dimanche 25 novembre 2012

Claude Faure. Les stratégies du renversement.

Texte publié dans Claude Faure, Editions Bernard Jordan, 2012.


Accumulateur atavique. C’est ainsi que Claude Faure se désigne lui-même. Constructeur de listes, collectionneurs d’images et d’objets, de cartes et de mots. À chaque ensemble d’œuvres, il donne un nom : série blanche, réserves, boîtes, géographies, collections / images, collections / objets, météos, typographies, autobiographie, hors gabarit. Des catégories dans lesquelles il installe objets, sculptures, textes et jeux de mots. À l’origine de son travail, des principes de tri, de classement voire de taxinomie, comme dans les œuvres intitulées « Météo » dans lesquelles il est aussi question de temps (time et weather). Dans cette série, le système de comparaison s’organise suivant deux colonnes, l’une annonçant les prévisions, l’autre consignant ce qui s’est vraiment passé. Chez lui, plusieurs systèmes de représentation se répondent et se stratifient. Pour l’artiste, la force esthétique, la plasticité des cartes météo ou de géographie ne s’oppose pas à leur contenu scientifique. Au contraire, elle est incluse dans celui-ci. « Il y a plusieurs niveaux dans la représentation scientifique, précise-t-il[1] : de l’équation différentielle à la transcription en langue naturelle. » Ce second type d’approche, plus sensible, est celui qui l’intéresse. Il vise en effet l’invention d’une sorte de langue naturelle qu’il puisse traduire dans ses propres supports et matériaux, par ses propres mots ou signes. Associer une intuition plastique à des données scientifico-techniques fait partie des aspects récurrents de son travail, au sein duquel l’entre-deux semble érigé en méthode.
Claude Faure est de ceux dont le parcours n’a jamais été linéaire. Un parcours guidé par des obsessions : viser une « somme inachevée de procédés aboutissant à un système à tiroirs » dit-il parfois ; soit un système de pensée – pour décrire ces systèmes mentaux pouvant prendre une forme visuelle, l’anglais a le terme de mind map – pouvant ouvrir sur autant de réalisations que l’artiste a d’intuitions tout à la fois plastiques et textuelles. Un beau programme pour toute une vie. Après ses études de philosophie, il choisit dans un premier temps la littérature. Il rencontre Maurice Nadeau, intéressé par l’écriture de l’une de ses nouvelles. Il a lu les auteurs américains des années 1930 tels que Dos Passos, Faulkner, Steinbeck. Puis il décide de s’engager « dans la vie ». Il opte pour le monde réel, en s’attaquant au travail dans ce qu’il a de plus concret, parfois même de plus âpre. Durant cette période, il cherche le « pourquoi de la philosophie ». Il entre chez Renault dans un service dans lequel il est amené à observer la façon dont le personnel travaille dans l’entreprise. Puis il rejoint un centre de formation d’ingénieurs, filiale de Renault. Avec son ami Jacques Bonnivard, il y monte également un atelier de sérigraphie, découvre la typographie et réalise des affiches. Parallèlement, il fait des dessins, des croquis, parfois des caricatures dont certaines sont publiées dans la revue Candide. Il entre ensuite à la Cité des Sciences et de l’industrie au sein de laquelle il monte une section autour de l’art et de la science et est chargé de constituer une collection d’art contemporain. Dans une attitude toujours très lucide vis-à-vis de ce qui l’entoure, Claude Faure s’intéresse aux frontières et frottements entre les attitudes et les choses. Il traque les nuances, les endroits où deux univers se rencontrent, parfois se chevauchent. Durant ces années, il rencontre Piotr Kowalski et Piero Gilardi avec qui il crée l’association Ars technica. Il se lie notamment à Jean Dupuy et Jean-Christophe Bailly. Sa première exposition importante a lieu en 1986 chez Denise René, puis il expose chez Lara Vincy dans les années 1990 et 2000, enfin chez Bernard Jordan en 2008. Un parcours qui ne s’arrête à aucun moment mais qui vient, à chaque période de sa vie, s’enrichir, se nuancer, se préciser dans le texte et dans l’objet.
Pour lui, l’expérimentation est fondamentale et c’est sans doute sur ce point que son intérêt pour la science et sa pratique artistique se rejoignent. Il se considère un peu comme un chercheur. « Ce sont des expériences. L’expérimentation est la vérification d’une hypothèse au départ. Cela y ressemble parce que je me suis fabriqué un système. Cela s’apparente à un travail de chercheur », dit-il évoquant son travail. Rassembler, trier des éléments à partir desquels il construit un rapport entre le sens, la forme et la matière, telle pourrait être une définition du « système » ou de la méthode de ses œuvres, qui entretiennent toujours un rapport étroit avec le langage. « Je crois qu’en faisant cela je prends une double revanche : la privation du dessin et de la peinture et celle de la littérature », dit-il aussi. Ces pièces ne sont ni des textes, ni des images mais quelque chose à mi-chemin de l’un et de l’autre, une entité qui fabrique son sens au croisement des deux catégories. Comme un poète, Claude Faure traque le sens au croisement de plusieurs registres, de plusieurs voix, dans les lieux du renversement et de l’indétermination. Il transforme l’expression connue et galvaudée en une trouvaille plastique et sensible, grâce à un regard neuf porté sur le mot. Des aphorismes aux œuvres dans lesquelles un mot inscrit ou un titre en font basculer le sens – je pense ici aux Dessous de table inscrits, comme il se doit, sous une table ronde, qui sont visibles au sol par simple renversement des lettres dans un miroir – le langage est ce qui se retourne, se prend au pied de la lettre, se déjoue, se renverse.

