jeudi 22 mars 2012

Jorinde Voigt. Entre l’action et l’écriture, le tracé comme acte performatif

Texte publié dans la revue Roven n°7, mars 2012.

« Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit.
Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, des champs de cellules, ou tournant, tournant en spirale pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates.
Celles qui se promènent. Les premières qu'on vit ainsi, en Occident, se promener.
Les voyageuses, celles qui font non pas tant des objets que des trajets, des parcours.
Il y mettait même des flèches. »
Henri Michaux à propos de Paul Klee in Aventures de lignes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 2001, p 361.

Jorinde Voigt conçoit des structures graphiques immenses qui utilisent des algorithmes. Par définition, l’algorithme est une méthode, un processus systématique permettant de décrire les étapes de résolution d’un problème. Graphiquement, il produit un ensemble de données successives pouvant former une courbe, ou un dessin. À l’aide de ces algorithmes, l’artiste crée des ensembles visuels qu’elle définit comme des partitions. Depuis John Cage notamment, la notion de partition s’est élargie. Elle désigne non seulement un programme à exécuter, mais une forme d’écriture dont l’interprétation n’est jamais figée et repose sur le hasard. En 1969, Cage réunissait dans l’ouvrage Notations des œuvres d’artistes et de musiciens transcrivant la musique dans des formes non conventionnelles de notation. Oubliant ces conventions, beaucoup d’artistes et de musiciens tels George Brecht, Iannis Xenakis ou encore, dans le domaine de la performance, Esther Ferrer, ont créé des partitions prenant la forme de dessins simples ou complexes.
Partitions au sens large d’une écriture processuelle, les œuvres de Jorinde Voigt figurent de véritables modèles dynamiques d’espaces. Dans le même temps, elles sont à lire comme des programmes, dont la vision globale est susceptible de produire selon l’artiste un « son spécifique de vrombissement » (« a specific roaring sound[1] »). « À la fois temporellement et formellement, la partition joue avec la logique et ses propres proportions. Ceci se fonde sur les éléments de construction essentiels de mon travail : chercher une structure ou des moyens de notation qui se comportent de la façon la plus vivante possible ; au final, c’est quelque chose de vivant qui est observé[2]. »
Elle opère une distinction franche entre dessin et écriture, préférant parler d’écriture au sujet de ses travaux. « Pour moi, le dessin n’est pas du dessin, c’est de l’écriture de texte. C’est de l’écriture dans une forme très élargie, bien sûr. Mais c’est seulement par cette forme très élargie d’écriture qu’un niveau visuel apparaît dans l’écriture d’après un algorithme, qui révèle d’autres informations sur le contenu[3] », dit-elle aussi dans un entretien. Chez elle, la ligne est un flux, la couleur est utilisée en tant que code et champ de forces et les mots sont à la fois des signes visuels et des lieux sémantiques. À partir de ces éléments formant des signes démultipliés, elle définit des structures qui créent une écriture. Ses travaux sur papier ont en effet des significations pouvant être liées à la symbolique, à la mythologie, à l’héraldique, à la biologie ou encore à la météorologie. Elle mêle par exemple une notation sur le vol d’un aigle à des indications sur des chansons pop, la force et la direction du vent ou la géographie et les quatre points cardinaux. Si l’on prend l’exemple de l’aigle : c’est un élément de la civilisation gréco-romaine, il est l’animal au moyen duquel on lit les oracles. C’est aussi un oiseau dont elle peut observer les vols et déplacements dans l’air. Autant de données grâce auxquelles elle organise un langage à la fois rigoureux, schématique, hérité de l’art conceptuel – Hanne Darboven est souvent citée lorsque l’on parle de son travail –, et incluant les données de l’émotion, humaines, qui se traduisent notamment par une vibration et une picturalité de ses œuvres.
L’écriture comme champ d’action et de représentation
Lorsqu’elle travaille, Jorinde Voigt parcourt de tout son corps des feuilles de très grands formats. Elle-même utilise le mot « performance » : a priori, ce terme recouvre deux choses. Non seulement l’action du corps sur l’espace de grands formats qu’elle trace au sol mais aussi la catégorie de résultats obtenus : des surfaces vibrantes, dynamiques, dépositaires d’un rythme et d’une gestuelle affirmée. En somme, ces œuvres rendent compte d’une action, qu’elles figurent et transmettent à leur tour grâce à un ensemble de lois dynamiques. « L’acte d’écrire est performatif. Pour moi, cela est directement lié au fait que le processus est irréversible, tout comme le temps que l’on passe à le faire », dit-elle[4].
Jorinde Voigt vise l’interaction entre les éléments, d’un point de vue visuel et sémantique. Dans l’installation Deklination « Grammatik » (8 x 8 möglichkeiten, 2010), par exemple, soixante-quatre (8 x 8) hélices d’avion faites en carbones sur lesquelles sont inscrites respectivement soixante-quatre manières de conjuguer les pronoms personnels je, tu, il... au verbe aimer, dans sa forme positive et négative. La vitesse de rotation rend les phrases illisibles. L’œuvre devient tout à la fois un champ d’action et de représentation, c’est-à-dire un lieu où un processus dynamique est en acte. S’il y a performance, c’est donc du point de vue du processus de perception et d’observation, du geste qui forme le trait, mais aussi de la forme visuelle obtenue, à la fois trace d’une action et proposition d’une autre forme de langage.

