.
Chez l’ensemble des peintres qu’il regarde, cette notion d’hybridité peut également frapper. Dans un entretien, il disait avoir choisi le camp de Bonnard, ainsi que celui de Matisse et de Turner. Ce « camp » ainsi désigné est celui des peintres du recouvrement, de la peinture « couche sur couche » de Véronèse, dont parlait aussi Jean-Pierre Pincemin. Philip Guston fait également partie des peintres qu’il cite et auquel on pense immédiatement en regardant son travail : le peintre de Tout près de l’enfer, affrontant les sujets les plus violents (têtes tranchées, Ku Klux Klan) au sein d’une picturalité dense, colorée, tout étant « bon à prendre, pourvu que ce soit transformé ». La céramique est enfin également un art hybride, qui permet de créer du lien entre des éléments de différentes natures : il ne s’agit pas de peindre sur la sculpture ou de la céramique mais de faire de la céramique en se posant des questions de peintre.
Dans un texte intitulé « La position de l’incertitude », présent dans les carnets qu’il tient depuis de nombreuses années, il écrit : « Plus il y a de lumière, moins il y a de couleur, plus il y a de couleur, moins il y a de lumière ». Il poursuit en parlant du « Mystère qui ouvre la possibilité d’une peinture sans préalable, sans idée préconçue », terminant sur la question de « L’avènement du plaisir », chez Fragonard. L’incertitude, la lumière, le mystère ouvrant la possibilité d’une peinture, l’avènement d’une peinture : ces quatre éléments, peut-être plus que tous les autres avancés précédemment, composent la peinture de Nicolas Fedorenko.

« Sublime colosse ». Violence et collerette délicate

La picturalité forte du travail de Nicolas Fedorenko n’efface pas le texte et la figure au sens fort, retrouvant des sexes féminins, des figures de puissance et d’agressivité. Chez lui, une peinture abstraite provient du Souvenir d’une figure (peinture de 2006). Surgissent des détails de l’histoire de l’art, comme la collerette, présente dans de nombreuse peintures flamandes du XVIIe siècle. Par le détail augmenté, rappelle Fedorenko qui a lu Daniel Arasse, il s’agit d’entrer dans un autre monde.
       Au sein de cette pratique de peintre, quelle place pour le dessin ? Le dessin est une mise au point, peu à peu. Il intervient sous de nombreuses formes, notamment dans les gravures et les livres qu’il fait à partir de textes. Hamlet, Toko[9], Regnerus Lothborg[10], quoi d’étonnant si les héros des textes anglais ou scandinaves qu’il choisit de travailler dans des séries de gravures sont chaque fois déchus, habités par une certaine dose de violence – « embellir le tombeau de sa mère, prendre les armes contre son père », lit-on dans Toko. Plutôt qu’avec le dessin, c’est avec la gravure sur bois que Fedorenko parvient au plus près d’une écriture, faite de larges traits noirs, de flèches transperçant l’âme et de guerriers hurlants.
Dans un livre composé de planches gravées intitulé Mesmer, il écrit : « Dès 1774, il ose s’intéresser à l’intuition, à la suggestion et se préoccuper sans relâche des ondes invisibles et des flux qui voyagent d’homme en homme, et s’obstine à défendre cette dignité humaine si terriblement bafouée chez ceux qui ont l’esprit troublé. Mesmer mesure combien l’esprit, la parole et les mots peuvent conduire au soulagement des corps ravagés par la maladie, et prouve l’inutilité dans certains cas de l’arsenal technologique qui aveugle la médecine. Par là il signale, dans le concert bien réglé des positivistes, l’indissociable fusion du corps et de l’esprit. (…) il voit son nom se glisser non pas au Panthéon des hommes célèbres, mais dans le vocabulaire quotidien, enrichissant la langue anglaise du verbe to mesmerize qui signifie hypnotiser ou magnétiser. Belle revanche[11] ».
Magnétiser, hypnotiser : voici encore deux verbes qui désignent cet endroit de l’image considérée comme apparition et lieu du basculement, ainsi que l’aborde Adorno.



                                                                   




[1] Entretien mené avec Nicolas Fedorenko le 28 août 2017. Dans la suite du texte, les citations non référencées de l’artiste sont issues de cet entretien.
[2] Niele Toroni, L’histoire du Lapin Tur (1976), Paris, Éditions Allia, 2017.
[3] Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992.
[4] Titre d’une peinture de Nicolas Fedorenko.
[5] Insistons sur le fait que la narration est toujours indirecte.
[6] Entretien du 16 mars 2015 avec Françoise Terret-Daniel pour la radio Oufipo, Brest.
[7] Cité par Yve-Alain Bois, in catalogue L’informe : mode d’emploi, "La valeur d'usage d'informe",
Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1996.
[8] Je renvoie ici au terme d’« art informel », introduit en 1951 par Michel Tapié à propos d’une toile de Camille Bryen.
[9] Saxo Grammaticus, Toko l’archer. Gesta Danorum. Livre X, chapitre 7 et 8, gravures sur bois et mise en page de Nicolas Fedorenko, Éditions Folle Avoine, 2013.
[10] Regnerus Lothborg, préface de Régis Boyer, Traduit du latin par Jean-Pierre Troadec, Gravures sur bois de Nicolas Fedorenko, Éditions Folle Avoine, 1994.
[11] Nicolas Fedorenko, François-Antoine Mesmer, Collection Profils, École supérieure d’arts de Grenoble, 1999.

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