vendredi 31 octobre 2014

Renée Levi. Le moment du dessin : "Je suis le crayon"


Renée Levi n’a pas toujours montré ses dessins. Elle les a même jusqu’ici très peu exposés, sinon en 2012 à la galerie Bernard Jordan à Zurich et en 2013 au Frac Bretagne à Rennes. Réalisés dans l’économie la plus simple, non spectaculaires, hors de toute narration, ces derniers sont intimes dans un sens qui les éloigne de ce qui préside au regard actuel porté sur le dessin. Montrer la pensée à l’œuvre, se situer dans une relation à l’immédiateté, ce qui attire les spectateurs vers le dessin renvoie à l’idée de saisir un moment d’ « authenticité ». Tout se passe comme si Renée Levi déjouait radicalement ce principe, les siens étant réalisés dans un état d’absence de pensée, totalement assumé, qui s’entend au sens de la philosophie zen. C’est ainsi qu’elle a intitulé son exposition à Rennes « Tohu-Bohu », mot hébreu dont elle souligne qu’il renvoie au vide spirituel, à ce moment de désordre où l’esprit ne pense pas, où tout peut encore avoir lieu. Renée Levi se méfie de la pensée et du langage qui formatent nos perceptions. Ce qu’elle nomme « dessin » se réalise dans les premiers temps à la bombe, puis à l’encre et à l’aquarelle. Dans tous les cas de figure, il s’agit pour elle de tracer des lignes sur des papiers divers. Ce qui l’intéresse est le moment du dessin, un temps de contemplation qui passe par la concentration d’un geste. Pour elle, le dessin est davantage un processus qu’un résultat. Il est fondamentalement l’expression d’un geste plutôt que la recherche d’une trace spécifique. Bien sûr, le résultat lui importe. Il fera l’objet d’un second temps de regard durant lequel elle regarde ses œuvres, pour voir si elles « tiennent ». « C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l'horizon des choses, c’est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l'être », écrit Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception. Phénoménologique au sens d’une démarche expérimentale fondée sur une approche sensible, la relation au dessin de Renée Levi passe par son propre corps. Plus précisément, dans une attitude méditative qui pense la relation au corps dans un plus haut degré de conscience, il s’agit pour elle d’« être hors de son corps, de penser comme si on était le crayon[1] », un autre positionnement vis-à-vis de son support et de son médium qui passe par l’oubli de soi. Profondément vouée aux choses et au monde, donc, comme l’écrit Merleau-Ponty.
Se défaire de toute intentionnalité, de toute idée, refuser la narration et la fiction pour accepter une relation sensible à l’espace et aux choses, tel est peut-être le défi, à l’heure où chaque individu et chaque pratique doivent se définir par un statement. C’est aussi ce sur quoi il est le plus difficile de parler et d’écrire. Les notes qui suivent proviennent d’une série d’entretiens menés avec Renée Levi dans son atelier et son appartement à Bâle. Elles tentent de leur être fidèles tout en posant parfois d’autres questions. La première et la plus cruciale consistant à se demander : comment parler d’œuvres qui revendiquent une distance vis-à-vis de tout ce qui touche à la pensée et au langage ? La proposition, forcément approximative, se situe entre l’observation des œuvres et des processus qu’elles donnent à voir et la parole de l’artiste, en partant de la plus radicale : « partir de zéro ».