Des lignes, des flèches, des mots. L’écriture comme geste et captation du réel.

Jorinde Voigt répète un moment – une ligne, un mot, une flèche, un point – jusqu’à ce qu’il devienne abstrait. Redessinés à l’infini, ces éléments apparaissent tantôt comme des signes liés à une signification donnée, tantôt comme de simples lignes. Ainsi, le mot est parfois pris comme motif, parfois comme signe donnant une indiction sur la nature du phénomène représenté, comme les « pulsions acoustiques »[5] par exemple. Il vient rythmer et scander des lignes figurant le plus souvent un flux constant, comme le font aussi des chiffres, des flèches ou bien des points.
La ligne chez Jorinde Voigt délimite un espace, entre ordre et chaos. Pensée comme un élément directionnel, elle s’associe d’emblée à l’idée de réseau et de flux. Par sa multiplication, l’artiste mue ses tracés en enchevêtrements infinis. La multiplication en réseau crée invariablement un principe dynamique de mouvement. Si la ligne est un flux indiquant une direction, elle devient fondamentalement chez l’artiste une manière de parcourir et d’habiter l’espace. Dès 2006, elle utilise aussi des flèches. Le signe de la flèche indique une direction. Selon Paul Klee qui l’a beaucoup utilisée, elle insuffle à elle seule un mouvement à une surface. Réalisées en très grand nombre, ces flèches construisent dans le travail de Jorinde Voigt des labyrinthes étranges. Elles créent des modèles dynamiques et mobiles d’espaces. Une fois encore, la notion de notation est à lire à plusieurs niveaux : notation d’un mouvement imaginaire, ces tracés forment un ensemble dynamique qui en produit un autre, créant ainsi une forme de partition de performance à travers laquelle l’espace pourrait être ressenti, vécu et parcouru de mille façons possibles.
De fait, c’est un territoire qui se délimite à chaque nouvelle œuvre. Dépositaires de nombreuses données objectives telles que la température, et subjectives – parfois, les titres désignent de façon explicite des thèmes plus ouvertement philosophiques et politiques, tels que le « temps commun » (Collective time, série de 2010) –, écriture et tracé se confondent : le tracé comme acte et représentation, et l’écriture comme investissement continu d’un espace par le geste de la main et comme captation du réel. Ainsi, il semble que les possibilités linguistiques du tracé soient exploitées au même titre que sa capacité à rendre compte d’un être-au-monde, d’une inscription dans le réel. Ces deux données étant combinées dans le geste.

De la partition au dessin-orchestre

Sur un mode pseudo-scientifique, ces partitions de Jorinde Voigt indiquent des données, des paramètres dont elle observe les changements au sein de la feuille. Les vingt-sept œuvres de la série Symphonic area (2009) sont composées suivant différents paramètres : césures, rotations, directions géographiques. Des courbes de température, d’altitude, des satellites, des constellations : Jorinde Voigt crée des grilles qui intègrent tout ceci à la fois. Certaines courbes sont mathématiques, comme cette suite de Fibonacci, une suite de nombres entiers qui génère une courbe. L’un des dessins de la série 2 Küssen sich / Fibonacci, O. T. (2 Küssen sich var. 7, 2007[6]) est partagé en deux parties. L’une des parties figure une suite de Fibonacci avec ses chiffres, tandis que l’autre décrit l’action du baiser. Les deux créent un ensemble dynamique, lisible à la fois comme la trace et le programme d’une action.
Jorinde Voigt explore les thèmes de la musique et sa notation, dans ce qu’elle produit dans son propre esprit en termes de rythme et d’émotion. Selon elle, les différents éléments interagissent alors « comme dans un orchestre ». Dans Beat Var. II (Mexico-Series), 2009[7], le système est très simple : sur des segments horizontaux, elle inscrit le mot « loop » (cercle). Elle ajoute aussi des marques rouges horizontales qui portent le mot Beat (rythme). On trouve enfin une numérotation des lignes opérant une suite de chiffres non croissants, paraissant aléatoire. On assiste à la création d’une œuvre dans laquelle un phénomène – le rythme – est à la fois nommé par un mot (Beat) et figuré par la pulsation de l’espace entier. Dans les partitions dessinées de la série Symphonic Area, la mesure devient un élément de base du rythme. Jorinde Voigt arrange les mesures au sein d’un tableau. Dans le même temps, la partition met en forme graphiquement toutes les popsongs chantées au même moment. Retrouvant sa dimension de partition, la ligne est à la fois expression rythmique et modèle de lecture du monde. Comme si écriture, geste et tracé étaient si intriqués qu’ils formaient dans leur association l’utopie d’un langage embrassant toutes les données du monde, à la fois purement schématique et motivé, non arbitraire, inscrit dans le mouvement des choses.

