vendredi 31 octobre 2014

Renée Levi. Le moment du dessin : "Je suis le crayon"


Renée Levi n’a pas toujours montré ses dessins. Elle les a même jusqu’ici très peu exposés, sinon en 2012 à la galerie Bernard Jordan à Zurich et en 2013 au Frac Bretagne à Rennes. Réalisés dans l’économie la plus simple, non spectaculaires, hors de toute narration, ces derniers sont intimes dans un sens qui les éloigne de ce qui préside au regard actuel porté sur le dessin. Montrer la pensée à l’œuvre, se situer dans une relation à l’immédiateté, ce qui attire les spectateurs vers le dessin renvoie à l’idée de saisir un moment d’ « authenticité ». Tout se passe comme si Renée Levi déjouait radicalement ce principe, les siens étant réalisés dans un état d’absence de pensée, totalement assumé, qui s’entend au sens de la philosophie zen. C’est ainsi qu’elle a intitulé son exposition à Rennes « Tohu-Bohu », mot hébreu dont elle souligne qu’il renvoie au vide spirituel, à ce moment de désordre où l’esprit ne pense pas, où tout peut encore avoir lieu. Renée Levi se méfie de la pensée et du langage qui formatent nos perceptions. Ce qu’elle nomme « dessin » se réalise dans les premiers temps à la bombe, puis à l’encre et à l’aquarelle. Dans tous les cas de figure, il s’agit pour elle de tracer des lignes sur des papiers divers. Ce qui l’intéresse est le moment du dessin, un temps de contemplation qui passe par la concentration d’un geste. Pour elle, le dessin est davantage un processus qu’un résultat. Il est fondamentalement l’expression d’un geste plutôt que la recherche d’une trace spécifique. Bien sûr, le résultat lui importe. Il fera l’objet d’un second temps de regard durant lequel elle regarde ses œuvres, pour voir si elles « tiennent ». « C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l'horizon des choses, c’est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l'être », écrit Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception. Phénoménologique au sens d’une démarche expérimentale fondée sur une approche sensible, la relation au dessin de Renée Levi passe par son propre corps. Plus précisément, dans une attitude méditative qui pense la relation au corps dans un plus haut degré de conscience, il s’agit pour elle d’« être hors de son corps, de penser comme si on était le crayon[1] », un autre positionnement vis-à-vis de son support et de son médium qui passe par l’oubli de soi. Profondément vouée aux choses et au monde, donc, comme l’écrit Merleau-Ponty.
Se défaire de toute intentionnalité, de toute idée, refuser la narration et la fiction pour accepter une relation sensible à l’espace et aux choses, tel est peut-être le défi, à l’heure où chaque individu et chaque pratique doivent se définir par un statement. C’est aussi ce sur quoi il est le plus difficile de parler et d’écrire. Les notes qui suivent proviennent d’une série d’entretiens menés avec Renée Levi dans son atelier et son appartement à Bâle. Elles tentent de leur être fidèles tout en posant parfois d’autres questions. La première et la plus cruciale consistant à se demander : comment parler d’œuvres qui revendiquent une distance vis-à-vis de tout ce qui touche à la pensée et au langage ? La proposition, forcément approximative, se situe entre l’observation des œuvres et des processus qu’elles donnent à voir et la parole de l’artiste, en partant de la plus radicale : « partir de zéro ».

Ni études préparatoires ni esquisses, les dessins de Renée Levi n’ont rien à voir avec les grandes installations picturales qu’elle réalise depuis les années 2000. Ils sont à côté, aident à « gagner une certaine sécurité dans le geste pour les grands dessins ». En 2008, lorsqu’elle décide d’organiser une première exposition qui les inclut, ces derniers changent sensiblement de statut. De dessins « tests », ils deviennent les lieux d’une beaucoup plus grande concentration. Elle étudie alors l’aquarelle, choisit de préparer les couleurs elle-même, se met dans la disposition d’aborder ses œuvres sur papier dans toutes leurs spécificités matérielles. Les papiers qu’elle utilise sont multiples : de petits formats, ce sont parfois des papiers chers, brillants ou mats, des papiers aquarelle, des papiers photo, souvent des papiers sans qualité, de simples feuilles arrachées. Pour réaliser ces dessins, elle passe des moments de concentration seule à Nice, pendant cinq ou six jours. Elle guette alors les changements de la volonté, ce qu’elle nomme « partir de zéro », lorsqu’on n’a plus d’idée. Partir de zéro nécessite un vrai travail, il faut trouver le temps pour cela. « La grande chance, c’est de trouver ce moment où tu oublies tout », dit-elle, précisant aussi qu’elle vise à : « ne pas être en soi-même, être le crayon ». La phrase frappe à l’esprit. Elle évoque à la fois une expérience de méditation bouddhiste et la réflexion de ceux qui pensent véritablement à travers leur médium et avec lui. Je me souviens de Jean-Pierre Pincemin évoquant une discussion sur sa manière de travailler avec une critique d’art, qui lui aurait instamment demandé alors qu’il tentait de décrire le fonctionnement de sa pensée : « Arrêtez, j’ai l’impression d’être dans la tête d’un fou. » Si le fou est celui qui pense en dessin ou en peinture, sans passer par toute une phase de conceptualisation, alors oui, nous sommes peut-être dans la tête d’un fou. Lorsqu’il peint, Henri Michaux dit qu’il « change de gare de triage », mettant une partie de sa tête au repos, oubliant la « fabrique à mots », « la parlante », « l’écrivante[2] », qui pense et réfléchit sans cesse. L’expérience de la peinture, qui se traduit chez lui plutôt par le trait que par un usage de la couleur, se vit dans cet état de non-pensée et d’attente. « Il n’y a qu’à laisser venir, laisser faire », écrit-il. Être le pinceau ou le crayon.

Rien à voir entre les installations et les dessins, l’expression est sans doute un peu trop forte. Que donnent à voir les installations et peintures de Renée Levi ? Ce moment du geste précisément, un geste assuré, sur lequel elle ne revient pas. Comme s’il s’agissait de rendre manifeste le moment de l’expérience, en tentant de faire coïncider, dans un équilibre instable où tout peut toujours basculer, le moment du geste et sa représentation. Renée Levi n’est pas Trisha Brown, elle n’est pas une performeuse qui utilise le tracé comme le prolongement des différents mouvements de son corps. Chez elle, le temps de performance du geste semble coïncider avec la perception qu’elle en a, dans un ajustement qui la ferait reprendre sans cesse un geste jusqu’à obtenir un résultat qui lui convienne. Vertigineuse, son attitude la placerait à la fois dans l’expérience et dans la perception de celle-ci. Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
 / De regards en regards, mes profondes forêts. / J’y suivais un serpent qui venait de me mordre, dit la Jeune Parque de Paul Valéry. Dans les dessins, ce moment est également rejoué mais de façon tout autre. Ici, le geste se reprend, se rate, chaque dessin n’existant que dans la temporalité qui le lie à toutes les autres tentatives d’une même série. Si ses essais ne lui conviennent pas, elle s’autorise à en détruire un certain nombre. D’autres resteront dans des pochettes dans lesquelles elle les classe par séries et par années, sans forcément être montrés.
Cursif. Le titre donné par Renée Levi à son exposition au Crédac à Ivry-sur-Seine en 2011 renvoyait au mouvement de l’écriture, qu’elle rejoue souvent sous forme de boucles multiples d’une écriture cursive ou « attachée » emplissant toute la page ou la surface d’un tableau. Elle donne à voir son geste et nous livre, selon la distinction établie par l’anthropologue Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, un trajet plutôt qu’un plan, se plaçant du côté des « lignes actives » définies par Paul Klee[3], ces dernières pouvant être courbes ou droites, là n’est pas la question. Dans tous les cas, c’est le geste qui l’emmène. La première chose qui frappe, c’est que sa démarche s’oppose à celle de plusieurs artistes venant de la narration. Renée Levi ne raconte pas d’histoires. Si l’on reste dans la métaphore du texte, son dessin se rapproche davantage du poème que du récit ou du roman. « Une ligne s’écrit [write] en traçant et en tirant [drawing] un trait sur une surface : le rapport entre la trace et l’écriture se situe ici entre le geste – tirer ou traîner l’instrument – et la ligne qu’il trace, et non, comme on l’entend traditionnellement aujourd’hui, entre des lignes dont le sens et la signification sont fondamentalement différents[4] », écrit Tim Ingold. Chez elle, il est vraiment question d’une écriture au sens primitif du geste d’inscription sur une surface. Poèmes, ses dessins les plus forts sont ceux qui, s’éloignant de toute figuration[5], tentent le moins d’actions possibles : un seul geste, un seul événement, une ou deux décisions, guère plus, produisant souvent une forme de fulgurance. L’invention de son écriture, qui traverse toutes ses œuvres sur papier de différents formats, pose la question : comment tracer une ligne ? Les réponses qu’elle imagine sont toujours expérimentales : en faisant couler une encre ou bien en travaillant sur des principes de plis, de symétries, de taches, de traits réalisés à l’encre ou à l’aquarelle ; en usant dans tous les cas de matériaux fluides et de supports sur lesquels ces derniers semblent glisser, circulant sans trop de résistance. Ces procédures sont essayées, abandonnées ou reprises. À travers ces tentatives, des questionnements récurrents : comment le geste se trace-t-il sur du papier, de quelles manières s’y imprime-t-il, comment le support lui résiste-t-il ?, traversent sa pratique de peinture et ses dessins, qui recentrent son travail en lui donnant une direction plus dense, tendue, épurée. Expérimentale, sa démarche l’est à plusieurs titres. Dans ses petites œuvres sur papier, l’artiste pose la question de la procédure qui sera la sienne, évoluant de la couleur comme geste présente dans ses peintures, au geste seul. Elle met à l’épreuve sa pratique, définit des moyens en vue d’une fin. Elle réalise des tests, les reprend une, deux, trois fois puis regarde si cela tient, ce que cela donne visuellement, faisant naître de nouvelles lignes et de nouvelles formes. Tout son processus de travail est en marche. Agissant de cette manière, elle se situe du côté de la ligne « promenade pour la promenade, sans but particulier[6] », jamais de celui de la ligne comme assemblage de points, qui serait dans sa finalité beaucoup trop proche d’une narration.