Ni études préparatoires ni esquisses, les dessins de Renée Levi n’ont rien à voir avec les grandes installations picturales qu’elle réalise depuis les années 2000. Ils sont à côté, aident à « gagner une certaine sécurité dans le geste pour les grands dessins ». En 2008, lorsqu’elle décide d’organiser une première exposition qui les inclut, ces derniers changent sensiblement de statut. De dessins « tests », ils deviennent les lieux d’une beaucoup plus grande concentration. Elle étudie alors l’aquarelle, choisit de préparer les couleurs elle-même, se met dans la disposition d’aborder ses œuvres sur papier dans toutes leurs spécificités matérielles. Les papiers qu’elle utilise sont multiples : de petits formats, ce sont parfois des papiers chers, brillants ou mats, des papiers aquarelle, des papiers photo, souvent des papiers sans qualité, de simples feuilles arrachées. Pour réaliser ces dessins, elle passe des moments de concentration seule à Nice, pendant cinq ou six jours. Elle guette alors les changements de la volonté, ce qu’elle nomme « partir de zéro », lorsqu’on n’a plus d’idée. Partir de zéro nécessite un vrai travail, il faut trouver le temps pour cela. « La grande chance, c’est de trouver ce moment où tu oublies tout », dit-elle, précisant aussi qu’elle vise à : « ne pas être en soi-même, être le crayon ». La phrase frappe à l’esprit. Elle évoque à la fois une expérience de méditation bouddhiste et la réflexion de ceux qui pensent véritablement à travers leur médium et avec lui. Je me souviens de Jean-Pierre Pincemin évoquant une discussion sur sa manière de travailler avec une critique d’art, qui lui aurait instamment demandé alors qu’il tentait de décrire le fonctionnement de sa pensée : « Arrêtez, j’ai l’impression d’être dans la tête d’un fou. » Si le fou est celui qui pense en dessin ou en peinture, sans passer par toute une phase de conceptualisation, alors oui, nous sommes peut-être dans la tête d’un fou. Lorsqu’il peint, Henri Michaux dit qu’il « change de gare de triage », mettant une partie de sa tête au repos, oubliant la « fabrique à mots », « la parlante », « l’écrivante[2] », qui pense et réfléchit sans cesse. L’expérience de la peinture, qui se traduit chez lui plutôt par le trait que par un usage de la couleur, se vit dans cet état de non-pensée et d’attente. « Il n’y a qu’à laisser venir, laisser faire », écrit-il. Être le pinceau ou le crayon.

Rien à voir entre les installations et les dessins, l’expression est sans doute un peu trop forte. Que donnent à voir les installations et peintures de Renée Levi ? Ce moment du geste précisément, un geste assuré, sur lequel elle ne revient pas. Comme s’il s’agissait de rendre manifeste le moment de l’expérience, en tentant de faire coïncider, dans un équilibre instable où tout peut toujours basculer, le moment du geste et sa représentation. Renée Levi n’est pas Trisha Brown, elle n’est pas une performeuse qui utilise le tracé comme le prolongement des différents mouvements de son corps. Chez elle, le temps de performance du geste semble coïncider avec la perception qu’elle en a, dans un ajustement qui la ferait reprendre sans cesse un geste jusqu’à obtenir un résultat qui lui convienne. Vertigineuse, son attitude la placerait à la fois dans l’expérience et dans la perception de celle-ci. Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
 / De regards en regards, mes profondes forêts. / J’y suivais un serpent qui venait de me mordre, dit la Jeune Parque de Paul Valéry. Dans les dessins, ce moment est également rejoué mais de façon tout autre. Ici, le geste se reprend, se rate, chaque dessin n’existant que dans la temporalité qui le lie à toutes les autres tentatives d’une même série. Si ses essais ne lui conviennent pas, elle s’autorise à en détruire un certain nombre. D’autres resteront dans des pochettes dans lesquelles elle les classe par séries et par années, sans forcément être montrés.
Cursif. Le titre donné par Renée Levi à son exposition au Crédac à Ivry-sur-Seine en 2011 renvoyait au mouvement de l’écriture, qu’elle rejoue souvent sous forme de boucles multiples d’une écriture cursive ou « attachée » emplissant toute la page ou la surface d’un tableau. Elle donne à voir son geste et nous livre, selon la distinction établie par l’anthropologue Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, un trajet plutôt qu’un plan, se plaçant du côté des « lignes actives » définies par Paul Klee[3], ces dernières pouvant être courbes ou droites, là n’est pas la question. Dans tous les cas, c’est le geste qui l’emmène. La première chose qui frappe, c’est que sa démarche s’oppose à celle de plusieurs artistes venant de la narration. Renée Levi ne raconte pas d’histoires. Si l’on reste dans la métaphore du texte, son dessin se rapproche davantage du poème que du récit ou du roman. « Une ligne s’écrit [write] en traçant et en tirant [drawing] un trait sur une surface : le rapport entre la trace et l’écriture se situe ici entre le geste – tirer ou traîner l’instrument – et la ligne qu’il trace, et non, comme on l’entend traditionnellement aujourd’hui, entre des lignes dont le sens et la signification sont fondamentalement différents[4] », écrit Tim Ingold. Chez elle, il est vraiment question d’une écriture au sens primitif du geste d’inscription sur une surface. Poèmes, ses dessins les plus forts sont ceux qui, s’éloignant de toute figuration[5], tentent le moins d’actions possibles : un seul geste, un seul événement, une ou deux décisions, guère plus, produisant souvent une forme de fulgurance. L’invention de son écriture, qui traverse toutes ses œuvres sur papier de différents formats, pose la question : comment tracer une ligne ? Les réponses qu’elle imagine sont toujours expérimentales : en faisant couler une encre ou bien en travaillant sur des principes de plis, de symétries, de taches, de traits réalisés à l’encre ou à l’aquarelle ; en usant dans tous les cas de matériaux fluides et de supports sur lesquels ces derniers semblent glisser, circulant sans trop de résistance. Ces procédures sont essayées, abandonnées ou reprises. À travers ces tentatives, des questionnements récurrents : comment le geste se trace-t-il sur du papier, de quelles manières s’y imprime-t-il, comment le support lui résiste-t-il ?, traversent sa pratique de peinture et ses dessins, qui recentrent son travail en lui donnant une direction plus dense, tendue, épurée. Expérimentale, sa démarche l’est à plusieurs titres. Dans ses petites œuvres sur papier, l’artiste pose la question de la procédure qui sera la sienne, évoluant de la couleur comme geste présente dans ses peintures, au geste seul. Elle met à l’épreuve sa pratique, définit des moyens en vue d’une fin. Elle réalise des tests, les reprend une, deux, trois fois puis regarde si cela tient, ce que cela donne visuellement, faisant naître de nouvelles lignes et de nouvelles formes. Tout son processus de travail est en marche. Agissant de cette manière, elle se situe du côté de la ligne « promenade pour la promenade, sans but particulier[6] », jamais de celui de la ligne comme assemblage de points, qui serait dans sa finalité beaucoup trop proche d’une narration.