Processus et matrices : Du système de notation aux projections de pensée

Dans la série Matrice (Matrix, 2008), des valeurs numériques sont arrangées de façon à représenter des modèles possibles d’une organisation spatiale de la pensée. Le symbole de l’infini s’y associe à celui de l’aigle. Les matrices créent des organisations processuelles. En ce sens, elles peuvent être rattachées à des formes de projections mentales. D’un point de vue visuel, elle figurent ce que Jorinde Voigt nomme des « swarms[8] », à savoir des essaims ou des groupements d’animaux. Le mot « Matrice », aussi, désigne une possible organisation du monde. De façon générale, Jorinde Voigt construit des structures capables d’accueillir les données d’un rapport complexe au monde.
Classer et organiser un ensemble de données qui composent un environnement : musique écoutée, température de l’air, relations entre les êtres, comme dans 2-Küssen, en prenant la forme d’une déclinaison, ses tracés organisent toutes ces possibilités de relations. Écriture et langage, geste et signe, organisation mentale et développement graphique, ils ouvrent des possibles à la fois performatifs, linguistiques et plastiques, dans une volonté de trouver un lieu de correspondance entre les médiums quasi utopique qui a une très grande actualité chez les jeunes artistes. À travers de telles œuvres, le pari semble réussi. Jorinde Voigt propose en effet une partition pour une performance pouvant être exécutée de mille façon possibles (gestes, sons, paroles, etc.). Une partition pour la pensée, pour un espace de pensée.
Jorinde Voigt est née en 1977 à Francfort. Elle vit et travaille à Berlin.



[1] Jorinde Voigt, interview avec Lisa Sintermann (2010), citée in Jorinde Voigt, Nexus, Hatje Cantz, Von der Heydt Museum, 2011, p. 38. Les citations en français qui suivent sont traduites par l’auteur de l’anglais.
[2] Jorinde Voigt, Projektbeschreibung : Watermill Center, n. d., repris in Jorinde Voigt, Nexus, op. cit., p.14.
[3] « For me the "drawing" is not drawing, it is writing text. It is writing in a very exaggerated way of course. But only by this very enlarged way of writing, a visual level occurs by writing after an algorithm, which reveals new information about the content ». Entretien avec Marion Daniel, janvier 2012.
[4] « The act of writing is performative. For me this part meets directly with the fact, that the process is irreversible, as well as the time you spended doing it. ». Entretien avec l’auteur, op. cit.
[5] L’une des séries s’intitule Akustisches Feld (Acoustic Impulse en anglais), 2008.
[6] 51 x 36 cm. Encre et crayon sur papier. Collection Zimmermann, Berlin.
[7] 46 x 61 cm. Encre et crayon sur papier. Courtesy Jorinde Voigt.
[8] Jorinde Voigt, interview par Lisa Sintermann, reprise in Jorinde Voigt, Nexus, op. cit., p. 60.

mercredi 21 mars 2012

Peter Soriano. Autre côté (Other side)


Texte publié dans le catalogue Peter Soriano, éditions Liénart, mars 2012.