Au plus près du geste de la main, ses aquarelles et encres vibrent, se logeant dans un point de tension entre le geste le plus délicat et le plus sophistiqué. Faire couler une encre le long des bords de la feuille en tournant celle-ci jusqu’à faire le tour de la page ou bien glisser l’aquarelle à l’aide d’un pinceau en modifiant progressivement dans un dégradé la couleur de celle-ci ; faire circuler une encre dans la feuille en arrêtant la goutte à un endroit précis ; inscrire une tache de peinture et l’étirer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de matière : tout parle ici de la plus grande précision liée à des gestes infimes. La goutte s’arrête, peut éventuellement baver. Parfois, le dessin n’est plus qu’une seule ligne qui coupe en deux une surface, dont la couleur et la densité se transforment au fil du trait. Tous ces gestes interviennent sur la surface de la feuille, qui est perçue comme un espace à part entière. La définition à la fois très simple et radicale qu’elle donne du dessin consiste en « une ligne qui coupe deux côtés et forme deux surfaces ». Dessiner, c’est rendre visibles des lignes, précise-t-elle, couper entre la surface et la ligne. Ses œuvres sont nombreuses qui scindent la feuille en deux, dans des sortes de faux tests de Rorschach. Parfois, la feuille de papier est physiquement pliée en deux. Retrouvant Kandinsky, elle affirme que l’une des caractéristiques de la ligne est de pouvoir créer des surfaces[7]. Cet intérêt pour la surface renvoie vers deux données fondamentales de son travail : la peinture et l’architecture. « Mon intention de dessin se situe du côté du dessin d’architecture. » Elle a travaillé en tant qu’architecte avant que les logiciels de dessin d’architecture ne se généralisent et depuis, se sent à la fois proche du dessin technique et du dessin abstrait. Cette importance de l’architecture est toujours visible dans ses grandes installations : qu’elle peigne à même l’espace ou travaille sur de grands châssis, l’occupation de l’espace est appréhendée de la même façon. La feuille est pensée à la fois comme un espace et comme un objet. S’engage ensuite un processus qui implique une suite de décisions liées au dessin : dessiner assise ou non, à l’encre ou au crayon, choisir une feuille verticale ou horizontale, de format A4 ou de format moins standard. Lorsqu’elle dessine, elle commence par regarder des éléments présents dans le papier comme des signes, une agrafe par exemple ou encore une tache. Ces derniers peuvent totalement orienter certaines décisions. C’est une manière d’entrer dans le travail.
Dans leur forme la plus radicale, ses dessins sont des feuilles de tests prélevées dans des papeteries, sur lesquels les personnes qui souhaitent les acheter essaient différents stylos. « J’aime aller au magasin et étudier les outils pour dessiner », dit-elle aussi. Cette question de l’outil est fondamentale chez elle. L’outil, qui n’est jamais un objet de fascination, est perçu comme un prolongement de la main. Dans les plus grandes installations, il peut être une bombe mais aussi une serpillière, tout dépend de ce qu’il peut produire en termes de gestes et de tracés. En dessin, les outils et techniques utilisés sont très simples : le pinceau, les doigts, la superposition des feuilles également qui, lorsqu’elles sont légèrement décalées les unes par rapport aux autres, provoque par débordement d’une feuille sur une autre des zones d’absence ou des traits nets, créant aussi parfois un effet « buvard » ou un effet « bavé ». Les feuilles de tests de stylo sont évidemment les propositions les plus simples. Pour Renée Levi, il s’agit de retrouver cette simplicité-là, lorsque le geste suit son propre tracé et n’est contraint par aucune forme d’intentionnalité. Elle dessine, non pas en vue de créer une forme mais en se situant dans le moment du dessin. Être le dessin, dit-elle, être son propre geste. « Entre quatre et six ans, précise-t-elle, je venais d’arriver en Suisse et je ne parlais pas la même langue que les autres enfants du jardin d’enfants. Le dessin était comme une chose pour m’amuser, être avec moi-même. Il me donne la sécurité. Si je dis : « je suis le crayon », il y a le souvenir de ce temps-là ». Parmi les artistes qu’elle aime, plusieurs ont cette conception très tendue de la ligne. Elle regarde Fred Sandback pour la force d’une simple ligne dans l’espace, Pierrette Bloch lorsqu’elle travaille le support et la matière les plus ténus, dans un rapport qui exclut absolument toute narration. Matisse aussi, Matisse dessinateur, qui vient de la ligne. Pour elle, Matisse n’est pas vraiment un narratif. Les papiers découpés ont une telle tension, sont construits dans une telle épure que l’histoire qui s’y raconte s’en éloigne. Pour lui comme pour Renée Levi, le dessin est une méthode. Il est du côté de la perception.

Renée Levi a fait du dessin une pratique quotidienne. C’est là qu’elle tente, réfléchit, élabore son travail à venir. Ces derniers sont classés par séries, par années, dans des chemises qu’elle n’ouvre que rarement ; d’autres existent dans ses carnets. Si elle choisit de les montrer, en revanche, ils ne peuvent garder cette forme d’archives ou de simples carnets de recherche et sont imaginés en installations. Elle y retrouve la pensée de l’architecte qui est aussi celle de l’artiste sculpteur ou installateur. Elle ne se sent pas vraiment comme un peintre, sa pensée étant plutôt celle de quelqu’un qui travaille dans l’espace. Une installation doit tenir dans son ensemble. Parmi des séries réalisées depuis les années 2000, ses dessins sont choisis un à un, le plus souvent pour la radicalité de leurs gestes, puis assemblés dans une grande installation qui circule à travers des époques et des formats différents. Regarder les dessins de façon à les choisir est un moment de réflexion important, qui ne relève pas de la définition d’un concept et ne correspond en aucun cas à une quelconque stratégie préétablie d’accrochage. Sont gardés ceux qui comportent une force visuelle intrinsèque et ne sont pas l’expression d’une intention ou stratégie préétablies. Lorsque plusieurs gestes cohabitent à l’intérieur d’une même page, celle-ci ne tient plus, chaque aquarelle, encre ou peinture à la bombe paraissant ne correspondre qu’à une seule règle du jeu. Une fois confrontés les uns aux autres dans une installation, c’est comme si chaque geste, chaque couleur trouvait sa place dans un plus grand ensemble au sein duquel nous sommes invités à circuler. Comme si leur confrontation à l’espace correspondait au moment où ils prennent réellement corps.
Dans l’installation de Rennes, les dessins sur papier appartenant à des époques différentes sont encadrés par un dispositif de doubles plexiglas de même taille juxtaposés les uns aux autres sans laisser d’espace entre eux, courant sur un mur d’une quarantaine de mètres. Placées un à un à l’intérieur de ces plexiglas, ils ont différentes mesures. À travers ce filtre du plexiglas, on entre du dehors vers le dedans, vers le dessin. Marcel Schmid, son partenaire, installe les dessins à l’intérieur des plexiglas qui se touchent les uns les autres. Chacun devient comme un point faisant partie d’un plus vaste parcours. On retrouve l’idée du trajet : lignes formant des boucles telle une écriture cursive, points réalisés à la bombe ou à l’encre noire, traits colorés tracés à la bombe bleue, rose ou orangée, les dessins choisis s’organisent suivant des zones de tension. Certains conservent, en négatif, la trace des contours d’un papier qui s’est trouvé au-dessus d’eux sur lequel l’artiste a dessiné, puis sont retravaillés. D’autres proposent une alternance de points et de traits. L’accrochage dessine des passages d’une zone colorée à une autre, créant parfois des ruptures. D’un ensemble de points jetés à la hâte à l’aide d’une bombe aérosol, d’un trait qu’elle a tracé à la bordure d’un autre papier ou de l’empreinte de sa main et d’un large coup de pinceau traversant la feuille, nous repassons à des zones beaucoup plus tendues : un jeu consistant à observer comment une matière ténue vient s’imprimer sur le papier, comment un geste produit une trace immédiate, comment une encre circule jusqu’à sa propre disparition.
Dans son travail, l’artiste joue sur des différences d’échelles. Penser les contrastes, envisager la peinture dans son rapport à l’espace sont quelques-unes de ses préoccupations. En contrepoint de son installation de dessins de petits formats, elle réalise de très grandes aquarelles bleues sur papier monté sur dibond, d’un bleu très intense et aérien à la fois, qu’elle installe sur les murs adjacents. Ainsi, son installation court sur l’ensemble des murs de la salle d’exposition, l’idée étant de faire une proposition qui tienne tout l’espace. La peinture y joue avec la capacité d’absorption du papier pour un résultat très subtil, beaucoup plus proche du dessin et du tracé que de la picturalité. Toute zone de blanc a disparu pour laisser place à une immensité de bleu. Nous sommes invités à s’y plonger, à y être absorbé, retrouvant ainsi, le temps d’un instant seulement, l’état de perception qui a présidé à leur réalisation. Avec de telles œuvres, Renée Levi se situe résolument du côté de la contemplation. Toujours entre virtuosité et épure.

Si Renée Levi n’est jamais dans la narration, elle s’inscrit dans des temporalités singulières. Pas d’histoires mais des pratiques dans lesquelles le tracé de lignes, dans ses tentatives, essais, ruptures, changements brusques, fonctionne un peu à la manière dont se constitue une mémoire. La mémoire perçue à la manière d’un dessin ? C’est la thèse que propose Tim Ingold mais aussi Henri Michaux disant oublier la « parlante », l’ « écrivante » lorsqu’il peint, pour retrouver des fonctions de perception plus fondamentales. Chez Renée Levi, il semble que ces mêmes fonctions soient en marche lorsqu’elle fait ses tentatives, ses essais. Leur installation proposerait alors comme la mémoire de tous ces instants de pensée, de toutes ces lignes tracées durant un temps de vie donné. Elle vise non pas la forme spectaculaire mais le geste le plus simple, ce qu’il y a de plus difficile : une façon, retrouvant son « corps explorateur », d’accepter d’être traversé par son propre geste, en se situant pleinement dans l’espace qui est le sien, et dans le monde.

Paris, le 18 avril 2014
Marion Daniel




[1] Les citations de l’artiste sont extraites de plusieurs entretiens avec l’auteur entre 2012 et 2013 dans son atelier ou son appartement à Bâle.
[2] Henri Michaux, Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, 1963, p. 83.
[3] Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gonthier, Denoël / Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1982, p. 73.
[4] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, trad. Sophie Renaut, Bruxelles, Éditions Zones sensibles, 2011 (Lines. A Brief History, Routledge, 2007).
[5] En termes de « figures », Renée Levi trace par exemple bien souvent des chiffres.
[6] Paul Klee, op. cit.
[7] Vassily Kandinsky, Point et ligne sur plan, trad. Suzanne et Jean Leppien, Paris, Gallimard, 1991, p. 71.

samedi 12 juillet 2014

Réelle et différée. Texte publié dans le catalogue "Esther Ferrer", Frac Bretagne / Mac/Val, 2014



Présente au monde, Esther Ferrer l’est tout entière et tout le temps. À ceux qui s’étonnent qu’elle soit la même dans la vie et dans ses performances, elle répond : « oui, c’est le même corps ». « C’est comme si la performance travaillait le réel en direct et l’installation, son image en différé[1] », dit Esther Ferrer, dont tout le travail peut se penser dans une relation étroite entre la performance – qui implique une présence du corps en mouvement – et l’installation. Elle passe de l’une à l’autre, sans solution de continuité. « Il me semble que toutes les deux, performance et installation, emploient les mêmes éléments mais de façon différente[2] », précise-t-elle. Elle ne recherche pas les expositions. Cela tient sans doute à plusieurs paramètres de son travail : sa part performative, qui se marie mal à l’arrêt sur image ; un processus de pensée, aussi, qui se déroule ailleurs, dans l’atelier ou dans la rue, sans que la problématique de l’exposition ne se pose pour elle. Toujours une question de diffusion, réelle ou différée. Lorsqu’on choisit néanmoins d’en organiser une, comment exposer le travail et la pensée d’Esther Ferrer, tout en restant fidèle à leur pluralité de formes ? Comment restituer la performance, en rendant compte d’actions qui sont fondamentalement éphémères ? Vidéos et photographies réalisées par des spectateurs constituent des documentations de performances, tandis que les installations ont vocation à s’inscrire dans l’espace. Posée à titre d’hypothèse, la notion de ligne et de chemin tracés permet de penser ce va-et-vient. « Je cherche le langage le plus clair pour ce que je veux dire[3] », affirme-t-elle. Que signifie cette phrase en termes de traductions plastiques ? Quels sont ces  éléments communs dont parle l’artiste ? La dialectique qui met en relation corps et espace devient un moyen pour penser son travail.