Au plus près du geste de la main, ses aquarelles et encres vibrent, se logeant dans un point de tension entre le geste le plus délicat et le plus sophistiqué. Faire couler une encre le long des bords de la feuille en tournant celle-ci jusqu’à faire le tour de la page ou bien glisser l’aquarelle à l’aide d’un pinceau en modifiant progressivement dans un dégradé la couleur de celle-ci ; faire circuler une encre dans la feuille en arrêtant la goutte à un endroit précis ; inscrire une tache de peinture et l’étirer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de matière : tout parle ici de la plus grande précision liée à des gestes infimes. La goutte s’arrête, peut éventuellement baver. Parfois, le dessin n’est plus qu’une seule ligne qui coupe en deux une surface, dont la couleur et la densité se transforment au fil du trait. Tous ces gestes interviennent sur la surface de la feuille, qui est perçue comme un espace à part entière. La définition à la fois très simple et radicale qu’elle donne du dessin consiste en « une ligne qui coupe deux côtés et forme deux surfaces ». Dessiner, c’est rendre visibles des lignes, précise-t-elle, couper entre la surface et la ligne. Ses œuvres sont nombreuses qui scindent la feuille en deux, dans des sortes de faux tests de Rorschach. Parfois, la feuille de papier est physiquement pliée en deux. Retrouvant Kandinsky, elle affirme que l’une des caractéristiques de la ligne est de pouvoir créer des surfaces[7]. Cet intérêt pour la surface renvoie vers deux données fondamentales de son travail : la peinture et l’architecture. « Mon intention de dessin se situe du côté du dessin d’architecture. » Elle a travaillé en tant qu’architecte avant que les logiciels de dessin d’architecture ne se généralisent et depuis, se sent à la fois proche du dessin technique et du dessin abstrait. Cette importance de l’architecture est toujours visible dans ses grandes installations : qu’elle peigne à même l’espace ou travaille sur de grands châssis, l’occupation de l’espace est appréhendée de la même façon. La feuille est pensée à la fois comme un espace et comme un objet. S’engage ensuite un processus qui implique une suite de décisions liées au dessin : dessiner assise ou non, à l’encre ou au crayon, choisir une feuille verticale ou horizontale, de format A4 ou de format moins standard. Lorsqu’elle dessine, elle commence par regarder des éléments présents dans le papier comme des signes, une agrafe par exemple ou encore une tache. Ces derniers peuvent totalement orienter certaines décisions. C’est une manière d’entrer dans le travail.
Dans leur forme la plus radicale, ses dessins sont des feuilles de tests prélevées dans des papeteries, sur lesquels les personnes qui souhaitent les acheter essaient différents stylos. « J’aime aller au magasin et étudier les outils pour dessiner », dit-elle aussi. Cette question de l’outil est fondamentale chez elle. L’outil, qui n’est jamais un objet de fascination, est perçu comme un prolongement de la main. Dans les plus grandes installations, il peut être une bombe mais aussi une serpillière, tout dépend de ce qu’il peut produire en termes de gestes et de tracés. En dessin, les outils et techniques utilisés sont très simples : le pinceau, les doigts, la superposition des feuilles également qui, lorsqu’elles sont légèrement décalées les unes par rapport aux autres, provoque par débordement d’une feuille sur une autre des zones d’absence ou des traits nets, créant aussi parfois un effet « buvard » ou un effet « bavé ». Les feuilles de tests de stylo sont évidemment les propositions les plus simples. Pour Renée Levi, il s’agit de retrouver cette simplicité-là, lorsque le geste suit son propre tracé et n’est contraint par aucune forme d’intentionnalité. Elle dessine, non pas en vue de créer une forme mais en se situant dans le moment du dessin. Être le dessin, dit-elle, être son propre geste. « Entre quatre et six ans, précise-t-elle, je venais d’arriver en Suisse et je ne parlais pas la même langue que les autres enfants du jardin d’enfants. Le dessin était comme une chose pour m’amuser, être avec moi-même. Il me donne la sécurité. Si je dis : « je suis le crayon », il y a le souvenir de ce temps-là ». Parmi les artistes qu’elle aime, plusieurs ont cette conception très tendue de la ligne. Elle regarde Fred Sandback pour la force d’une simple ligne dans l’espace, Pierrette Bloch lorsqu’elle travaille le support et la matière les plus ténus, dans un rapport qui exclut absolument toute narration. Matisse aussi, Matisse dessinateur, qui vient de la ligne. Pour elle, Matisse n’est pas vraiment un narratif. Les papiers découpés ont une telle tension, sont construits dans une telle épure que l’histoire qui s’y raconte s’en éloigne. Pour lui comme pour Renée Levi, le dessin est une méthode. Il est du côté de la perception.