Rues de New York. Des signes tracés au sol à la bombe, en jaune, rouge, orangé, à l’endroit des passages piéton ou au milieu des routes ; langue impossible à déchiffrer pour qui n’y est pas initié. Des flèches, des zigzags, des mesures de distances, des lettres, inscrits en tous sens. Sur le site du New York Times, je retrouve ces « Street markings » : une photographie d’une rue de Chinatown cadrée sur un sol recouvert de ces signes. Dans l’entourage de Peter Soriano, à New York, il y a donc ces signes au sol. Ces derniers renvoient à des codes très précis écrits par les personnes qui balisent les routes mais sans ce savoir-là, ils paraissent invariablement comme des signes abstraits, impossibles à lire. Ce qui est intéressant et surprenant au premier abord, c’est qu’ils soient au sol et non sur les murs, comme le sont les graffitis. Cela crée une horizontalité de surface, un espace que l’on peut parcourir et éprouver par le déplacement.
Ces dernières années, Peter Soriano a occupé deux ateliers à New York. Dans le premier, à Brooklyn, de grandes fenêtres donnent au loin sur des échangeurs : une autoroute surélevée. Camions et voitures y défilent, traçant une ligne courbe continuellement en mouvement : plusieurs axes se croisent, dans une situation visuelle toujours mobile. C’est là que sont nées les sculptures intitulées The Other Side, qu’il réalise depuis 2008. Dans les coins de la pièce entre deux fenêtres, sur le long mur faisant face aux fenêtres ou entre celles-ci, des signes graphiques tracés à la bombe prolongés par des câbles tendus et des tubes d’aluminium, autant d’éléments assemblés dans des combinaisons chaque fois différentes. Dans l’atelier, l’extérieur est partout présent. Lorsqu’il commence à réaliser The Other Side, tout se passe comme si Soriano tenait un journal visuel des mouvements de son regard répondant à ce qui s’agite autour de lui. Ces pièces rendent compte d’un regard directionnel posté dans un endroit de l’espace, au sein duquel plusieurs vecteurs s’animent. Espaces ouverts dans lesquels lignes d’acier et signes graphiques sont assemblés au mur, elles décrivent aussi les trajectoires de pensée de l’artiste lorsqu’il contemple l’espace. Associés aux câbles, rectangles, cercles, croix, flèches, y construisent un espace situé entre signe, langage, espace, couleur, forme.
Le deuxième atelier, sur Warren Street, se trouve au cœur de son appartement, dans un lieu de passage. La perspective est opposée. Aucune fenêtre ne vient lui apporter d’éclairage direct, pas de vue non plus. Les trois murs de l’atelier se terminent dans ce passage, un lieu dans lequel on circule ; d’un côté, une ouverture vers une grande pièce, de l’autre, un prolongement dans un couloir. L’atelier est ici lieu de stationnement, de recueillement pourquoi pas, puisque aucune ouverture directe vers l’extérieur n’y est ménagée. Plus que de sollicitation visuelle, il est donc question de mémoire assemblant différentes images mentales. Dans ce lieu, le travail se modifie à nouveau. Les pièces The Other Side se poursuivent, mais semble-t-il dans une plus grande épure. Cet atelier est l’endroit dans lequel il vit, passe ou séjourne chaque jour. Il peut regarder les formes inscrites à chaque instant. Lors de ses passages, elles peuvent se lier dans son regard et jouer les unes par rapport aux autres. À cet endroit, en 2011, Peter Soriano accole à ses pièces qui forment une série des « nombres » (« numbers »). Dans un premier temps, il pense ajouter des barres verticales entre chacune d’entre elles. Mais rapidement, celles-ci sont oubliées. Ce qui compte en effet, c’est l’association des unes aux autres. « What is the next one[1] », dit-il. Dans son esprit, il souhaite se confronter au très long mur de la galerie Fournier, un mur difficile car il offre une très grande surface et ne permet pas beaucoup de recul. Les nombres qu’il inscrit rappellent ceux apposés par Matisse à côté de chaque station du Christ dans le dessin des stations de la croix de la Chapelle du Rosaire à Vence. En numérotant ainsi les scènes, on bascule du côté du récit. Les traits du dessin de Matisse, parfaitement schématiques, se lient les uns aux autres, autorisant de multiples modes de lecture possibles. Les nombres sont là pour orienter le sens du récit que les traits du dessin, parfois totalement mêlés d’une station à l’autre, peuvent faire dériver dans d’autres directions. Une jambe devient un dos, les silhouettes d’un corps simplifié ne sont que de simples lignes qui se poursuivrent dans chaque nouveau dessin. Si bien que dans une telle œuvre, il existe plusieurs récits : l’histoire connue des stations de Jésus et le récit sous-jacent des lignes écrites par Matisse, composant un autre phrasé. C’est dans ce deuxième récit que se situe toute la tension de l’œuvre. Autre récit, Other Side.
Considérer les relations entre espace et pensée, examiner la distance entre les choses mais aussi le rapport du dessin et de la sculpture au signe et au langage envisagé comme un ensemble de symboles visuels, font partie des préoccupations de Soriano. La nouvelle épure de ses pièces se conjugue à une mise en relation des éléments entre eux. Comme si les situations visuelles qu’il mettait en œuvre jusque-là, une fois privées du dehors ou de leur source visuelle, trouvaient à s’écrire et à se conjuguer entre elles dans la mémoire. Dans une mise en tension davantage mentale que visuelle.
Le récit et la mesure des choses