Espace-temps-présence : avec cette triade, Esther Ferrer conçoit toutes ses œuvres. Un espace qu’elle parcourt, dont elle éprouve les limites par la marche ; qu’elle délimite et façonne, aussi, dans ses installations. Je me souviens du geste consistant à tracer un carré avec du scotch bleu au sol autour de l’œuvre Les Trois Grâces dans l’exposition du Frac Bretagne. Le dernier jour du montage, Renée Levi, qui avait au même moment une exposition dans une autre salle, était présente dans l’espace d’exposition d’Esther. Avant l’ouverture au public, plusieurs personnes avaient déjà buté dans cette structure fragile en fils de pêche juxtaposés suspendant trois chaises dans l’espace, faisant sauter ces fils comme les cordes d’une guitare. Décider de tracer un carré au sol, en délimitant une surface à l’intérieur de laquelle il ne serait plus possible de pénétrer ne fut pas chose aisée. Cela ajoutait à l’œuvre un élément qu’elle ne comportait pas dans sa forme initiale présentée à la Biennale de Venise en 1999. Bien plus, ces lignes au sol donnaient de l’espace une perception trop évidente, celui-ci devenant clairement balisé. Les interdictions ne sont pas le fort d’Esther Ferrer. Pourtant, lorsqu’avec Renée Levi elle trace au sol une ligne bleue – beaucoup moins agressive et nette qu’une ligne rouge ou noire –, un autre espace se dessine pour l’œuvre. Cette action de tracer est fondamentale pour comprendre ce travail, dans lequel des lignes délimitant des territoires invisibles donnent naissance à des installations que nous sommes invités à éprouver, tantôt en les contournant, tantôt en les enjambant. Avec cet ajout, Les Trois Grâces retrouvaient la forme carrée souvent tracée par l’artiste, un espace horizontal venant contrebalancer le premier, vertical.
« Parcourir un carré », l’entreprise a été tentée toutes les fois qu’elle a donné la performance éponyme. Chez Esther Ferrer, les performances se disent et se représentent. Elles peuvent être traduites en mots ou en images. Pour chacune, il existe un texte ou un dessin, parfois les deux, dans ce qu’elle nomme des partitions. Elle travaille comme une musicienne. En tant que réalisations dans l’espace, ses pièces ont une durée. Le principe de réactivation concerne à la fois les performances et les installations qui sont réinterprétées, réadaptées à chaque nouvel espace. Parcourir un carré de toutes les façons possibles établit une corrélation entre le tracé d’une forme géométrique et un mouvement physique dans l’espace. « La question est de parcourir », martèle Esther Ferrer, comme si dessin et déplacement participaient d’une même action.

« Parcourir un carré de toutes les façons possibles, qui comme son nom l’indique consiste à parcourir un carré de toutes les formes possibles, trois, quatre ou cinq lignes si on pénètre dans son intérieur. Comme d'habitude elle peut être faite par une personne ou beaucoup, cela dépend des possibilités. La question est de parcourir un carré, la taille, la façon, le rythme, le nombre de personnes, etc. sont complètement aléatoires. […]. Les variations sont nombreuses, car il faut tenir compte du fait que pour moi ce n'est pas la même chose d’aller de droite à gauche que de gauche à droite, ni marcher normalement et marcher en reculant […][4]. »

Ce n’est pas la même chose car cela participe d’un choix, fondamental pour l’artiste, qui consiste à tracer une voie. Pour elle, un espace s’éprouve, se ressent. Cette performance a donné lieu à une installation, réalisée pour la première fois à Roskilde en 2001. Sous forme de dessin puis de partition, elle matérialise un ensemble de permutations par un système de flèches indiquant le parcours choisi. Parcourir un carré, Un espace à traverser, Performance à plusieurs vitesses, Performance à plusieurs hauteurs : il s’agit chaque fois d’inventer des déplacements possibles dans des espaces donnés, en éprouvant tous les paramètres de ces derniers par des variations de vitesse, de rythme, de direction, de style de marche. Comme l’a montré Tom Johnson dans un très beau texte sur le travail d’Esther Ferrer, la répétition est un concept impossible. Un concert ou une performance ne peuvent être joués ni écoutés deux fois de la même manière. Esther Ferrer parle davantage de permutations et de variations, qui s’opèrent à l’intérieur de ses performances et dans chaque nouvelle exécution qu’elle en donne. Proche de John Cage, elle s’intéresse à l’espace en tant qu’il est porteur de toutes ces impuretés, décalages, imprévus, « habité » par des mouvements multiples mais aussi par les sons de ce monde. « […] Le silence devient quelque chose de différent – non plus du tout du silence, mais des sons, les sons ambiants. La nature de ces derniers est imprévisible et changeante. Peut-être faut-il devoir compter sur ces sons (que l’on appelle silence uniquement parce qu’ils ne font pas partie d’un intention musicale) pour exister. Le monde grouille de ces derniers, et, de fait, il n’est pas de lui qui n’en contienne pas[5] », écrit John Cage. 

Écouter les sons de ce monde ou l’arpenter par la marche : comme ses installations, les performances d’Esther Ferrer sont extrêmement simples. Une performance se déroule au présent, lorsqu’une ou des personnes la réalisent, à des vitesses chaque fois différentes. Elle intègre par essence les notions de temps et de présence, également constitutifs de l’installation : réalisée pour une durée donnée dans un espace spécifique, s’activant au contact des spectateurs, l’installation est le plus souvent détruite à la fin d’une exposition. L’artiste pense la circulation à l’intérieur d’un espace sur le principe du fil : celui qui s’amasse, constitue progressivement une masse puis se déroule pour former des lignes dans des œuvres telles qu’Au fil du temps, mais aussi celui qui trace un parcours, un chemin. Le chemin se fait en marchant : cette performance réalisée à de nombreuses reprises dans des lieux comme Ramallah en Palestine, Toulouse ou Rennes, désigne une donnée fondamentale de son esthétique. Ce titre est celui d’un poème d’Antonio Machado. « Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant », précise-t-il.

« On pourrait presque dire que la pensée se fait en marchant, car comme écrivait Jean-Jacques Rousseau (peut-être suivant la tradition ou la légende des péripatéticiens) : « Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus et ma tête ne va qu’avec mes pieds[6]. » »

Cette phrase vaut pour son travail, dans lequel rien ne se donne a priori, sans que le corps ne se mette physiquement et mentalement en mouvement. Le fil s’enroule, s’emmêle, se casse, se raffistole, lie des éléments qui ne l’étaient pas. Comment ne pas voir cette œuvre comme une incitation, non autoritaire, à percevoir le réel autrement ; à repenser et organiser notre propre rapport au monde en y traçant des lignes ? C’est l’œuvre « nomade » dit l’artiste, vouée à accueillir les transformations provoquées par le temps. Elle intègre et pense les vides qui sont comme sa colle. À celui qui s’attendrait à trouver des œuvres d’une grande densité de matière, très « plastiques », elle donne une fin de non-recevoir. Une fois réalisées, ces installations qui existent avant tout à l’état de concept proposent au spectateur de considérer les contours et limites de son propre corps. De tracer son propre espace, en repensant son rapport à l’autre.

L’espace des installations et celui des actions d’Esther Ferrer est fondamentalement l’espace réel. Cette idée très simple permet d’appréhender une grande part de son travail.

« Je disais tout à l'heure que la performance n'a pas de domicile fixe et que j'aime ça ; normalement le domicile de ceux qui n'en ont pas un, cest la rue, et je pense que de plus en plus l'art doit investir la rue. Pour cette raison je vais sortir dans la rue pour cette performance : on prend une chaise, et on la tient comme ça. Je marche, si vous voulez participer, prenez une chaise et marchez avec moi, en ligne par exemple, (je sors de la maison), je marche avec la chaise, je m'assoie, je regarde le spectacle, j'applaudis. […] L'action peut durer autant qu'on veut, mais la durée idéale pour moi est de 24 heures (avec des interruptions pour manger, faire pipi ou autres nécessités, physiologiques ou d'autre ordre plus stimulant), etc. »

Choisir l’espace réel c’est refuser la fiction ou l’illusion, en acceptant toute sa trivialité ; jusqu’à accueillir, sans détour, un effet si vrai qu’il en devient absurde. Esther Ferrer rejette tout esprit de sérieux. Dans un entretien avec Eric Dicharry, elle insiste sur la notion d’ « accident » pouvant surgir dans la situation réelle. L’action – plus ouvert que celui de performance, ce terme désigne toute forme de réaction à un événement dans l’espace – se donne au présent, dans un temps et un espace dont elle accepte les aspérités.
« Naturellement “l’accident” peut arriver, dans le théâtre ça sera une catastrophe, pas dans la performance telle et comme je la comprends,  tout ce qui arrive fait partie de l’action, c’est le réel qui s’impose, à toi de l’intégrer dans ton action comme tu veux ou comme tu peux. Ma réaction à cet accident sera aussi naturelle que dans la vie de tous les jours, si quelqu'un par exemple m’empêche de marcher je peux réagir de beaucoup de façons différentes, je peux m’arrêter et attendre qu’on me laisse passer, dans ce cas l’action peut prendre des chemins très différents de ceux que j’avais pensés, mais c’est ça l’action. Ce réel qui s’impose est plus important que ce que j’avais pensé faire. Je peux réagir aussi en poussant la personne qui m’empêche de marcher ou faire ce que j’ai envie de faire dans ce moment, ça dépendra de mon humeur du moment[7]. »
Dans son texte « Accident et nécessité dans l’art », publié en 1957, Rudolph Arnheim montrait comment dans toute la peinture occidentale, sous l’impulsion des romantiques qui en font un véritable facteur de composition au même titre que l’inconscient et le rêve, l’accident devient une donnée fondamentale de la création, les archétypes d’une vision trop rigoriste et schématique de l’art étant mis au second plan « quand il y a détresse des nations et perplexité ». Au-delà d’une vision liée à la peinture, cette réflexion révèle que l’acceptation de l’accident a une dimension politique : elle prend en compte le réel, avec toutes ses aspérités, en particulier dans les périodes troublées. Ce qui intéresse Esther est toujours d’ordre politique : non pas dans un quelconque message à délivrer mais dans son attention si vive à être présent à l’espace que l’on habite. L’accident n’est pas le hasard, qui aboutirait à un non-choix, ce qu’elle ne vise jamais. Bien au contraire.
Elle dit parfois que son travail est fondé sur « un minimalisme très particulier basé sur la rigueur de l’absurde ». Dans sa définition des œuvres minimalistes, Michael Fried a mis en avant le fait qu’elles ne reposent plus sur l’illusion mais sur la présence physique de l’objet. Esther Ferrer retrouve précisément Donald Judd lorsqu’il déclare : « les trois dimensions sont l’espace réel[8] ». Minimales, ses pièces réalisées autour des nombres premiers le sont aussi, de même que ses Pyramides, une série d’installations mêlant structure géométrique constituée de câbles et peinture gestuelle appliquée sur un mur adjacent, basées sur des combinaisons mathématiques. Pourtant, la plupart des décisions prises dans la réalisation des Pyramides relève davantage d’une sensibilité aux mouvements d’un corps dans l’espace. « Je voulais mélanger la rigueur des structures géométriques avec la spontanéité et l’anarchie de la couleur appliquée de façon gestuelle », ajoute-t-elle. Plus que l’absurde, dans ce cas, c’est l’ « anarchie » qui contrebalance une forme trop figée. L’artiste lutte précisément contre le trop grand rigorisme de l’art minimal. Dans ses pièces intégrant les mathématiques, elle s’intéresse à la notion d’infini, allant délibérément du côté des structures ouvertes et du désordre plutôt que de celui des données quantifiables. Mais en mêlant structure et spontanéité, espace et corps, tout se passe comme si elle donnait en quelque sorte forme et matérialité au projet formulé de l’art minimal, pour lequel la perception des objets dans un espace réel doit déterminer toute une dynamique de création.

Pour Esther Ferrer, performances et installations sont des situations. Du latin situs (lieu, emplacement), une situation a lieu dans un espace et un temps donnés. Elle parle aussi parfois de « situactions[9] ». « A s’avance et se met derrière C. Le temps s’écoule. » Elle est de ces artistes qui donnent à la participation, notion galvaudée s’il en est et qu’elle rejette pourtant, tout son sens et sa nécessité. Le mot « situation » renvoie de son côté aux « Situationnistes ».