Autobiographie

Mais le langage, chez Claude Faure, est aussi ce qui construit, se forge, se façonne. Il n’est pas question ici, comme on ne l’entend que trop aujourd’hui, de se construire une identité. Claude manie trop la nuance pour savoir qu’il n’en existe jamais une, mais de nombreuses. Ce qu’il construit en revanche, ce sont des histoires, des vies, des liens avec ceux qui l’entourent, qu’il aime ou a aimés. C’est le cas dans une œuvre très touchante intitulée Éloge de Marie Limousin. Entre le répertoire et la charge affective et personnelle très forte, l’œuvre présente un collage des certificats de travail de Marie Limousin, sa grand-mère, employée de maison, témoignant de son activité chez différentes personnes tout au long de sa vie. Tantôt Marie est désignée comme cuisinière, tantôt comme bonne à tout faire. Propre ou soignée, les adjectifs la concernant sont saisissants. Ce qui reste de la vie d’une femme concerne sa propreté, son dévouement, sa manière de se tenir en société. Dans le même temps, rangée sous un pupitre, une chaine hifi diffuse la lecture de ces certificats de travail. Sur un ton très froid, une femme avec un léger accent nordique lit l’ensemble de ces textes qui résument une vie. Signe de son intérêt pour les registres, l’œuvre Les receveurs et les receveuses reprend quant à elle un annuaire des Postes trouvé également dans sa famille, soulignant simplement les noms des postières d’une certaine catégorie. Le principe se situe entre le système absurde de classement et la mise au jour d’une réalité sociale et politique de la place des femmes dans la société d’après 1914. Si Hanne Darboven et ses listes sont évoquées, c’est à un registre beaucoup moins conceptuel que celui du travail de cette artiste que se réfère Claude Faure. Comme chez Darboven, ses listes fonctionnent comme des « indices » de lecture. Cependant, lui ne vise en aucun cas la transposition plastique d’impressions glanées au cours d’une vie[2]. Pour lui, les dictionnaires et les listes installent le langage dans une densité et une masse proprement physiques, visuelles. Les mots ont une matière qui peut influer de façon sensible sur leurs significations. C’est ce qui le retient avant toute chose dans le langage.
Autobiographique par son titre, l’œuvre intitulée Autoportrait est constituée d’un système de miroir placé derrière une première vitre permettant de lire à l’endroit le mot « Autoportrait », inscrit sur la surface du premier écran. L’artiste opère ainsi un renversement double du langage, qui deux fois inversé retourne à sa situation initiale, à ceci près que celle-ci est mise à distance par un écran. Sur un blouson usé tant il a été porté par lui, il appose la mention « vache enragée ». L’adjectif lui sied peut-être bien mais, comme à son habitude, il en déplace légèrement le sens. C’est au simple support, au blouson qu’il s’adresse. Nul besoin de chercher plus loin. L’une de ses très belles œuvres, enfin, s’intitule La femme de ma vie 1978-2009. La photographie d’un visage de femme repris à des centaines d’exemplaires, comme sur une plaquette de timbres, lui permet de former les lettres de la phrase « La femme de ma vie », jouant ainsi sur un principe de mise en abyme et de redoublement de l’image par le texte. Comme dans beaucoup d’œuvres de Claude Faure, ce qui est dit à l’état de texte l’est également par l’image, ou inversement. C’est dans le va-et-vient de l’un à l’autre que se joue tout son travail. Sans jamais se figer dans une forme textuelle ou plastique.
Oxymores matériels – La boîte
Dans la catégorie des oxymores concrets, matériels, il écrit un Défense d’afficher au moyen de dizaines de clous sur des surfaces immenses. Dans celle des redoublements visuels, il inscrit « Nous sommes peu de chose », en tout petit, en blanc sur un support blanc. Tous les éléments à partir desquels il construit sont travail existent dans des boîtes dans lesquelles il collectionne toutes sortes d’objets, d’images. La boîte est peut-être la forme la plus caractéristique de son travail. La boîte comme réceptacle à souvenirs, à objets, à archives, à documents, à idées, mais aussi la boîte contenant du vide. À une période de sa vie, il a exposé des séries de boîtes de diapositives disposées par colonnes, choisies à la fois pour leur aspect plastique et sémantique – c’est la matière visuelle, le support de l’image qui s’accumule comme une archive. Ainsi dans Calme bloc, où il utilise de multiples boîtes jaunes de diapositives ratées devenues des images invisibles. Ce qui l’intéresse ici, c’est la matérialité du support, sa présence physique, tandis que l’image a disparu, s’est désagrégée avec le temps.
À ces images, Claude Faure dit qu’il « dresse un tombeau en gloire à contresens, à rebrousse-poil ». « Le langage, c’est la parole, ajoute-t-il, qui n’a comme matérialité que la colonne d’air. Dès qu’on passe à l’écrit, il faut l’imprimer, avec la matière, sur la matière. » Afin d’éviter toute évanescence ou immatérialité du langage, il incarne les signes ou les « replante », comme il le dit parfois, dans un support. Car le langage, pour lui, est une matière qui se façonne et se pétrit, à la façon d’un plasticien. À l’aide de couleurs, de formats, de matières multiples. En jetant toujours un œil sur les significations jamais fermées. De sorte que chaque pièce soit comme la concrétisation ou la preuve de sa matérialité.