Dans l’atelier visité en mars 2011, les pièces se chevauchent sur toute la hauteur du mur. Le lien avec Matisse s’écrit davantage ici, dans le studio de Warren Street. L’atelier reste l’endroit où les choses s’élaborent et définissent leurs relations. Aussi, la totalité du mur y est employée, dans une association qui superpose les éléments et ne respecte pas nécessairement l’ordre croissant des nombres. À la galerie Jean Fournier pour son exposition de septembre 2011, son choix prend toute son ampleur, dans une plus grande radicalité. Sur toute la longueur du grand mur de la galerie entrecoupé par un poteau au centre, à gauche en entrant, il a choisi de déployer ses pièces suivant un ordre croissant des nombres, rythmant l’ensemble par un vide ménagé entre chacune d’entre elles. Le développement se poursuit, épouse un angle droit puis se termine sur le mur du fond de la galerie. Le mot « récit » vient à nouveau à l’esprit lorsqu’on évoque ces œuvres. Récit, ici, s’entend au sens où Dominique Petitgand écrit : « Quelque chose s’est déroulé, point par point, on en connaît la fin[2]. » Il y a tout ceci chez Soriano : des pièces ou « stations », un déroulement progressif, ordonné et continu et une fin, affirmée par un ensemble de signes dont la signification est proche de celle du point.
Other side, autre côté. Direction qui s’oppose à celle que l’on connaît ou qui est autre que celle que l’on prend habituellement. L’autre côté d’Alfred Kubin, le récit encore, le côté du rêve et des confins, du contrepoint. De l’autre côté du miroir ou du chemin. Celui qui vient en second, qu’on n’a pas pris au départ et qu’on finira peut-être par prendre. Dans l’exposition Other side >(NUM)BERS à la galerie Jean Fournier, Peter Soriano fraie un chemin possible : une suite de pièces numérotées à travers laquelle il organise une phrase ou un phrasé. Dans un texte intitulé « Peter Soriano’s New Directions[3] », Raphaël Rubinstein insistait sur le rôle du mur, qu’il proposait d’inclure dans la liste des matériaux utilisés par l’artiste. Le mur fait en effet pleinement partie de ces œuvres, tout comme l’espace environnant. Pour lui, le mur n’est pas seulement une surface d’accrochage : c’est le lieu de référence, l’endroit à partir duquel les distances s’évaluent. Le socle et le point de départ qui permet de déterminer ou de définir une mesure des choses. Espace, surface du mur, lignes et signes graphiques forment une syntaxe pour la pensée : grâce à un alphabet incluant toutes ces données.
À partir de 2006, Soriano propose un titre pour ses pièces : celles-ci sont désignées en tant que « Situations ». Le mot renvoie à l’espace environnant, au « site » en lui-même mais aussi à toutes les circonstances qui l’accompagnent. Une situation désigne également une position géographique, ce qui compose l’ensemble des conditions dans lesquelles un objet ou une personne se trouve. Pour l’artiste, le mot fait écho au site et au non-site, à l’endroit physique comme à l’endroit de fiction, et même à l’endroit virtuel (site entendu au sens de « site Internet »). Dans l’exposition de la galerie Fournier en 2011, Peter Soriano propose de créer un nouveau rapport au site en disposant ses pièces les unes à côté des autres. Il ne lui suffit plus qu’elles soient juxtaposées : elles sont numérotées. Alors qu’un premier chiffrage en rouge est biffé, un autre apparaît en brun qui reprend une disposition croissante des nombres. Le chiffrage en rouge correspond à la disposition initiale des pièces, qui sont redistribuées à chaque installation dans l’espace en tenant compte des caractéristiques de ce dernier. Cette nouvelle disposition donne lieu à une autre numérotation. Ainsi, chaque élément est à la fois pensé dans un ensemble et autonome. Pour l’artiste, les chiffres ont un sens. Dans son travail de sculpteur depuis les débuts, il s’intéresse à la distance entre les choses. Beaucoup de dessins qui retiennent son attention comportent aussi des chiffres : chez Donald Judd ou chez John Cage, on trouve des dessins, signés, sur lesquels figurent uniquement des calculs. Ce qui l’intéresse, c’est que le calcul, la mesure des choses devienne l’œuvre elle-même. L’artiste calcule une distance depuis l’endroit où le corps se trouve, jusqu’au mur, et crée une tension de l’un à l’autre. En installant ses pièces suivant un ordre croissant numéroté, il instaure un déroulé temporel, un comptage du temps. Huit temps, mesures ou positions. Huit stations pour le regard.
Situation en huit temps : Langage et picturalité
En huit temps : le premier comme une tension simple entre deux câbles, à l’extrémité desquels une flèche et un T à l’envers tendent vers un même cercle, poussent dans le même sens. Le deuxième en trois câbles et deux mouvements contraires. Flèche à double embout (le signe mathématique désigne une équivalence – équivaut à) entre deux crochets (délimiter un espace de tension) et flèche directionnelle vers le sol, d’un point d’aluminium à un autre (indiquer une direction). Le troisième en long mouvement directionnel vers le bas (flèche rouge assortie d’une croix), câble tendu à droite créant avec cette flèche un angle aigu. Au quatrième temps, un seul câble parallèle au sol. À l’extrémité de celui-ci, un point, entouré de deux parenthèses rouges. Autour, quatre petites flèches disposées aux quatre coins et dirigées vers les parenthèses. Toujours pour circonscrire une situation. En cinquième temps, plusieurs câbles, une parenthèse, des flèches en sens convergent. En sixième temps, deux câbles terminés par un rectangle, un autre câble horizontal s’achève par une flèche dirigée vers le bas. Le septième temps, une pièce à