« Dans la performance, nous sommes tous des viveurs dans le sens que donnèrent à ce mot ses inventeurs, les Situationnistes. Tout ce qui arrive pendant ce présent performatif fait partie de la performance, et quand je dis tout, je veux dire ce qui était prévu et ce qui n'était pas prévu, ce qui est désirable et tout ce que normalement on considère comme indésirable : l'accident, l'erreur et même la fameuse participation (dans mon idée de performance, la participation est inévitable de toutes façons)[10] . »

Esther Ferrer pense de façon radicale la relation d’un corps à un espace. Elle entretient un rapport processuel avec ses actions et installations. Toutes existent à l’état d’idées, puis de maquettes ou de dessins. Avant d’être réalisées, elles ont une vie dans la tête de l’artiste qui les date du moment où l’idée en est née, puis se transforment dans le temps de la réalisation et de l’exposition. C’est le cas, par exemple, de l’œuvre Mémoire, une installation dans laquelle des enveloppes ouvertes s’affaissent au fil du temps de l’exposition. Ainsi, même ce qui semble relever strictement de l’installation et de l’objet intègre la dimension du temps. Elle va très loin dans son refus des objets qui, cependant, sont partout. Dans une exposition de 1997 au Centre d’art contemporain de Séville intitulée « De l’action à l’objet et vice-versa », l’artiste place pourtant explicitement l’installation dans la catégorie des objets. Elle en réalise de nombreux, préhensibles, composés d’éléments usuels détournés – des cadres (Dans le cadre de l’art), des « jouets éducatifs », godemichés composés à partir d’avions de chasse miniatures et autres jouets à thèmes guerriers. Cependant, son désir est d’en produire le moins possible. L’objet englobe le dehors, ce à quoi on se confronte – pour être plus précise en reprenant la définition du réel par Lacan, « c’est quand on se cogne ». En ceci, les installations d’Esther Ferrer sont des objets : elles donnent corps à des concepts, matérialisant en trois dimensions nos perceptions de l’espace. Nous sommes invités à passer au travers, à se glisser dessous, à s’infiltrer à l’intérieur de ces structures composées de fils, câbles, peinture, chaises, autant d’éléments usuels. À buter contre, aussi, parfois.

Au début de ce texte, j’ai parlé de va-et-vient : le va-et-vient hésite entre deux options possibles, sans jamais en choisir une. Pousser cette idée à sa limite amènerait à un non-choix et à une absence totale d’œuvre. Dans le transport d’une de ses expositions, il n’y a rien ou peu de chose, par exemple trois chaises destinées aux Trois Grâces ; simplement parce qu’elle en aime l’arrondi qui correspond bien aux courbes féminines des nymphes. Cependant, elle pourrait aussi bien en utiliser d’autres. Toutes les versions sont valables… ou presque. Une pièce murale, qu’elle demande à d’autres personnes de réaliser, se fait suivant une partition qui laisse libres les paramètres d’espacement, de grosseur du trait. Toutefois, si elle le pense nécessaire, elle demande à ce que celle-ci soit effacée puis refaite. Non pas tant que la réalisation ne corresponde pas à l’image qu’elle en a ; plutôt parce qu’elle demande à celui qui la réalise d’être présent et engagé à ce qu’il fait. D’être là. Toutes les versions…, à condition d’en choisir une.

« En réalité quand j'ai trouvé ZAJ j'étais en train de réfléchir sur la possibilité de faire un travail artistique éphemère, qui ne laisse de traces que dans la mémoire de celui qui le regarde, c'était l'époque où j'ai commençais mes premiers projets avec des fils, donc la performance me convenait très très bien. Finie l'installation, il ne restait rien, parfois même pas une photographie, car faut dire que à l'époque en Espagne, souvent il n'y avait aucun photographe ni aucun journaliste sur le lieu[11]. »

Éphémères, ses installations sont constituées d’objets qui retournent à leur « usualité » première.

« Une autre chose que j'aime est l'idée que ces éléments, une fois finie l'installation, retournent à "leur quotidien" à eux, et remplissent encore une fois la fonction pour laquelle ils ont été fabriqués[12]. »

George Brecht précisait qu’à la différence des ready-made de Duchamp, il était possible de s’asseoir sur ses Chair events. Inspiré notamment par John Cage, l’art action est allé très loin dans son refus de sanctifier l’œuvre d’art. Esther Ferrer lui donne la forme la plus souple, aussi non pontifiante que possible. Cette forme souple n’est pourtant jamais non-forme. À l’opposé, l’artiste vise une précision folle qui n’en finit pas de se reprendre, de se dire à nouveau, dans un autre lieu et un autre temps. Le « même corps », jamais pareil.

Une exposition consacrée à Esther Ferrer est toujours une hypothèse. Du geste physique à une présence du corps qui s’affirme progressivement, les quatre installations montées à Rennes témoignent d’une sorte de gradation. Le geste physique est présent dans les Pyramides. Ici, pas de corps mais celui, très réel, de l’artiste qui construit cette immense installation, apposant son geste pictural sur les murs ; le corps du spectateur, aussi, qui est amené à s’y déplacer. La couleur joue son rôle : une couleur industrielle, mixant couleurs primaires et fluos qui compose un espace rythmé. Silhouettes pense de façon explicite la question du corps et de ses limites. Trois grosses cordes ou « bouts » utilisés pour le bateau disposés en cercles y sont disposés les uns au-dessus des autres, leurs diamètres s’accroissant à mesure qu’ils s’approchent du sol. En pénétrant à l’intérieur de cette structure, nous ressentons à la fois les limites d’un corps schématisé dans l’espace et nos propres limites, notre espace étant totalement déterminé par ces cordes fermées. Dans le même temps, cet espace reste ouvert, simplement délimité par l’épaisseur de trois cordes. Plusieurs pièces d’Esther Ferrer jouent sur cette dialectique ouvert-fermé. Nous sommes chaque fois invités à voir les structures composées de vides comme des pleins, à recomposer des figures. Pourtant, dans un refus de se placer en monuments autoritaires, ces pièces laissent toujours le regard et le corps circuler, ressentir les vides. L’épisode raconté à propos des Trois Grâces est significatif à cet égard : est laissée au spectateur la possibilité de franchir ou non les lignes d’un carré. Esther Ferrer s’intéresse à ce qui vient très légèrement modifier notre trajectoire. Dans la dernière installation présentée, Perfiles, elle donne corps à une vision qu’elle a eue étant enfant. En cours de biologie, on lui parle d’ondes émises par le corps ; elle s’imagine entourée de lignes contournant sa silhouette, s’agrandissant à mesure qu’elles s’éloignent d’elle. « C’est un corps qui se déploie dans l’espace et qui disparaîtra un jour », ajoute-t-elle. Accompagnant cette disparition, les traits du mural s’effacent progressivement.

Absent-présent, le corps s’affirme depuis la trace physique d’un geste, sa représentation abstraite sous forme de cercles concentriques ou de chaises avec figures absentes, jusqu’à sa propre silhouette dans Perfiles. Et ce qui en reste une fois l’installation et la performance finies, ce sont des traces, des lignes, des indices d’un passage. Des traces qui, fondamentalement, font image. Réelles et différées.
Esther Ferrer conçoit l’espace comme une vaste partition pour les corps. Tout ou presque, peut être refait, rejoué. Le parti adopté de l’exposition de Rennes s’est situé du côté de la documentation et non de l’archive, l’artiste rejetant l’aspect fétichiste que peuvent prendre ces documents : existant à l’état de fichiers numériques, les photographies de ses actions qu’elle a scannées au fil des années ont été tirées sur des papiers très simples. Plus nombreuses que les vidéos, elles choisissent le parti du « geste arrêté », dans un refus de mimer l’action ou le mouvement. En plaçant des ensembles de photographies et de vidéos sur les murs en relation avec les installations, un processus de travail est suggéré dans une dynamique de renvois, où chaque réalisation peut en amener une autre. L’idée est de pénétrer dans un mouvement de travail et de pensée. Surtout ne rien figer. Placées à proximité des installations, ces traces d’actions et d’installations passées viennent y apporter une épaisseur de temps. Disposées en série, des photographies décomposent un mouvement comme des sortes de vidéogrammes. D’autres se juxtaposent, mettant en liens des actions différentes. À travers ces restes et ces fragments, Esther Ferrer incite le spectateur à tracer ses propres lignes, à se mettre en marche. En dessinant des gestes et des figures qui s’impriment dans la mémoire.

Je reprends l’idée ouvrant ce texte : pour Esther Ferrer, les installations produisent une image du réel en différé. Qu’est-ce qu’une image en différé ? Une vue de l’esprit, une image de pensée, une mind map ? Pour Walter Benjamin, les images de pensée sont des sortes de condensateurs de pensée. Produites en différé, les images d’Esther Ferrer sont dialectiques : elles rendent compte au présent d’une expérience passée qui peut être une performance, construisant dans tous les cas une forme en écho à une expérience. De la même façon, les installations se rejouent comme des partitions. Regarder un corps figé se propageant dans l’espace, placer sa silhouette à l’intérieur de celle-ci, se glisser sous les cordes des Silhouettes afin d’être encerclé, voir l’espace à travers les fils d’une pyramides : les modifications de la perception sont chaque fois infimes. Elles produisent une image à l’échelle d’un espace, dont les contours ne sont jamais fixes ; une image constituée de vides qui délimitent autant de figures à parcourir. Draw the line, Walk the line.



Marion Daniel
Paris, le 8 février 2014






[1] Esther Ferrer, revue « Inter » n° 74, 1999, p. 29
[2] Ibid.
[3] Les citations non référencées de ce texte sont extraites d’une série d’entretiens avec l’auteur en 2011 et 2012.
[4] Esther Ferrer, « Raconter des performances ». Partition, 1995. C’est moi qui souligne.
[5] John Cage, in Silence, Conférences et écrits, éditions Héros-limite, Genève, 2003
[6] Esther Ferrer, « Le chemin se fait en marchant ». Partition
[7] Esther Ferrer, « Raconter des performances », op. cit.
[8] Donald Judd, Specific Objects, in Arts Yearbook 8, 1965
[9] Cf. Article « Différences », Revue Inter n° 74, op. cit.
[10] Ibid., p. 30
[11] Entretien, Musée d’art contemporain de Roskilde, Danemark, 2002
[12] Ibid.

lundi 10 mars 2014

Dieter Roth, Processing the World. Texte paru dans le catalogue de l'exposition "Dieter Roth, Processing the World" au Frac Bretagne (14 décembre 2013 - 9 mars 2014), Les presses du réel, 2014