Ignorances en réserve et stratégie de poète

Après dissipation des brouillards matinaux, les lettres sont enfin lisibles ; à presqu’ il manque un e. Dans Less is more, « more » s’écrit en réserve ; pour les espèces en voie de disparition, les lettres s’effacent. Les riens et les ignorances en réserve, les demi-mots en demi-teintes, le mot « minimal » sans les voyelles, l’absence de marquage écrite ton sur ton, tout cela se côtoie chez Claude Faure dans ses objets, sculptures, œuvres sur toile ou cédérom (La dérive des continents, 1990-2008). Deux livres existent pourtant, dont les titres très choisis sont respectivement Pas un mot plus haut que l’autre (1991) et Les minimes (2007). Comme si tout ce qui trouvait à s’écrire, chez lui, ne pouvait se faire que sur le mode de la litote. Dire le moins sans jamais chercher à dire le plus. « Quand je ne me force pas, je me retiens. J’en fais un système esthétique », dit-il. D’un côté, donc, les textes du recueil Pas un mot plus haut que l’autre penchent du côté de l’absence, du non-dit ou de l’à moitié dit. De l’autre, ses mots sont envahis par la couleur. Ainsi dans la sérigraphie La couleur des mots, dans laquelle les mots sont à énoncer au même titre que le nom des couleurs dans lesquels ils sont écrits. Sans distinction de catégorie entre des mots possédant un sens et des éléments de nature plastique et visuelle (taille des mots, couleur de ceux-ci).
Entre tentation du concept et séduction de la couleur, Claude Faure se fraie une voie à part dans le champ de l’art contemporain. Tordre le langage, c’est à quoi tend la Dérive des continents. Dans un système interactif, il invite le spectateur ou utilisateur de son cédérom à venir avec sa souris titiller le mot là où il peut être susceptible de se modifier. Dissiper les brouillards matinaux en éclaircissant progressivement l’image, agrandir et bomber le w du mot Wonderbra et lui faire jouer ainsi l’effet escompté, un train peut en cacher… un autre et dans la manière dont il s’inscrit à l’écran, percuter cet autre qui était dans un premier temps caché. Mis en mouvement dans cette écriture interactive, le langage est également mis en branle, pris à son propre piège, tourné intégralement en jeux de mots et mots d’esprit. À la question de la difficulté à exprimer les choses par le langage, Claude Faure, répond : « Impassible n’est pas froncé » ou encore « à l’impossible nul n’est ténu[3] ».
Éloge de l’italique (1989)[4], l’une de ses œuvres emblématiques, est un objet-livre évoquant la collection blanche chez Gallimard, dont la forme est légèrement penchée. Dans un esprit tautologique, il incline l’objet « italique » afin de lui rendre hommage. Faire coïncider la forme et le sens, la matière et la signification, c’est à quoi tend le système qu’il met en place. Utiliser l’italique, c’est voir le monde de biais, mais aussi travailler sur le principe de la citation, des paroles rapportées et, dans le cas de Claude Faure, légèrement modifiées. Sa stratégie est celle d’un poète car c’est le langage qui gouverne la forme, et la forme qui à son tour modifie le langage. Imbriquer l’un et l’autre, ne plus considérer que dire et figurer sont deux actions antinomiques, c’est ce qui fait de ces oeuvres des lieux de réflexion particulièrement vivaces sur le lien entre le texte et l’image, dans la mesure où l’un ET l’autre sont modifiés, transformés. Il sait que les choses peuvent à peine se traduire en mots.
« Je pars de la constatation qu’il n’y a pas de perception brute. La perception sous-entend toute une série de connaissances qu’on a engrangées. Quand on voit une réalité, c’est comme s’il y avait tout un tas de plans superposés plus ou moins transparents qui nous approchent de la réalité perçue. C’est un peu comme sur une carte de géographie. Il y a des cartes muettes et des cartes renseignées. Une carte est renseignée par du langage, de l’écrit », dit-il. Si les cartes présentent un tel intérêt pour l’artiste, c’est précisément dans leur capacité à être regardées à la fois comme de purs supports visuels (muets) et comme des éléments parlants, qui nous renseignent sur l’état d’une partie de l’univers et construisent notre rapport au monde. Dans son travail, aucune de ces deux données ne prévaut sur l’autre. De même que le langage ne se donne jamais de manière abstraite, sans son support qui a une existence matérielle, un document visuel peut se lire à la manière d’un texte. C’est dans cette latence, dans l’expérience dialectique qui s’instaure entre ces deux données que se situe tout son travail. Entre des mots à voir et des formes à lire.