Renée Levi a fait du dessin une pratique quotidienne. C’est là qu’elle tente, réfléchit, élabore son travail à venir. Ces derniers sont classés par séries, par années, dans des chemises qu’elle n’ouvre que rarement ; d’autres existent dans ses carnets. Si elle choisit de les montrer, en revanche, ils ne peuvent garder cette forme d’archives ou de simples carnets de recherche et sont imaginés en installations. Elle y retrouve la pensée de l’architecte qui est aussi celle de l’artiste sculpteur ou installateur. Elle ne se sent pas vraiment comme un peintre, sa pensée étant plutôt celle de quelqu’un qui travaille dans l’espace. Une installation doit tenir dans son ensemble. Parmi des séries réalisées depuis les années 2000, ses dessins sont choisis un à un, le plus souvent pour la radicalité de leurs gestes, puis assemblés dans une grande installation qui circule à travers des époques et des formats différents. Regarder les dessins de façon à les choisir est un moment de réflexion important, qui ne relève pas de la définition d’un concept et ne correspond en aucun cas à une quelconque stratégie préétablie d’accrochage. Sont gardés ceux qui comportent une force visuelle intrinsèque et ne sont pas l’expression d’une intention ou stratégie préétablies. Lorsque plusieurs gestes cohabitent à l’intérieur d’une même page, celle-ci ne tient plus, chaque aquarelle, encre ou peinture à la bombe paraissant ne correspondre qu’à une seule règle du jeu. Une fois confrontés les uns aux autres dans une installation, c’est comme si chaque geste, chaque couleur trouvait sa place dans un plus grand ensemble au sein duquel nous sommes invités à circuler. Comme si leur confrontation à l’espace correspondait au moment où ils prennent réellement corps.
Dans l’installation de Rennes, les dessins sur papier appartenant à des époques différentes sont encadrés par un dispositif de doubles plexiglas de même taille juxtaposés les uns aux autres sans laisser d’espace entre eux, courant sur un mur d’une quarantaine de mètres. Placées un à un à l’intérieur de ces plexiglas, ils ont différentes mesures. À travers ce filtre du plexiglas, on entre du dehors vers le dedans, vers le dessin. Marcel Schmid, son partenaire, installe les dessins à l’intérieur des plexiglas qui se touchent les uns les autres. Chacun devient comme un point faisant partie d’un plus vaste parcours. On retrouve l’idée du trajet : lignes formant des boucles telle une écriture cursive, points réalisés à la bombe ou à l’encre noire, traits colorés tracés à la bombe bleue, rose ou orangée, les dessins choisis s’organisent suivant des zones de tension. Certains conservent, en négatif, la trace des contours d’un papier qui s’est trouvé au-dessus d’eux sur lequel l’artiste a dessiné, puis sont retravaillés. D’autres proposent une alternance de points et de traits. L’accrochage dessine des passages d’une zone colorée à une autre, créant parfois des ruptures. D’un ensemble de points jetés à la hâte à l’aide d’une bombe aérosol, d’un trait qu’elle a tracé à la bordure d’un autre papier ou de l’empreinte de sa main et d’un large coup de pinceau traversant la feuille, nous repassons à des zones beaucoup plus tendues : un jeu consistant à observer comment une matière ténue vient s’imprimer sur le papier, comment un geste produit une trace immédiate, comment une encre circule jusqu’à sa propre disparition.
Dans son travail, l’artiste joue sur des différences d’échelles. Penser les contrastes, envisager la peinture dans son rapport à l’espace sont quelques-unes de ses préoccupations. En contrepoint de son installation de dessins de petits formats, elle réalise de très grandes aquarelles bleues sur papier monté sur dibond, d’un bleu très intense et aérien à la fois, qu’elle installe sur les murs adjacents. Ainsi, son installation court sur l’ensemble des murs de la salle d’exposition, l’idée étant de faire une proposition qui tienne tout l’espace. La peinture y joue avec la capacité d’absorption du papier pour un résultat très subtil, beaucoup plus proche du dessin et du tracé que de la picturalité. Toute zone de blanc a disparu pour laisser place à une immensité de bleu. Nous sommes invités à s’y plonger, à y être absorbé, retrouvant ainsi, le temps d’un instant seulement, l’état de perception qui a présidé à leur réalisation. Avec de telles œuvres, Renée Levi se situe résolument du côté de la contemplation. Toujours entre virtuosité et épure.