« It’s time to order next year’s diaries[1] ». Dieter Roth

En 1963, l’île volcanique Surtsey émerge soudainement de la mer au Sud des côtes méridionales de l’Islande, se développant jusqu’en 1967. Née d’un amas informe de laves, cette île est dès son apparition étudiée par des volcanologues, qui guettent son processus rapide d’érosion sous l’action du vent et de la mer, mais aussi par des botanistes et zoologues, qui y observent l’apparition d’espèces animales et végétales. À partir de 1966[2], le motif de l’île devient récurrent dans le travail de Dieter Roth, qui vit depuis plusieurs années en Islande, où réside sa famille, tout en se déplaçant en permanence entre la Suisse, l’Allemagne, les États-Unis, où il vient de passer une année à Providence. Toute lucide et fondée sur l’inquiétude qu’elle soit, la démarche de Roth, qui suit une piste constructiviste et typographique, consiste jusqu’alors à inventer des systèmes générateurs de formes. À partir de 1967 et en 1968, ses premiers multiples d’Îles (Insel) en trois dimensions inversent ce processus de construction : ces accumulations anarchiques et chaotiques contiennent leur propre principe de destruction. Forme ambiguë, l’île est un amas de matières périssables indescriptibles sorties du néant (mélanges de pain, plâtre, clous, huile, acrylique, etc.). Roth décrit ce choix de matériaux périssables comme « une sorte de mélancolie[3] », prenant en compte le principe héraclitéen du « Panta rhei » : « tout s’écoule ». Rien ne doit être restauré, demande-t-il aux conservateurs de musées, afin de ne pas entraver la transformation de la matière. Désormais, la mise en processus de ses œuvres prend toute sa matérialité, dans une marche inéluctable vers leur destruction. En 1973-1974, il entreprend une série sur le thème de Surtsey, composée de dix-huit gravures reprenant une image commune du volcan en éruption. Après la réalisation d’un premier collotype en couleurs, très proche de la photographie que l’on trouve aujourd’hui encore en carte postale, les suivantes sont passées sous plusieurs couches d’encre. De plus, Roth transforme progressivement le motif de l’île, soutenu par une sorte de compotier posé sur un damier, passant ainsi d’un paysage à une nature morte. À deux reprises au sein de la chaîne des dix-huit estampes, séduisante et effrayante à la fois, cette construction-destruction devenue noire et illisible par les multiples passages de la couleur reprend et contient toutes les autres images. Elle renaît en milieu de course telle le Phénix, puis s’obscurcit à nouveau pour finir sur une image proche de celle d’origine, si ce n’est qu’un nouveau dessin y a émergé. L’épuisement a pris corps, non pas seulement au sens d’une fatigue matérielle et physique, mais d’une exploitation totale des possibilités d’un lieu, comme chez Georges Perec[4].
Inventer des systèmes de construction de formes révélant la notion de processus de vie et la destruction qui lui est corrélative, est un aspect fondamental de la dynamique de création de Dieter Roth. L’exposition « Dieter Roth, Processing the World » s’intéresse à la manière dont l’artiste construit son œuvre, dans un mouvement où chaque expérimentation en fait naître une nouvelle. Qu’est-ce qu’un process, un processus ? On parle de process dans l’industrie comme d’une succession des différentes phases d’un mode de fabrication. Le processus, enchaînement de faits, actions ou procédés, est directement lié dans la création d’une œuvre d’art à l’organisation d’une relation au temps. Ces deux aspects sont à l’œuvre chez Dieter Roth, qui d’un côté épuise des systèmes dans ses livres ou estampes en exploitant toutes leurs possibilités de développement par des mécanismes tels que symétrie, superposition, accumulation, transformation, reprise, croissance et décroissance. De l’autre, il enregistre le réel construit à l’état brut. Dans une installation telle que Seydisfjördur Slides (1988-1995), il inventorie sous forme de huit cent quatre-vingt-six diapositives toutes les maisons d’une petite ville islandaise présentées simultanément par des projecteurs. À la fin de sa vie, il expose sans les retoucher ses sous-mains (Tischmatten) puis ses tables de travail. L’attention se déplace progressivement depuis le matériau en lui-même vers le lieu et le moment du travail.
La notion de processus permet de saisir la plupart des mécanismes de création de Dieter Roth. Comment rendre compte de cette notion au sein d’une exposition ? Comment y restituer le mouvement permanent d’une pensée ? Quelles résonances ce travail a-t-il dans le contexte de l’art actuel ? L’exposition « Dieter Roth, Processing the World » pose l’ensemble de ces questions. Elle revient sur la fabrique de l’œuvre et ses données : le paradoxe existant dans la méthode de création de Roth entre une volonté de construction formelle permanente et un désir de destruction qui vient sans cesse la contrebalancer ; la dimension poétique et philosophique d’une œuvre fortement ancrée dans le réel qui attribue au vocabulaire visuel qu’elle invente la vocation de « se répandre sur le monde[5] » ; l’archive et le document comme fictions et éléments vers lesquels sont tournés tous ses efforts depuis les premières années jusqu’à la fin de sa vie. L’édition conçue en regard de cette exposition reproduit toutes les œuvres présentes dans l’exposition ainsi que des archives, en mettant en évidence les relations que ces éléments entretiennent entre eux.

Tout se passe comme si le but était pour Dieter Roth de donner le plus d’informations possible sur le processus d’une pensée en action : une pensée complexe, sans cesse passée à travers des écrans comportant erreurs, incompréhensions, altérations jouant le rôle de filtres. Parvenir à un mouvement de création sans fin semble en effet se faire au prix de la dégradation des formes et des matériaux allant jusqu’à leur destruction, cette œuvre étant, de façon extrêmement lucide, pleinement consciente de la disparition qui la guette, comme un corps serait sans cesse aux aguets de toutes ses propres marques de vieillissement. Dès les années 1950 puis 1960, le livre apparaît comme une forme privilégiée, celle « qui l’intéresse le plus[6] ». Ce support de pensée lui permet d’inventer des modes de narration complexes grâce à des formes expérimentales mixant textes et images. Fait essentiel pour lui, il possède une temporalité qui permet au lecteur de suivre les étapes d’une pensée dont chacune peut être rendue visible. Ainsi, très vite, le livre adosse sa forme à celle du journal. Devenant une sorte de journal de création, il rend compte de toutes les phases de sa propre élaboration. Cependant, il convient de noter que loin de s’observer au travail de façon narcissique à la manière d’un entomologiste, Dieter Roth a fait émerger de nombreux projets collectifs. Il est proche du groupe de membres fondateurs du Museum of Living Arts de Reykjavík. Il a également mené de nombreuses collaborations, en particulier avec Richard Hamilton, Arnulf Rainer ou encore Daniel Spoerri. Ce qui l’intéresse, c’est la confrontation. « Je cherche toujours des interlocuteurs[7] », dit-il ; « il s’agit plutôt de “combat” entre concurrents ». Dans un film intitulé Roth-Rainer, Duell in Schloss (1976), on voit Arnulf Rainer et Dieter Roth entreprendre un duel dans un jardin. Cette vidéo très drôle n’a rien d’anodin : Roth combat l’autre ou son autre. Dans les Interfaces (1977-1979), triptyques comprenant quatre images réalisés avec Hamilton, leurs portraits respectifs, placés en bout de chaîne, se mofidient pour donner forme à des hybrides mélangeant leurs deux portraits, placés au centre. La confrontation avec l’autre passe ainsi par son incorporation, et par la transformation de la figure du moi.
À l’heure où l’archive est un thème privilégié de l’art contemporain, le travail de Roth est précurseur à plus d’un titre. L’archive y est en effet partout présente : photographiés dans les livres puis filmés à la fin de sa vie dans ses installations vidéo, les documents ou archives de travail sont mis en scène dans des œuvres qui en livrent la reproduction, la réplique ou la reprise. Publié en 1967, le livre Die blaue Flut rejoue plusieurs fois le même matériau : un agenda de 1966, dans lequel certaines pages comportent des dessins, d’autres des tableaux de chiffres impossibles à comprendre sans clés de lecture. Plusieurs se présentent sous la forme d’ensembles de mots tronqués constituant des « constellations[8]», suivant la leçon du poète Eugen Gomringer[9] ayant écrit un livre du même nom. Aux pages 196 et 197, on lit : « It’s time to order next year’s diaries » ou « Data processing accessories », avant d’entamer la suite du livre. Dans cette deuxième partie, chaque page, simplifiée, supprime les dessins et reprend tous les mots de la première en deux polices de caractères, romains et gras, toutes les phrases ou groupes de mots étant scandés par le mot « Punkt » (point) ou encore « Apostroph » (apostrophe), les signes de ponctuation étant écrits en toutes lettres. Ainsi, le même matériau est repris, transformé, trituré, Dieter Roth procédant comme le ferait un poète qui disposerait de mots pouvant être distribués de mille manières différentes dans l’invention d’une syntaxe poétique. L’artiste exécute sa partition en changeant son mode d’énonciation, un peu à la manière de Jean Eustache dans Une sale histoire (1977), qui fait répéter à Michael Lonsdale très précisément, c’est-à-dire avec les mêmes mots, une histoire de voyeurisme racontée par Jean-Noël Picq dans une séquence préalablement filmée. L’histoire, le nombre de protagonistes, les mots sont les mêmes dans les deux séquences. Cependant, l’histoire « jouée », qui dans le film est présentée avant l’histoire « document » comme si elle la précédait, et séparée d’elle par un générique, semble plus « vraie » que la première. On l’entend mieux : un rythme, une scansion, une diction différenciant cette version de sa forme document. Ce qui frappe dans cet exemple comme chez Dieter Roth, c’est que les deux versions nous soient données. Dans Die blaue Flut, l’énonciation, l’accentuation – par l’utilisation de caractères gras – le rythme – les mots se disposent à la manière d’une constellation dans la page – en rejouent radicalement la signification. C’est ainsi, dans des sortes de vidéo-poèmes, qu’il procède par la suite dans beaucoup de ses estampes, dessins, peintures. Il nous donne à la fois la matière de départ et les différentes épreuves et tentatives d’impression, de superposition, de reprise auxquelles celle-ci donne lieu, la succession de planches ou de pages de livres formant une narration des états de la matière comme autant de stations de la mémoire.
À partir d’un matériau initial très ténu, il va jusqu’aux limites d’un développement possible. Un élément, une photographie ou un montage de textes et d’images sont repris sous de nombreuses formes, avec de très légères modifications. Le principe de reprise est étendu à tout son travail. Ainsi, les Gesammelte Werke ou Collected Works (Œuvres complètes) constituent une démarche singulière dans le paysage de l’édition. À partir de 1969, il entreprend de rééditer la totalité des livres qu’il a publiés jusqu’alors. Cette démarche devient systématique, chaque nouveau livre ayant son pendant dans cette collection. Les Collected Works ne sont pas des réimpressions mais des réinterprétations de ses propres livres, rejouées au présent. Petit à petit, la date des éditions et celle des rééditions se rapproche, jusqu’à toucher au plus près ce moment où la chose devient son propre reflet, sans qu’il soit pour autant question de parler d’original ni de copie. S’il fallait choisir entre les deux, Dieter Roth choisirait sans doute la copie, le simulacre, ce qui est d’emblée passé à travers un filtre, plutôt que ce qui a la prétention de se présenter comme une idée originale ou première. « Cours-y vite, il va filer » : l’artiste court sans cesse après une mémoire qui doit toujours se reformuler. Avec les Collected Works, il va très loin en donnant à chaque réalisation sa trace pour la mémoire. Son travail suit la vitesse de la pensée où chaque chose est toujours une réminiscence d’une autre, devançant le principe des images rémanentes en produisant systématiquement et simultanément, pour chacune d’entre elles, ses échos ou reflets.
Parallèlement aux livres, Dieter Roth réalise de très nombreuses estampes et éditions. S’inscrivant dans la tradition de Dürer ou de Géricault, Dieter Roth utilise l’estampe pour sa capacité de très grande diffusion des formes, des images. Il s’en sert pour reproduire et reprendre, en faisant de la gravure sur bois, de la lithographie ou de la sérigraphie des moyens non seulement de faire connaître son travail mais, par un développement de variations chaque fois différentes, de lui donner la plus grande étendue de possibles. Il a reçu une formation de designer graphique puis a étudié la lithographie auprès de Eugen Jordi. Il réalise ensuite des gravures sur bois, l’une des premières et plus connues étant celle figurant sur la couverture de la revue Spirale en 1953. D’emblée, il met en place un système à travers lequel une série entière se fonde par répétition, transformation, changement, sur le mode du thème et variations. Parfois, ce principe prend forme sur une seule planche. Ainsi dans New Year Greetings (1954), où des cercles rouges et bleus constitués par des segments rectangulaires sont imprimés en opérant pour chaque couleur une légère rotation de la page. L’œuvre gagne une dimension de mouvement grâce à ces impressions décalées simultanées. Quelques années plus tard, il réalise les Rotating Screen Pictures ou Disc n° 2 (1960), dont le mouvement est la principale visée : là encore, plusieurs écrans peints de lignes parallèles aux orientations différentes sont superposés et mis en rotation autour d’un axe sur une planche de bois, créant une vibration optique proche à la fois des Rotoreliefs de Marcel Duchamp et de certaines œuvres de l’Op art. La comparaison faite plus haut avec le cinéma n’est pas anodine. Dès 1956, il réalise plusieurs films : Dock 1, Dock 2, Dot, Letters ou encore Pop 1. Dock 1 et Dock 2 sont construits à partir de bribes d’images du port de Hambourg, qui deviennent progressivement irreconnaissables à mesure que le rythme de montage d’images filmées par mouvements brusques s’accélère. Les mouvements de caméra sont si amples et rapides dans Dock 1 qu’ils forment comme des coups de pinceaux sur l’écran. Une image du réel devient abstraite, les noirs de plus en plus nombreux au cours du film laissant place à quelques apparitions succinctes. Dot et Letters généralisent ce principe : apparition et disparition rapide de points blancs, très difficiles à saisir dans le premier, succession de lettres qui s’enchaînent et finissent par se fondre les unes dans les autres à un rythme très soutenu dans le second, ces formes impossibles à fixer apparaissant sur fond noir semblent désigner une sorte de point aveugle de la vision. Ces films, livres, œuvres en trois dimensions et estampes des débuts permettent d’entrer pleinement dans la dynamique de l’œuvre de Dieter Roth, dans laquelle la succession très rapide d’épreuves modifiées produit un rythme très particulier à la fois continu, inscrit dans le temps, et discontinu, fortement saccadé.
Partir d’une matière du monde – images du réel – pour mieux la transformer et donner à voir son point d’aveuglement est une donnée essentielle de l’esthétique de Roth. Dès les premières années, il a pleinement conscience des mécanismes de perception sollicités par ses œuvres. Il décrit très précisément la manière dont un dessin naît, dans un processus qui va des impressions vues à leur transcription par des symboles et des couleurs ensuite traduits par des machines qui elles-mêmes produisent des erreurs, des accidents, etc[10]. Influencé par la poésie concrète, il s’intéresse en outre au pouvoir visuel des mots. Il travaille les principes de changements et les possibilités offertes par les superpositions et la disposition des mots envisagés comme formes visuelles efficaces. Dans son texte « Dieter Roth, An introduction», Dieter Schwarz précise que le livre « peut contenir des centaines d’images et même quelques symphonies[11] » : pouvant regrouper des éléments de natures plurielles, il a une temporalité complexe. Tout ce travail va à l’encontre du choix d’une direction esthétique unique ; il est à l’opposé d’une volonté de style identifiable. Roth crée de véritables ramifications avec la série Scheisse notamment : « un défi porté à la variété », écrit Schwarz. Composée de plusieurs volumes[12] et d’un portfolio de cinquante-deux planches (die Die DIE Verdammte Scheisse), cet ensemble comporte de nombreuses erreurs laissées sciemment dans les textes par Dieter Roth, le premier livre ayant été publié à Providence par des étudiants américains ne connaissant pas l’allemand[13]. « Scheisse », merde, est ce qui est repris, transformé, digéré par l’artiste. Déconstruisant la représentation, cette série donne à voir un autre type de matériaux constitués à partir de restes. Extraites pour certaines de son journal, ces phrases et images trouvées vont à l’encontre d’un désir d’unité. Emmett Williams décrit ce livre comme présentant une « vue presque transversale des idées, de l’imagerie visuelle et des méthodes de travail de l’artiste mature jouant et travaillant ». Il précise en effet que des taches et erreurs d’impression sont conservées dans l’édition mais aussi des corrections, additions et nouvelles additions associées à des dessins trouvés dans son propre travail ou encore des dessins explicatifs ou relatifs à ces derniers. Il ajoute : « Progressivement, et parfois violemment, la destruction des éléments comme les textes, dessins, et objets résiduels des processus d’impression se combattent pour gagner en visibilité. Et la métamorphose du texte et du sens en image, en processus, en…, en… Je déteste utiliser ce mot, trop facile, mais sous ce nom de Scheisse, on peut parler d’œuvre d’art totale[14]. » Dans l’ensemble de gravures die Die DIE Verdammte Scheisse, qui reprend les motifs dessinés plus tôt, les formes circulaires reprises de façon symétrique ou les spirales figurant des sortes de cyclones sont nombreuses. Partir d’un point pour agrandir progressivement ses dessins par circularité et répéter les lignes d’un même profil suivant un procédé de diffraction font partie des processus récurrents chez Roth, qui figure bien souvent de cette manière les liens entre lui-même, son propre centre, et le monde extérieur. Ainsi dans certains dessins et gravures de 1965-1966 : « My Eye is a Mouth », dit-il, ou bien « How One Has a Inner and a Outer Vanishing Point » : il est chaque fois question de créer par des gestes de répétition des formes qui se multiplient en se propageant vers l’extérieur ou inversement, vers l’intérieur.
Parallèlement à Scheisse, livre majeur concernant l’écriture de poésie et l’élaboration d’un vocabulaire formel chez Dieter Roth, trois livres constituent des tournants dans son travail : Copley Book, initié en 1962 et paru en 1965, dans lequel l’artiste constitue un recueil de toutes ses « méthodes » de travail, formé uniquement de matériaux hétérogènes imprimés réunis dans une boîte ; Mundunculum, commencé peu après Copley et paru en 1967, marque la formation d’un alphabet d’images qui tend chez l’artiste à se constituer en pensée visuelle. Snow, enfin, publié en 1964, photographie l’ensemble des matériaux de travail de l’artiste à une époque donnée. La thèse de Schwarz est la suivante : les livres fonctionnent chez Roth comme des machines de production d’images chaque fois nouvelles. Grâce au principe de superposition de deux ou plusieurs planches, après Kinderbuch et Bilderbuch (1954, 1956), dans les livres de 1958 (Book, AC) qui utilisent des planches cartonnées de deux couleurs finement découpées à la main suivant des formes différentes, mille configurations sont proposées. Suivant l’ordre dans lequel on superpose ces planches et leur nombre, les variations de couleurs et de motifs sont infinies. Les pages peuvent en effet être tournées, empilées, montrées côte à côte, etc. Dans le journal de 1966, il évoque le fait de « looking through/ as looking behind/ looking forth / as looking in front[15]» (regarder à travers comme regarder derrière, regarder en avant comme regarder devant) : il convoque ainsi à travers ses livres des modes de perception multiples, rendus possibles par une lecture « active » d’un regard en mouvement confrontant plusieurs méthodes – tourner les pages d’avant en arrière, les regarder par superposition de deux, trois, quatre, etc.