Pseudo-encyclopédies et Géographies

Dans les Géographies, il applique un principe de pseudo-gravitation. Il adopte une règle de disposition de parties de cartes géographiques associées dans de nouveaux ensembles visuels, qui consiste à observer une gradation s’organisant suivant des courbes de densités de couleurs et de formes ; de la couleur la plus lourde à la plus légère, de la plus foncée à la plus claire. Pour lui, le clair – le blanc qui correspond aux zones non forestières –, plus léger, se trouve en haut des cartes, tandis que le foncé (le vert ou le noir) est plus lourd et tombe au fond, en bas des pages. Voici ce qu’il dit au sujet de cette loi scientifique : « Pour moi, le domaine scientifique possède une poésie infuse. Ce que la science a apporté, on l’assimile sous une forme poétique dans notre perception de notre environnement. Le substrat scientifique reste un socle, qui a sa saveur. » Retrouvant ainsi des préoccupations proches de celles de son ami Piotr Kowalski, il s’intéresse à la force plastique et graphique pouvant émaner de cartes de géographies qu’il a redécoupées et disposées suivant des courbes de densité de couleurs et de formes, redessinant des cartes dont les lignes nouvelles présentées de façon aléatoire sont autant de territoires imaginaires. « C’est un évitement, c’est ma façon de faire de la peinture sans en faire. »
Sur un mode proche de celui développé dans les Géographies, il développe ses Pseudo-encyclopédies, de grands panneaux sur lesquels il classe des images suivant leurs propriétés physiques (de la plus claire à la plus foncée, du plus étroit au plus large, etc). Peu importe le mode de classement, pourvu qu’il en fasse le choix et qu’il s’y tienne. Classer en dépit de la logique. Classer en respectant la nature des supports.

Parti pris des signes

« Ce qu’il y a de fascinant dans le langage, c’est sa polyvalence. La même intonation permet de dire tout et son contraire. Cela rejoint l’expressivité. On peut aller vers le contradictoire et vers le néant, la négativité », dit encore Claude Faure[5]. S’il était écrivain, il intitulerait son ouvrage le Parti pris des signes. Il s’intéresse en effet beaucoup aux stratégies que Francis Ponge met en œuvre dans ses textes. L’artiste a beaucoup étudié la « Méthode » de l’écrivain, mais lui part du mot pour le transformer en un objet, entretenant ainsi une sorte de cousinage inversé avec le poète. Comme Ponge, il utilise très peu de mots en prêtant la plus grande attention à leur sonorité. Ce qu’il semble viser, c’est la quantité d’absence qu’ils peuvent exprimer. En détournant la formule de Francis Ponge « Parti pris des choses égale compte tenu des mots », on pourrait dire que chez Claude Faure, « Parti pris des choses égale compte tenu des mots et des images », sans que l’un prévale jamais sur l’autre. « Je ne suis ni linguiste ni sémioticien, dit-il cependant. Un signe est quelque chose qui est mis pour autre chose. La peinture est mise pour elle-même, pas mise pour autre chose. Il est inadéquat de parler du langage pictural. Ce qui m’intéresse, c’est que ce signe qui est mis pour autre chose, j’essaie de le coincer en lui-même, pour lui-même ». Ainsi, dans un cube en plomb il enserre les lettres blei frei. En allemand, « blei frei » signifie « sans plomb ». L’expression est donc deux fois enfermée, puisque la nature de l’objet – en plomb – se trouve à l’inverse de sa signification.