cheval entre deux murs : un segment terminé par un plan vertical, à nouveau une flèche. Sur le mur adjacent, une petite excroissance. Le huitième temps enfin, termine la série : un segment de droite s’achève par un plan perpendiculaire et une flèche, dans son prolongement. Les deux sont dirigés l’un vers l’autre, comme pour marquer une pause, dans une fin de phrase. Flèches, rectangles, cercles, croix et autres signes composent un alphabet. Grâce à une syntaxe mise en place par l’artiste articulée par des câbles et des tubes d’aluminium, ils s’agencent entre eux. Selon Paul Klee, l’utilisation de la flèche dans une œuvre insuffle une direction et un dynamisme à celle-ci. Chez Soriano, les flèches sont partout. Peut-être davantage qu’à un alphabet d’éléments composant dans leur assemblage une sémiotique singulière, ces flèches renvoient à une vision dynamique de l’espace et à une appréciation de celui-ci. Les flèches doubles proposent une équivalence : équations dans lesquelles deux situations sont mises en tension, en compétition. Associer, poser l’équivalence, circonscrire une situation, faire converger des éléments : autant d’opérations de pensée traduites dans un langage exclusivement visuel.
Dans le même temps, tout se passe comme si Peter Soriano, sculpteur, revenait aux fondamentaux de la peinture. Une surface, des lignes, des couleurs, des zones de tension : ces éléments renvoient au vocabulaire pictural. Il est question dans ces pièces de surfaces, de tracés. Je reviens au rôle du mur, qui est la surface de référence, la feuille ou le socle. Des plans se dessinent dans la relation entre les lignes des câbles et le mur, ou des câbles entre deux. Entre une droite et un plan, on peut dessiner un autre plan. Sur ces plans ou ces surfaces, il insère des signes. Il est question de peinture car le trait de couleur définit, délimite et construit à lui seul un espace. Jusqu’où peut aller la main et la ligne tracée par celle-ci sur le mur ? Ces tracés sont à la mesure du corps. Cependant, on peut dire aussi que dans ce travail, le geste est toujours mimé. Une fois ses œuvres réalisées, l’artiste élabore en effet des instructions ou modes d’emploi grâce auxquels n’importe qui peut les réaliser, à condition d’en suivre le plan de montage. Ces traits et signes sont donc toujours susceptibles d’être refaits, retracés, s’agençant chaque fois à un nouvel espace. De la même façon, ses couleurs sont industrielles et l’artiste les utilise en fonction du code qu’elles peuvent activer les unes par rapport aux autres. En utilisant des « instructions », Peter Soriano se rapproche de la méthode de Sol LeWitt. « La pensée de l’artiste est secondaire au procédé qu’il met en œuvre depuis son idée de départ jusqu’à l’achèvement[4]» dit ce dernier. La réalisation de l’œuvre dépend de la réalisation systématique de ces opérations. Cependant, ces instructions de Sol LeWitt dans ses propositions pour des dessins muraux ou pour des expositions par exemple autorisent des libertés[5] à ceux qui les exécutent. D’un côté ce travail préfère l’idée à la réalisation, de l’autre il autorise toutes les permutations et tend à épuiser un système. La comparaison avec LeWitt et l’art minimal s’arrête ici. Chez Soriano, chaque œuvre a son unicité et est liée à un geste précis qui engage le corps entier. De plus, lui parle classiquement de sculpture. En quoi ses pièces sont-elles des sculptures ? Les moyens qu’il utilise sont d’une grande matérialité (tubes d’aluminium, câbles d’acier). D’un autre côté, sa relation au geste et l’utilisation de matériaux industriels le rapprochent d’une artiste comme Renée Levi (on retrouve encore la peinture). Cette dernière a elle aussi fait du geste à la bombe proche de la peinture graffiti l’un des énoncés de son travail. Ce qui importe, pour elle, c’est le passage de la couleur comme geste au geste seul, en se demandant chaque fois : qu’est-ce qu’une peinture ? La toile ou le mur deviennent une scène pour le geste et la peinture se traduit par un mouvement dans l’espace. Pour elle, la peinture se définit comme un événement dans un espace, qui implique et provoque à son tour un déplacement chez le spectateur.
Chez Peter Soriano, les préoccupations sont aussi de l’ordre de l’espace et de la couleur. Pour autant, peut-on dire aussi que sa question, en réalisant de telles pièces, consiste à se demander, comme en miroir : qu’est-ce qu’une sculpture ? Il semble qu’il réduise les moyens de la sculpture à un ensemble restreint d’éléments. Cependant, le geste vient apporter une distance importante avec le médium. Chez ces deux artistes, il est au second degré. C’est un geste refait, qui renvoie à toute une histoire de la peinture – histoire de la peinture en général, expressionnisme abstrait et peinture gestuelle en particulier – ou de la sculpture – geste de réduction ou d’assemblage, geste de dessin dans un espace – pour les rejouer. L’utilisation de la bombe implique une distance supplémentaire avec le médium. Avec la bombe, on ne touche pas le support. On reste à distance ou en décalage, on tague une surface, on la marque, on l’identifie (comme on tague une photographie sur Internet), on y imprime sa trace. Il y a réduction des moyens de la sculpture au geste, à l’intérêt porté aux matériaux, à la création d’un espace. La sculpture perd son caractère d’objet, devenant une activité possiblement rejouée dans n’importe quel endroit, impliquant un temps du tracé. Matériaux, geste, tracé, espace et temps sont les fondamentaux de cette activité, à laquelle il convient d’ajouter la dimension de langage.