L’accident devient une notion phare de son travail, à travers l’utilisation des principes d’usure, de destruction, de déplacement – à la fois des textes et des images, qu’elles soient empruntées, volées, transformées –, d’association ou de découpage. La dynamique de ses livres illustre le principe de variation et de changement dans un travail où tout élément semble faire naître la conscience de sa propre fin. Dieter Roth construit et détruit, à chaque instant et jusqu’à l’absurde. En perçant ses livres et en les suspendant à des chaînes dans l’exposition Books and Graphics (1947-71) à la Hayward Gallery à Londres en 1971, il dénature la fonction du livre. Montré suspendu comme de la viande, le livre que les visiteurs sont invités à regarder et à toucher devient une sculpture-objet morbide. On pense au bœuf écorché de Soutine : il en fait une nature morte. Dans Copley Book, il définit en quelque sorte les règles du jeu pour sa création à venir. Dans une lettre du 19 juillet 1962, envoyée à Richard Hamilton qui s’est chargé de l’impression du livre et intégrée à celui-ci comme tous ses autres matériaux de travail, il précise qu’il veut cet ouvrage « comme un enchaînement de réactions en deux dimensions sur, autant que possible, tout ce qui pourrait le toucher ou rencontrer son chemin[16] ». Viennent ensuite une liste de méthodes ou procédés qu’il souhaite mettre en œuvre. Techniquement, ce livre prendra la forme d’une boîte à l’intérieur de laquelle s’insèreront des documents ayant tous la même taille, une fois pliés ou non. Dieter Roth a d’emblée la notion de « process » en tête, à la fois comme méthode personnelle de travail et comme élément devant être laissé visible pour son interlocuteur (en l’occurrence Hamilton) et par extension, pour son lecteur. Il précise à Hamilton qu’il lui enverra des éléments au fur et à mesure de la création du livre afin qu’il puisse lire le « process » de celui-ci. Ce livre donne pleinement à voir sa propre méthode de constitution : matériaux disparates, impression sur des papiers divers, pliage, réimpression, etc., rendant compte d’un processus de travail accumulé par strates avec toutes ses marges d’erreur et de ratage. Ce qui frappe dans cette lettre, c’est à quel point les actions de superposer et de voir à travers des écrans – que ces derniers soient de l’ordre d’une traduction ou qu’ils prennent matériellement la forme de filtres transparents pouvant se superposer les uns aux autres –  sont omniprésentes dans son esprit. La création, ici, est conçue comme une série d’étapes de travail où chaque chose est transformée, recouverte, réinterprétée. Une dynamique est à l’œuvre, qui fait du travail sur et à partir des ruines[17] une notion centrale. Ainsi, la matière du monde qu’il utilise – images, objets, « choses détruites », « tout ce qu’il trouve sur son passage » –, est d’emblée filtrée par le cycle du temps.
Le principe d’incompréhension est également fondamental chez lui. Dans sa préface, Hamilton explique que certaines instructions ont parfois été mal comprises par les imprimeurs : modifiées pour des raisons de coût ou impossibles à comprendre pour des raisons de distance physique et de langue. Toutes ces données s’intègrent au livre, y compris la lettre de l’imprimeur exprimant ses difficultés à travailler. Didactique ou polémique, ce livre semble donner toutes les clés pour un art qui fait de l’incertitude un principe de création. Ses planches sont difficilement descriptibles : documents dont on ne connaît pas nécessairement l’origine, coupures de journaux, photographies de famille reprises sous forme d’estampes, autoportraits, dessins imprimés sur des papiers colorés. Dieter Roth s’intéresse à ce qui est volé, coupé symétriquement, superposé ; aux processus troublés, aux pages rendues illisibles, aux ratages. Les mises en abyme sont également fondamentales dans son travail : goût pour les images d’images, pour les langages cryptés (une image désigne une lettre ou un mot, un dirty message doit être transformé de façon à ne plus être lisible). Richard Hamilton parle au sujet de ce livre d’une « nouvelle forme de poésie graphique ». Montrer le processus plutôt que le résultat est ici un postulat. Hamilton précise : « le livre de Rot pourrait être de l’art, dans ses termes, plutôt qu’une évaluation critique et le résultat d’expériences achevées », c’est « une sorte de journal visuel[18] ». Il note le désarroi des libraires à classer cette boîte contenant des éléments très épars parmi des formes connues. Nulle volonté de créer une narration suivie ni de produire un récit articulé. Au contraire, seules les tentatives arrêtées, les velléités de destruction, les démarrages et les arrêts sont mis au jour. Comme si le livre, écrit sous forme d’un vaste cut-up à partir d’une série d’actions : couper, reprendre, réimprimer, imprimer sur, etc., dévoilant ainsi sa propre syntaxe, ne faisait signe que vers l’acte de l’écriture proprement dit. A rose is a rose is a rose.
La comparaison avec la poésie revient de manière récurrente chez Dieter Roth, qui adopte une stratégie de poète travaillant avec des matériaux visuels et textuels. Prendre un élément et le modifier jusqu’à ce qu’il se transforme totalement : il procède un peu à la manière de Gertrude Stein. Il triture textes et images en leur faisant exprimer toutes leurs possibilités. Stein prend par exemple deux mots ou deux propositions qu’elle confronte de mille façons, déconstruisant ses phrases en jouant sur les homonymies, homophonies approximatives et glissements progressifs de sens dus à ces glissements de sonorités. Elle joue avec le langage comme on joue avec une matière. Dieter Roth procède de même dans sa poésie et ses œuvres plastiques, mettant le je et toute subjectivité à distance. « Prends signe et lis le monde avec[19] », écrit-il littéralement dans Mundunculum : le programme est ambitieux. Mundunculum signifie, dit-il, Petit monde, tentative de classification du monde[20]. L’ensemble du livre est créé à partir d’un système de tampons différents qui forment un alphabet visuel – à chaque lettre de l’alphabet il fait correspondre un dessin. Mettre le monde en processus, telle est l’une des vocations de Mundunculum, qui initie la mise en mouvement d’un geste de répétition et de reprise qui ne s’arrêtera plus. À travers ce livre, Roth invente un vocabulaire de formes qui deviennent récurrentes dans son travail. L’exposition « Dieter Roth, Processing the World » choisit de montrer certains éléments de ce vocabulaire qui sont suivis à travers plusieurs planches, dessins, peintures appartenant à diverses époques. Dans les dessins, le mouvement de la main inscrit une succession très serrée du même motif – un crâne, un cœur, un motard, un motard devenant un sexe puis une saucisse, etc. – tamponné à la manière d’un bégaiement juqu’à créer des sortes de rubans ou faisceaux parcourant les feuilles de papier, au sein desquels la forme initiale devient illisible. Les formes désignant des lettres disparaissent en effet au profit de dessins qui sont eux-mêmes superposés de façon à créer des mots visuels rendus imprononçables. Ce qui semble intéresser Roth dans la création de ce nouveau système sémantique, c’est l’invention d’une pensée visuelle, passant par d’autres voies que celles du sens, pouvant naître du dérèglement et de l’absence de lisibilité.
Les mêmes formes vivent ainsi à travers le temps, s’inscrivant dans différents supports. Dieter Roth poursuit la création de cet alphabet visuel tout au long de sa vie. Mundunculum inscrit son travail dans une dynamique qui fait de la répétition un facteur de mouvement. Ici le processus s’entend au sens de mise en action et en geste du dessin. L’artiste donne un caractère de « vidéo-fiction » à son travail, qui prend une dimension narrative excluant toute signification claire et unique. Associer textes et images jusqu’à inventer un nouveau langage est la vocation de ce livre, qui se situe dans une volonté totalisante de création d’un monde pour mieux contenir sa destruction. Mouvements de la main, symétries, superpositions et reprises ne s’interrompent pas, au point de créer une dynamique autonome, une ligne infinie qui ne s’arrêtera qu’avec sa propre mort. En repensant radicalement le travail visuel comme construction d’un alphabet permettant de lire le monde, « à répandre sur certaines parties du monde[21] », Mundunculum apparaît fondamental dans l’esthétique de l’artiste. À l’opposé du formalisme, cette œuvre invente des moyens de penser nos perceptions du réel en les restituant par l’invention de formes visuelles. Cependant, que disent ces signes illisibles et alphabets imprononçables de notre perception du monde ? Il est écrit dans Snow : « Trouve un champ d’action pour l’impuissance », tandis que dans Mundunculum, notre périple est décrit « entre les points morts de l’ennui et de la peur agréable[22] ». Comme dans les pièces de Samuel Beckett, la répétition devient génératrice d’absurde. La dialectique entre langage et monde réel est définie dans la postface du livre, dans laquelle Roth établit une correspondance entre une déconstruction de la langue (ou sa déchirure) et un point d’invisibilité du monde : « Au centre/milieu entre la frontière du monde où cesse la visibilité et le point le plus défini qu’elle, cette même phrase, contient, et que l’on pourrait appeler le « foyer » (au sens optique) de l’être qui dit la phrase, si l’on voulait décrire ici par plaisanterie l’être vivant dans la terminologie de l’optique. La phrase se déchire donc en son centre. Dans le milieu entre le tout et le rien, la phrase se déchire, c’est-à-dire : la langue se déchire[23]. » Loin de se présenter en tentative utopique, ce « petit monde » propose une vision dérisoire et désenchantée qui déchire ou dévore toute tentative en son centre. Dans une biographie souvent reprise, l’artiste se présente lui-même en « cannibale[24] ». L’idée renvoie d’abord à l’utilisation qu’il fait dans son travail de matériaux périssables, d’œuvres mangeables mais aussi de merde.  « Lorsqu’on se sert de tampons, on sent le rythme, on sent son propre corps[25] », dit-il dans un entretien avec Kees Broos à propos de Mundunculum. Ainsi, le désir ne semble pas tant de dévorer le corps de l’autre que de détruire une langue au rythme chevillé au corps pour en inventer une autre.
Snow met en abyme cette pratique : le livre reproduit les photographies en noir et blanc des textes, livres, photographies, estampes, collages, débuts de peintures, mis sur un même plan, donnant ainsi à voir la reprise ou le simulacre d’un matériau de pensée qui semble avoir existé. Les pages se suivent, presque identiques, chacune venant ajouter plus d’illisibilité à la précédente ou la modifier très légèrement. Les mêmes textes circulent d’une page à l’autre, toute variation prenant sa source dans la répétition. Chaque séquence porte un nom : l’une s’intitule « Processing of a painting », montrant les étapes d’une peinture, une autre « A collection », une autre encore « Stages » (p. 168). On lit, sur une page quasiment vierge, page 169 : « Stage for memories », une scène pour les mémoires/souvenirs. « Reprise » : « ressouvenir tourné vers l’avant », dit Kierkegaard, associant d’emblée cette notion au principe d’une mémoire sans cesse rejouée au présent. Dans le même mouvement, Dieter Roth semble toujours faire signe vers une scène originelle, vers le « siège des idées » pour reprendre une expression de Robert Filliou, tout en s’inscrivant dans un processus de mémoire active « tournée vers l’avant » – looking forth as looking in front, dit-il. Tous ces dessins, documents montrent un cerveau au travail – le motif de l’ampoule, omniprésent dans Snow, renvoie directement à cette notion –, comme il le fait avec le motif du crâne dans Mundunculum. Dieter Roth donne corps au texte, mais il donne aussi forme à tout ce qui traverse son cerveau, sa pensée et ses émotions. « Prends une chose et mets-la sur une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept choses[26]… », écrit-il dans Snow. Cette phrase, énigmatique, désigne la superposition d’un élément sur un ou plusieurs autres, dans des empilements sans fin. Des empilements de souvenirs qui sont aussi des masques, filtres ou écrans de fumée dans un travail qui fait de l’instabilité un moteur de création.
Adossée à celle de la constellation, la forme de l’archipel devient une figure pour penser son travail. Le motif de l’ampoule défini dans Snow génère des dizaines de variations. Il est ainsi possible de tracer un fil temporel d’une œuvre à l’autre, tout en conservant à chacune sa faculté d’autonomie, d’œuvre-île pouvant être regardée dans son isolement. À la suite des îles (Insel), la notion de construction-destruction est définitivement acceptée. Des œuvres telles que Thomkinspatent (1968) ou Two bulbs (1969), renvoyant aux ampoules de Snow, mettent à l’épreuve l’utilisation de matières périssables. Thomkinspatent crée des variations élégantes à partir de la même impression de quatre dessins en couleur : sur chacune d’entre elles, Roth a jeté du jus de fruits. Les résultats sont multiples, le jus de fruit attaquant le papier coloré de façons diverses, comme les corps s’abîment à différentes vitesses avec le temps. Le geste reprend celui des drippings de Pollock. Plus transgressif que ce dernier, Roth accorde pleinement à l’image son caractère de saleté et d’impureté. Progressivement, les variations sont montrées simultanément. Tout se passe toujours comme si Roth choisissait des systèmes de travail pour mieux les dérégler. Ce qui frappe lorsqu’on pénètre dans sa méthode, c’est l’absence de choix dont il semble faire preuve. De même qu’il cherche à rendre visibles toutes les étapes du travail, sans vouloir apparemment à faire le tri parmi ses différentes tentatives, il répète à l’envi des formes qui se vident progressivement de leur signification pour déplacer l’attention ailleurs. Ainsi, il peint chaque fois sur la même carte postale représentant des macareux moines qu’il envoie à Emmett Williams, allant jusqu’au bout des possibilités offertes par ce système, ou propose différentes variations autour de vues du quartier Piccadilly à Londres. Il procède de la même manière dans Blumenstrauss ou Blumenstilleben. Les quatre séries citées ici empruntent à des genres très classiques, du paysage à la nature morte. À travers toutes ces référence, Dieter Roth semble se placer définitivement dans une lignée classique. Cependant, la volonté n’est pas, comme l’a fait Monet avec les cathédrales ou les meules, d’épuiser les possibilités de lumière et de couleur d’un même lieu. Non seulement ses variations se déploient dans l’espace – la ligne d’épreuves formée par les différentes versions ou étapes de création est un élément récurrent de son travail – mais elles se superposent aussi dans le temps. En retravaillant à l’infini une même image, il l’étouffe en la rendant illisible.
En informatique, on parle de « mémoire vive » et de « mémoire saturée » lorsqu’un disque dur ne peut plus rien emmagasiner. Roth joue sur ces deux notions à la fois dans son travail. Il va jusqu’au bout de processus inscrits dans le cerveau humain : chez lui, l’hypermnésie, c’est-à-dire la faculté trop développée du souvenir, va jusqu’à la saturation et à la folie accumulatrice. Il fait ainsi de la répétition un principe de création sans cesse adossé à une pulsion de mort. En psychanalyse, on dit que les traces de mémoire s’effacent, pour pouvoir mieux ressurgir de l’inconscient à certains moments spécifiques de la vie. Lorsqu’il s’intéresse aux erreurs, incompréhensions ou principes de destruction, Roth fait place à cet effacement ou oubli nécessaires. Ainsi, produisant une sorte de documentation fictive des étapes de son travail qui n’en finit pas de se constituer, il s’intéresse également à la perte d’information. Pleinement conscient des limites et de la dégradation inéluctables des mécanismes d’enregistrement, il en change suivant les époques dans ses installations multimédia, nullement attaché à l’un d’entre eux mais s’adaptant à ceux qui existent – diapositives, films super 8, cassettes VHS, etc. Parallèlement, ses choix esthétiques semblent se faire chaque fois moins nombreux dans ses œuvres : à première vue, il s’agirait de montrer toutes les étapes de travail, sans nécessairement en faire le tri. Avec A Diary, il franchit une étape[27]. Alors qu’il photographie depuis de nombreuses années sa propre image – à considérer ici comme celle d’un corps, du corps de l’artiste, et non comme une entreprise narcissique –, il entreprend de présenter pour la Biennale de Venise de 1982 quarante-quatre films le montrant dans les différentes actions de sa vie quotidienne. Les films projetés sur des murs en all-over, sans montage, l’archive brute (et la mémoire) d’un journal de création devenant l’œuvre elle-même. En donnant forme à ces scènes de vie et de pensée, il ne prouve rien – comme la photographie, la vidéo devient une preuve qui ne prouve rien, si ce n’est que « ça a été » pour reprendre Barthes –, sinon le passage du temps. Dans cette mise en fiction d’un « champ pour l’impuissance », rien n’est produit que le lieu de la pensée et du travail. De la matière du monde à celle de la pensée, ne séparant définitivement plus l’art de la vie, Dieter Roth crée un flux. En ce sens, il est véritablement l’artiste hors-limite. Ses œuvres embrassent un mouvement qui conditionne une vision de l’existence : la vie comme reprise, jeu redéfini chaque jour, déclinaison d’une même idée sous mille versions différentes, mais aussi la vie comme pourriture et disparition. Ainsi, bien que resté en marge de Fluxus, si l’on prend cette attitude pour ce qu’elle affirme être dans son refus de séparer l’art de la vie considérée comme flux, Dieter Roth en est peut-être le meilleur représentant.