Puisqu’il est plasticien, Claude Faure utilise des objets. Dans le rapport conflictuel qu’il entretien avec eux, il va parfois jusqu’à les détruire. Dans une exposition organisée à la galerie Jacques Donguy à laquelle participait Jean Dupuy, ce dernier avait inscrit la phrase : « Caisse que j’ai fait ? Caisse que je n’ai pas fait ? ». Cette phrase était devenu le point de départ d’une œuvre de Claude Faure qui, prenant son ami au mot, s’était emparé du poème « Le cageot », de Francis Ponge. Concevant une installation, il avait imprimé le poème et  placé sous le texte un cageot brisé. Par un tel acte, l’artiste appliquait les termes du poète « à la lettre ». Dans le poème, Ponge écrit en effet : « Agencé de telle façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. » Il termine en parlant de cet objet « sur le sort duquel il convient de ne pas s’appesantir longuement ». Entre l’interprétation littérale et la traduction en objet, Claude Faure ne choisit pas : il donne à ses œuvres, qui sont chaque fois le résultat non seulement d’actes physiques, mais d’une attention très vive à la plasticité des formes, une dimension sémantique. Il joue encore avec Francis Ponge et son Parti pris de choses en présentant trois planches de bois portant le bandeau rouge des éditions Gallimard portant la mention « Ponge », auxquelles il donne le titre de Trois choses. Le nom de l’auteur se substitue au titre du livre, qui lui-même devient un simple objet, une chose. Ce sont ces renversements permanents qui fondent son travail. Un livre sans texte. Un livre-objet. De la même façon, il prend trois exemplaires du livre de Jean Echenoz, Nous trois et les installe côte à côte sur une planchette de bois, les instituant ainsi en œuvres. Cette fois, le texte n’est pas évidé, ni effacé, mais sa seule existence reste celle du titre. Redoubler le sens du mot dans l’objet, exacerber l’image propre d’une chose par le langage : lorsque Ponge dit qu’oiseau, pour lui, devrait s’écrire avec un v (oiveau), afin de donner à voir la forme de celui-ci lorsqu’il vole, il regrette que la langue et la forme du langage ne puisse davantage s’infléchir l’un l’autre. Claude Faure, lui, donne au langage une vraie matérialité. Il le tord en objet. C’est dans le support que s’exprime une idée. Pour lui, il s’agit de « replanter les signes dans un matériau, dans une infinité de matériaux ».
Bien qu’il réfute le principe de hasard et s’oppose en cela à la démarche de Raymond Hains, Claude Faure et Hains ont une certaine parenté d’esprit. « Je prends les choses au pied de la lettre pour mieux retomber sur les miens », disait ce dernier. Le travail de Claude Faure se situe également au pied de la lettre : une lettre qui se renverse s’il le faut, qui disparaît (« presqu »), s’efface ou apparaît progressivement (« Après dissipation des brouillards matinaux »), pour mieux faire apparaître le sens. Chez lui, le sens devient plastique. La traduction de l’idée se fait en couleur et en forme. Dans ses œuvres, l’artiste utilise très fréquemment des stratégies du renversement. S’il regarde le monde de biais, Claude Faure le regarde aussi par-dessous, par-dessus, en position inversée. De là vient l’étrangeté de ses maximes, qui ne sont pas simplement des sentences brillantes ou amusées, mais de véritables renversements du sens. 