Si Renée Levi n’est jamais dans la narration, elle s’inscrit dans des temporalités singulières. Pas d’histoires mais des pratiques dans lesquelles le tracé de lignes, dans ses tentatives, essais, ruptures, changements brusques, fonctionne un peu à la manière dont se constitue une mémoire. La mémoire perçue à la manière d’un dessin ? C’est la thèse que propose Tim Ingold mais aussi Henri Michaux disant oublier la « parlante », l’ « écrivante » lorsqu’il peint, pour retrouver des fonctions de perception plus fondamentales. Chez Renée Levi, il semble que ces mêmes fonctions soient en marche lorsqu’elle fait ses tentatives, ses essais. Leur installation proposerait alors comme la mémoire de tous ces instants de pensée, de toutes ces lignes tracées durant un temps de vie donné. Elle vise non pas la forme spectaculaire mais le geste le plus simple, ce qu’il y a de plus difficile : une façon, retrouvant son « corps explorateur », d’accepter d’être traversé par son propre geste, en se situant pleinement dans l’espace qui est le sien, et dans le monde.

Paris, le 18 avril 2014
Marion Daniel




[1] Les citations de l’artiste sont extraites de plusieurs entretiens avec l’auteur entre 2012 et 2013 dans son atelier ou son appartement à Bâle.
[2] Henri Michaux, Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, 1963, p. 83.
[3] Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gonthier, Denoël / Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1982, p. 73.
[4] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, trad. Sophie Renaut, Bruxelles, Éditions Zones sensibles, 2011 (Lines. A Brief History, Routledge, 2007).
[5] En termes de « figures », Renée Levi trace par exemple bien souvent des chiffres.
[6] Paul Klee, op. cit.
[7] Vassily Kandinsky, Point et ligne sur plan, trad. Suzanne et Jean Leppien, Paris, Gallimard, 1991, p. 71.