Quel sens cela a-t-il de donner à voir les étapes de travail de Dieter Roth à travers ses archives, c’est-à-dire en restituant dans une exposition y compris ce qu’il n’a pas choisi de montrer ? Une fiction de l’archive comme matériau sans cesse rejoué se déroule à chaque endroit de son travail. En présentant des archives, nous montrons des éléments qui ne sont pas plus « originaux » que les pièces auxquels ils ont donné lieu, pour mieux pénétrer dans cette fiction. Dans les autoportraits et œuvres des débuts, on voit d’emblée l’artiste qui travaille, qui cherche. Tout comme le livre permet de mettre en ordre – ou de produire une nouvelle forme de chaos dans – une documentation, la table est le lieu du travail, sur lequel il étale ses matériaux, fait des tentatives, essaie ses dessins. À travers livres et tables, d’autres types de narrations s’inventent : tronquées, verticales plutôt qu’horizontales (principes de superposition, d’accumulation). Capable de se montrer dans toutes ses phases de construction, d’erreurs et de développement, l’œuvre de Dieter Roth est non autoritaire par excellence. Lorsqu’on regarde attentivement le Diary ou bien Solo Szenes, plus que l’artiste vivant, se levant, se lavant, mangeant, c’est l’artiste assis à sa table de travail qui est partout montré ; cette table devenant une scène pour les souvenirs/mémoires, ainsi qu’il l’écrivait dans Snow.
La notion de scène pour la mémoire me semble une hypothèse intéressante pour comprendre le travail de Roth, qui enregistre pour lutter contre la perte de la mémoire et donner lieu et forme à celle-ci, un peu comme dans l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance les méthodes de l’ « Art de la mémoire[28] » consistaient à travailler celle-ci en faisant correspondre à chaque mot, image ou idée un lieu spécifique. Ainsi, Dieter Roth renouvelle sans cesse les supports et lieux pour ses images et textes, afin de mieux en garder la trace. Dans le même temps, la disparition et la perte sont acceptées et même convoquées : comme les copistes recopiaient des erreurs dans les manuscrits du Moyen Âge, il fait des altérations des textes et des images un principe moteur. En confrontant Tischmatten et ses agendas ou « diaries », on entre progressivement dans le cœur de son travail. La fiction, s’il en est une, consiste à vouloir entrer dans son propre cerveau en action. « Change les lettres et les mots en appliquant des signes imprimés dans les marges et montre les épreuves qui continuent à se modifier jusqu’au chaos », écrivait-il à Hamilton. Non seulement Roth a conservé ses archives, notamment ses agendas, au sein desquels idées et dessins sont crayonnés, mais il les pense comme des éléments à part entière de son œuvre. « It’s time to order next year’s diaries », écrivait-il dans une page reproduite dans Die blaue Flut. J’ai laissé cette phrase en suspens : elle signifie commander un nouvel agenda mais aussi mettre de l’ordre dans son journal de l’année à venir, soit ce qui n’a pas encore eu lieu ni n’a encore de lieu ; l’entreprise est a priori absurde. Comme si mise en ordre et classement précédaient l’écriture et la création même, le processus de pensée devenant plus rapide que les événements et idées qui le traversent. Non seulement cette pensée en acte ne s’arrête à aucun moment mais elle devance ses propres réalisations, dans une course sans fin. La volonté de totalité s’affirme dans les œuvres des dernières années. Tout, enfin, semble pouvoir être montré simultanément. Cependant, ce travail est à l’opposé d’une démonstration didactique. Le grand ensemble Old Bali Tischmatten (1974-1984) frappe par son aspect proche de certaines peintures expressionnistes. Le geste pictural et les touches de peintures y sont partout présents. Roth semble chaque fois vouloir enregistrer des principes créatifs et se situer à leur source : les Tischmatten, sous-mains déposés sur des tables, consignent des amorces ou des bribes de pensée, réalisées par lui ou par d’autres personnes de sa famille jouant ou travaillant. Lorsqu’il choisit, dans certains cas, de ne pas intervenir après-coup sur ces derniers, il vise une sorte d’origine de la création, une authenticité (ou une fiction d’authenticité). Le simple choix de les basculer sur le mur et de les montrer par séries procède d’une volonté formelle. Une fois de plus, Roth se place dans une grande tradition de l’histoire de l’art, dont il s’échappe brillamment grâce à sa subversion. Amassant des épaisseurs de signification, chaque œuvre donne à la précédente son sens et sa densité, annonçant la suivante. Dans Gartenskulptur (1997-1998), machine dans laquelle enchaînements, chevauchements et contradictions mènent au non-sens et au chaos, l’artiste expose tout ce qui est à l’œuvre dans la création, depuis les amas de dessins griffonnés jusqu’aux plantes vertes et structures en bois formant une sculpture gigantesque.
À ce sujet, Seydisjördur Slides (1988-1995), montrée pour la première fois dans une exposition, est significative. Reprenant le principe de Reykjavík Slides (1977) à une plus petite échelle, Seydisfjördur Slides fait un inventaire sous forme de diapositives des habitations d’un village islandais dans lequel il avait une maison, enregistrant des éléments du réel de manière absolument systématique. Chaque maison est photographiée à deux époques différentes, à l’hiver 1988 et à l’été 1995, qui sont présentées simultanément sur des projecteurs fonctionnant par groupes de deux. Ici, la constitution de l’archive devient collection mais aussi enregistrement du passage du temps. On retrouve la notion de contenant, d’enveloppe, de boîte mais aussi celle de lieu de vie dont toute vie semble s’être absentée, aucune personne n’apparaissant sur les images. Coquilles vides, ces maisons montrées en chaîne dans le battement de la projection de diapositives ont perdu toute signification. Comme dans toute collection, ce désir de totalité adopte un tour morbide. Scènes ou théâtres de la mémoire, Seydisfjördur Slides et Reykjavík Slides activent une mémoire du vivant produisant impuissance – autre programme de Snow –, non-sens mais aussi drôlerie de l’absurde.