The less you see, the more you say

L’une de ses séries d’œuvres importantes s’intitule Série blanche. Entendez par là un ensemble de toiles sur lesquelles il inscrit un mot ou un texte en blanc sur blanc, ou parfois en réserve, en perçant ou en ouvrant le support. Le blanc est ce qui se trouve entre les mots, entre les lettres et entre les formes. C’est aussi la blancheur mallarméenne, « l’absente de tout bouquet », la blancheur d’une fleur simplement désignée par son manque, non représentée. Le blanc joue inévitablement son rôle symbolique, presque symboliste de pureté. Il fait signe vers la poésie, vers la blancheur de la page. Il est aussi ce qui s’installe dans l’entre-deux des formes afin de leur donner sens.
« Le démarrage, la source de la Série blanche est une réflexion sur le blanc, sur le fait qu’il n’y a pas deux blancs identiques, comme à la limite il n’y a pas de blanc pur dans notre environnement quotidien, dit-il. Ce sont plutôt des gris plus ou moins clairs. Il y a le croisement de deux types de considérations : la question qu’est-ce qu’un blanc ? Et le blanc comme manque. Avec comme exemple massif l’expression allemande de Goethe : « Mehr Licht » : davantage de lumière ou « Plus blanc que blanc. » » Dans une œuvre telle que L’œuvre ouverte, l’expression est écrite en français et en italien (Opera aperta) en ménageant des ouvertures ou des trous à l’endroit des o ou des e. Le mot est ainsi ouvert, et l’œuvre avec lui. Elle insiste sur le creux, la réserve. La référence à Lucio Fontana est explicite. Pour Claude Faure, il s’agit à nouveau de mettre en péril ou d’attaquer le support. Ouvrir l’œuvre en l’enserrant dans un ensemble très précis de références contemporaines, telle pourrait être une autre définition du travail de l’artiste. « Je me sens très inséré dans le contemporain, avec beaucoup d’influences », avoue-t-il.
Ouvrir l’œuvre, c’est aussi penser le langage dans son lien avec un support qu’il s’agirait de modifier, de travailler. C’est le cas dans la série des Étagères ou des Bibliothèques. Évidés, vidés de leur contenu, les livres sont collés et suspendus au-dessous des planches des étagères. Seule leur tranche reste visible. Il associe ainsi un principe de lévitation des objets, proche d’un procédé surréaliste, à une volonté purement plastique de montrer une succession de graphismes et de couleurs différentes. Les livres sont rangés par format et par coloris, suivant un principe qui n’est pas celui du hasard mais bien celui d’un classement aberrant. Ainsi classés, les mots retrouvent un enchaînement que l’on n’attendait pas, de L’amour dingue à Laurent Le Magnifique, du Bonheur des dames aux Dents du tigre. « Le langage est tellement plastique qu’on peut le mettre dans plein de médiums différents, y compris dans le livre. Soit le livre doit être fonctionnel, soit je le fige dans sa matérialité avec les bibliothèques », explique-t-il. Figé dans sa matérialité, le livre continue de fonctionner en tant que signe. Comme dans cette scène de dispute dans le film Une femme est une femme, où Anna Karina et Jean-Claude Brialy ne communiquent plus que par titres de livres interposés, les titres encore visibles de livres choisis par Claude Faure font sens dans l’enchaînement qui s’opère de l’un à l’autre. Même figé dans sa matérialité, le livre produit des significations. C’est dans cet entre-deux entre objet et signe que réside tout son travail.