Mais s’agit-il vraiment d’un langage ? Dans ces œuvres, tout se grippe : les nombres (numbers) et les signes sont le plus souvent barrés, les crochets qui délimitent une proposition l’enferment, les flèches sont barrées par des croix... Autant d’éléments qui plongent le langage dans une situation d’impasse ou d’empêchement, au sens où Samuel Beckett parle de « peintres de l’empêchement ». « Il y a toujours ces deux sortes d’artistes, dit Beckett, ces deux sortes d’empêchement. L’empêchement-objet et l’empêchement-œil. Mais ces empêchements on en tenait compte. Il y avait accommodation. Ils ne faisaient pas partie de la représentation, ou à peine. Ici ils en font partie. On dirait la plus grande partie. Est peint ce qui empêche de peindre[6] », écrit Beckett. Empêchement-objet et empêchement-œil, ces deux termes sont saisissants lorsqu’on regarde Soriano. D’un côté, l’œuvre quitte son statut d’objet, se dématérialise progressivement, de l’autre une écriture s’élabore qui dit l’empêchement, l’achoppement, l’impossible prononciation, la difficulté à dire. Plus qu’une réduction de la sculpture à ses moyens les plus simples, l’artiste propose une sorte de contre-proposition pour la sculpture : montrer ce qu’elle peut encore être lorsqu’on empêche au maximum ses moyens, à savoir sa dimension d’objet, sa complexité visuelle, etc. En 2006, il écrit un très beau texte intitulé « La mémoire fautive[7] ». La mémoire fautive ou ces lapsus, déplacements et condensations qui se forment dans les rêves, amalgamant plusieurs données et événements. Dans les œuvres de Soriano, des signes se combinent, associés à des vecteurs se déplaçant d’un point à un autre. Ainsi, tout se passe comme si ce langage laissait de côté les significations pour se concentrer sur les actions, process, déplacements et fusions présents dans l’esprit et dans la mémoire lorsqu’elle se souvient des événements visuels qu’elle a enregistrés, travaillés, pensés et qu’elle tente d’en restituer le développement. Par le dessin plutôt que par le récit, par la pensée visuelle plutôt verbale.
Process et rythme
Process, ici, s’entend au sens de développement d’une forme dans le temps pouvant adopter toutes les variations possibles. En l’espace de trois ans, les Situations de Peter Soriano se sont simplifiées. Le nombre des couleurs se réduit (rouge et orangé le plus souvent). Quant aux câbles et à l’association de signes divers, ils adoptent une économie plus stricte : chaque sculpture correspond à une situation simple de tension entre deux ou trois éléments. La numérotation évoque l’utilisation des mesures en musique. La référence musicale intervient à plusieurs niveaux : chez Soriano, le déroulé des sculptures se fait à la fois dans l’espace et dans le temps. On pense à John Cage, qui considère le processus comme « processus compositionnel », faisant intervenir le phénomène du hasard. Cage parle de ses pièces en termes de « structure » et de « méthode ». Il affirme : « La notation prenait la forme de notes uniques dans l’espace, l’espace suggérant le temps sans le mesurer[8]. » Une partition telle que Cartridge Music, 1960, associe lignes pleines, lignes pointillées, points et cercles à l’intérieur desquels Cage inscrit des chiffres (représentant des chronomètres). Chaque ligne désigne une portion temporelle, les actions étant définies par exemple par l’entrée et la sortie de la ligne pointillée par rapport au sens du chronomètre.
Cage pose l’équivalence entre une forme et un son, entre un déroulé temporel et un espace. En numérotant ses pièces, Soriano s’inscrit dans le même type de démarche. « Suggérer le temps sans le mesurer » : cette phrase peut être un indice pour comprendre son travail. Si les matériaux sont différents : lignes dans l’espace, tubes d’aluminium, signes tracés à la bombes, nombres, il organise également une progression pièce à pièce à laquelle correspond une division structurelle de l’ensemble du mur par parties. Cette organisation temporelle renvoie à un temps de la mémoire visuelle. Jusqu’à quel point le geste peut-il dessiner, retracer ce qui a agi dans sa mémoire, jusqu’où peut-il aller dans cette reconstruction ? Voici les questions qui se posent face à son travail. Ce qui frappe ici, c’est la création d’un espace relationnel dans lequel les éléments s’agencent les uns par rapport aux autres de façon processuelle. La comparaison des sculptures murales de Soriano avec une partition a ses limites : ces dernières n’ont nullement vocation à être interprétées, de quelque manière que ce soit. Cependant, l’idée chez Cage d’un processus pouvant donner lieu à diverses formes d’interprétation possibles trouve un écho chez Soriano : il propose une combinatoire impliquant peu de signes, ne désignant pas de sons mais renvoyant à des mouvements du corps et du regard. Énigmatiques, ces sculptures ont à voir avec une interprétation singulière de l’espace mise en forme de façon temporelle. Parallèlement, avec ses instructions ou modes d’emploi pouvant être exécutés par d’autres, il retrouve dans une certaine mesure le jeu de la partition. Consignant des gestes à rejouer, dans d’autres espaces.
En accordant une telle importance au geste, ces sculptures entretiennent un lien au déplacement – ces œuvres rendent compte d’un regard sans cesse en activité, en mouvement – à la performance – un geste est refait à chaque actualisation de la sculpture – et à la dématérialisation des œuvres. Inventant une définition de la sculpture très actuelle, aux confins du geste, du rythme et du langage.