Dieter Roth prend la matière du monde qu’il enregistre pour la rejouer et la mettre en mouvement dans une pensée en acte, où figure de la mélancolie – notons que mélancolie vient de « bile noire », le noir comme accumulation et recouvrement de toutes les matières et couleurs étant partout présent dans son travail – et idéal renaissant de classification exhaustive du monde se combattent à chaque instant. Processing the World ? Les processus mis en place chez Dieter Roth produisent un rythme, inventant la fiction d’une création vertigineuse qui serait permanente, sans limite et sans fin. En cela, ils se rapprochent fortement des principes expressionnistes de quêtes de processus créatifs spontanés. Ils mettent aussi, très clairement, cette utopie en boîte.

Why wake up again, and then wake up again, and then again, and again, and again, and then again, and then wake up again[29] ?







[1] Dieter Roth, Die blaue Flut (1967), Gesammelte Werke, Band 14, Stuttgart, Londres, Reykjavík, éd. hansjörg mayer, 1973, p. 196.
[2] Le motif de l’île est présent dans le portfolio Popular music (1966).
[3] Cité par Dirk Dobke dans Roth Time, A Dieter Roth Retrospective, New York, The Museum of Modern Art, 2004, p. 107.
[4] Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Paris, Éd. Christian Bourgois, 1982.
[5] Dieter Roth, Mundunculum, Cologne, DuMont, 1967, p. 18 : « Ces signes peuvent être : un vocabulaire visuel ; à déverser / répandre sur certaines parties du monde ». Trad. Elisabeth Laurence.
[6] Dieter Roth, entretien avec Kees Broos, in Dieter Roth, cat. exposition, Labège, Centre Régional d’Art contemporain Midi-Pyrénées, 1987, p. 180.
[7] Ibid., p. 176.
[8] Cf. Eugen Gomringer, Konstellationen constellations constellaciones, Berne, Spiral Press, 1953.
[9] Dieter Roth fonde avec Eugen Gomringer la revue Spirale en 1953.
[10] Voir Dieter Roth, « Offhand Design » in Dieter Roth, Frühe Schriften und tipische Scheisse, Introduction par Oswald Wiener, Stuttgart, éd. hansjörg mayer, 1975, n.p., traduit p. 107.
[11] Dieter Schwarz, « Dieter Roth, An Introduction », tiré à part, n.d.
[12] En 1966, Dieter Roth publie Scheisse, puis en 1968, Die Gesamte Scheisse. Voir diagramme réalisé par Dieter Schwarz, reproduit p. 111 et bibliographie.
[13] Entretien avec Kees Broos, op. cit., p. 184 : « (…) j’avais fait exprès de laisser toutes les coquilles, toutes les conneries du typographe dans le texte définitif. J’avais fait faire toute la typo de ce livre par mes étudiants à Providence, aux USA, qui ne savaient pas un mot d’allemand et ils ont fait ça n’importe comment. Tout de travers ! J’ai dit : surtout, ne corrigez rien, allez-y, composez… et hop ! C’était imprimé ».
[14] Emmett Williams, « Dieter Roth, The Alchemist, or Iceberg, or Fire », in Williams, My Life in Flux – and Vice Versa, Stuttgart, Londres, éd. hansjörg mayer, 1991, p. 448.
[15] Dieter Roth, Die blaue Flut, op. cit., note de 1966.
[16] Notre traduction.
[17] Une série d’œuvres postérieures de Dieter Roth s’intitule Ruines d’une table (Ruins of a Table).
[18] Notre traduction.
[19] Dieter Roth, Mundunculum, op. cit., « Liebe Freunde ».
[20] En vérité, cette contraction de deux termes donne un mot impossible en latin. Mundunculum pourrait aussi se traduire par « petit cul ».
[21] Mundunculum, op. cit., p. 18.
[22] Ibid.
[23] Ibid., p. 326.
[24]  In Dieter Roth, Centre Régional d’Art contemporain Midi-Pyrénées, op. cit., p. 186 : « Je me suis fais cannibale ».
[25] Dieter Roth, entretien avec Kees Broos, op. cit., p.185.
[26] Notre traduction.
[27] Pour des raisons liées à son état de conservation, la pièce A Diary (1982) appartenant au [mac] Marseille n’a pu être montrée dans l’exposition de Rennes. Seuls sont montrés ses agendas papier. Le débat, ouvert, consiste à savoir si l’on peut la montrer sous forme numérique de vidéos projetées par des vidéoprojecteurs, en annonçant évidemment le déplacement par rapport à l’œuvre de départ, ou s’il faut attendre sa disparition totale sous forme de films super 8, qui se détruisent avec le temps. Entre attendre la disparition totale ou déplacer les formes au moyen des technologies, de son vivant il semble que Roth avait fait son choix. Il écrit ainsi dans le catalogue Stretch and Squeeze publié par le [mac] Marseille en 1997 qu’il imagine : « un inventeur démodé, détrôné par le technicien électronique. Je parviens à imaginer cet homme car je le vois comme je me vois. Scotché, par l’inertie de son âge qui avance et son obsolescence croissante, à ses outils acquis de longue date. Des outils (imprimerie offset, écriture manuscrite, peinture par exemple), que je marie à des équipements nouveaux pour autant que mes capacité d’intégration et ma rapidité de réaction le permettent (l’imprimante laser par exemple) ». Chez Roth, toujours frappée par sa propre obsolescence, la technologie du moment n’est faite que pour être détrônée, déplacée. C’est un outil au service d’une œuvre en mouvement.
[28] Voir Frances Yates, L’Art de la mémoire (1966), Paris, Gallimard, 1975.
[29] Dieter Roth, 246 Little Clouds, (1968), Gesammelte Werke band 17, Stuttgart, Londres, Reykjavík, éd. hansjörg mayer, 1976.