Dans plusieurs de ses œuvres, il joue sur une partition entre l’œuvre et son titre : une partie du texte est écrite sur le support de l’œuvre elle-même, tandis que l’autre apparaît dans le titre. Ainsi pour l’œuvre intitulée La Pittura. Sur l’œuvre, nous ne lisons plus que Cosa mentale. Au spectateur de reconstituer la phrase de Vinci : « La pittura è cosa mentale ». Pour l’œuvre The less you see, the more you say, seule la mention The less you see est inscrite sur l’œuvre. The more you say en est le titre. Comme si seul ce qui concerne le langage trouvait à s’inscrire, tandis que ses conséquences visuelles traduites par un manque pouvaient à l’inverse s’écrire. « Enfin Daguerre vint, écrit Paul Valéry[6]. » Ajoutant : « Ainsi l’existence de la Photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire », concluant ainsi à une éviction de la parole et de la description par l’image. Rien de tout cela chez Claude Faure. Ce rôle d’inscription accordé à la photographie, il semble qu’il le redonne au langage, en le tournant en objets.   


Faire prendre forme, mettre en couleur, décaler, faire lire dans tous les sens, le travail de Claude Faure consiste à fabriquer des objets dans lesquels forme et sens sont parfaitement imbriqués, si liés l’un à l’autre qu’ils provoquent un rire sensible, cristallin. Dans ses pièces, il n’y a pas à comprendre. Il suffit d’entrer dans un système, dans une sensibilité au sein de laquelle la forme devient lieu du sens. Une stratégie du renversement se met en place. Claude Faure oublie les noms savants pour mieux prendre le langage à son propre piège et le retourner comme un gant. Puisqu’il se modifie en objet, on peut le tourner à l’envers, le voir dans un miroir, regarder de l’autre côté si l’on peut le modifier dans quelque couleur ou matériau. Prendre les mots pour mieux se saisir du monde. Ou se dessaisir en lui.


Marion Daniel
Paris, Reykjavik, le 4 avril 2012










[1] Les notes non référencées de ce texte proviennent d’entretiens de Claude Faure avec l’auteur en 2009, 2010 et 2011.
[2] Voir notamment l’œuvre Für Jean-Paul Sartre, 1975, Centre Georges Pompidou, en trois parties, qui décompte le temps d’une vie jusqu’en 1975 et transcrit dans un langage plastique les Mots ainsi qu’une interview donnée par Sartre.
[3] Phrases extraites de Claude Faure, Minimes, Galerie Bernard Jordan, 2007.
[4] Éloge de l’italique, 1989, Emily Harvey Foundation.
[5] Les citations de Claude Faure non référencées proviennent d’entretiens avec l’auteur en 2009, 2010 et 2011.
[6] Paul Valéry, « Discours du centenaire de la photographie », Bulletin de la SFPC (mars 1939, 4e série, t. I, n°3. Repris in Études photographiques, 10, novembre 2001.

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