Dessins versus sculptures

Dans ses dessins, Peter Soriano prolonge sa réflexion sur l’espace, le langage, la relation du corps à son dehors : ces derniers proposent des tracés de visions spatiales sur une surface. Ses dessins individuels sont également nommés dessins de « site », telle la série Brooklyn (2010) où les mêmes figures et la même inscription dans l’espace sont rejouées. Croquis au crayon et signes tracés à la bombe – flèches, cercles, lignes – se partagent la feuille de papier. Cependant, la volonté de rendre compte d’une pensée s’y traduit au sein d’une forme plus libre, moins attachée à un tracé déterminé, simple et schématique. Ce qui frappe également, c’est la présence d’éléments figuratifs dans ses dessins, qui situent véritablement un espace à travers des objets précis : un rouleau de peinture, un angle de mur, plusieurs cloisons de l’atelier dont il mesure l’intervalle par un système de flèches – on retrouve la double flèche, qui indique un principe d’équivalence ou qui mesure simplement un espace. Afin d’adapter l’espace du dessin à l’espace environnant, il utilise de nombreuses feuilles de papier Japon superposées, qu’il replie progressivement les unes sur les autres. Dépliées, ces feuilles pourraient donner une idée de l’espace réel. « Dans les dessins de site, j’assemble une grande quantité de papier japonais (à la fois assez fin et résistant, il se plie facilement) et je le place sur le sol de la pièce que je veux dessiner. Commence alors une activité, qui est comme si je m’adressais au papier et à l’espace en même temps. Nous entrons tous trois en dialogue. Mes yeux pourraient être attrapés par l’espacement qui me sépare de la fenêtre, ou par la mesure directe de la profondeur du châssis de la fenêtre. Je plie le papier pour assembler différentes parties du dessin, comme on pourrait réaliser une vidéo mal faite[9]. » Si tout est affaire de mesure des choses dans ses sculptures, il semble que les dessins aillent plus loin encore dans cette idée. Soriano replie l’espace jusqu’à ce qu’il devienne une carte – il replie l’espace comme on replie une carte. Dans le même temps, il y inscrit non pas des signes mais des éléments du réel, des figures. Comme si tout ce qui trouvait à se schématiser dans l’espace réel sous la forme de sculptures se réappropriait une figure dans l’espace du dessin.
Les mêmes préoccupations relatives à sa vision dynamique de l’espace présentes dans les sculptures sont à l’œuvre dans ses dessins. Dans un entretien, il disait à propos de ses dessins : « C’est comme si je réalisais un film sur ce que je vois. Ces dessins rendent compte de la manière dont mon œil circule dans l’espace et passe d’un élément à l’autre. J’invente un langage, qui traduit ce que l’œil voit : l’effet d’une lumière, l’activité de ma tête qui absorbe ce que je vois autour de moi. Je prends conscience de mon regard. J’entre dans ce que je regarde : la lumière, une fenêtre, vus à travers des mouvements de zoom. Si ma caméra est en gros plan, elle ne fait pas de panoramique, mais un mouvement et c’est ce mouvement qui m’intéresse[10] ». Certains dessins plus récents adoptent une forme beaucoup plus abstraite. Dans la série Brooklyn Studio, si des éléments de l’espace réel sont toujours reconnaissables, les signes graphiques viennent occuper la quasi totalité de l’espace de la feuille. Dessins-partitions étranges, ces signes traduits à partir de l’espace réel invitent véritablement à une relecture de celui-ci. Entre signes abstraits et figures, ces dessins évoquent davantage dans leur rapport à l’espace le travail de Iannis Xenakis. Afin d’écrire sa musique, ce dernier utilisait en effet tout autant des signes de solfège classique que des dessins (architectures étranges, qu’il désigne comme « extra-temporelles »). Dans tous les cas de figure, le processus musical est pensé comme montage de différentes sources ou masses sonores. Les dessins de Soriano procèdent également pleinement d’un montage. On y assiste à une spatialisation des processus de pensée, cette fois sur le mode de l’image : adaptation du dessin à l’espace réel ; dessin des signes et des formes et mesure de la distance entre celles-ci par emboîtements, juxtapositions, processus articulés de façon simultanée.
De la même façon que Dieter Roth décline de mille façons différentes un dessin ou un livre, reprenant par exemple la totalité de ses livres dans l’édition des Gesammelte Werke, ou crée pour chacune des formes qu’il invente plusieurs déclinaisons, Peter Soriano propose avec ce nouveau vocabulaire une extension de ses possibilités formelles. S’il existe une picturalité très grande de ce travail, c’est sans doute davantage dans les dessins : couleurs et signes s’y multiplient, dans une surface rendue vibrante grâce aux couches successives de papier et de tracés colorés à la gouache, à la bombe ou au crayon, sans commune mesure avec d’autres pratiques contemporaines.
Partitions-lectures de l’espace, les œuvres de Soriano donnent à voir l’espace dans une dimension qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui. L’artiste regarde l’espace en dessinateur et en sculpteur : à la fois comme une carte que l’on déduirait du réel et comme une proposition dynamique venant s’y insérer. Les sculptures ont ceci de formidable qu’elles viennent donner forme à des intuitions le plus souvent traduites en dessin – dessins de pensée, dessins-partitions –, tandis que les dessins donnent figure à des idées de sculpteur – description de l’espace, mesure de la distance entre les choses, adaptation de la feuille à l’espace environnant. L’inscription dans l’espace réel de cette œuvre frappe par son acuité : le rapport au monde de Soriano, envisagé avec tout son corps, traduit une vision absolument singulière. Sculptures-langage ou dessins-signes, ses œuvres proposent chaque fois une réduction des médiums à leur plus stricte expression, tout en offrant des développements qui ne semblent qu’à leur commencement. Dans le même temps, il y est pleinement question de langage : sa vision du monde et de l’espace réel s’exprime par un langage formel propre constitué de gestes et de signes, de dessins et de symboles, ouvrant une possibilité de développement plastique infini. Langage de l’empêchement ou de l’autre côté, ces œuvres ouvrent à coup sûr une voie non explorée jusqu’ici.



[1] Entretien de l’auteur avec Peter Soriano, New York, 5 mars 2011.
[2] Dominique Petitgand, entretien avec Guillaume Desanges, in Notes, Voix, Entretiens, Les Laboratoires d’Aubervilliers, ENSBA, Paris, 2003.
[3] Peter Soriano, Other Side... (IDOL, AJAC, IONA, EMEU...), Galerie Jean Fournier, Liénart éditions, 2008, p. 6.
[4] Sol LeWitt, « The Journal of Conceptual Art », vol. 1, Coventry, mai 1969. Traduit et cité dans Ch. Harrison, P. Wood, Art en théorie, Paris, Hazan, 1992, p. 913.
[5] Dans la « Proposition pour l’exposition au Oberlin College », 16 février 1970, Sol LeWitt indique par exemple : « Sur un mur de préférence blanc et en plâtre, au moyen d’un crayon dur (6 H ou plus) tirer un nombre indéfini de lignes droites. Chaque ligne doit être perpendiculaire à la précédente. » Le choix du crayon, le nombre des lignes,« indéfinis », sont laissés au choix des dessinateurs.
[6] Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Minuit, 1990, p. 56-57. C’est moi qui souligne.
[7] Peter Soriano, La mémoire fautive, Little Single, 2006.
[8] John Cage, notes extraites de Silence : conférences et écrits, Genève, éditions Héros-limite, 2003.
[9] Entretien de l’auteur avec Peter Soriano. Extrait publié dans le texte « Peter Soriano, Du dessin-signe à la pensée visuelle », revue Roven N°5, 2011.
[10] Ibid.