lundi 22 mars 2021

Esther Ferrer, L'art de la performance : théorie et pratique

Texte publié dans Paperboard, La conférence performance : artistes et cas d'étude, sous la direction de Laurence Corbel et Christophe Viart, T&P Work Unit, mars 2021


« Ne vous laissez par porter par une idée, par une théorie, laissez-vous porter par l’action présente[1] »

 

En 1988, au Centre d’art Santa Monica, à Barcelone, Esther Ferrer donne sa première conférence-performance intitulée Zaj : théorie et pratique. Commande lui avait été faite de parler du groupe qu’elle formait depuis 1966 avec deux musiciens, Walter Marchetti et Juan Hidalgo, et des actions et performances menées en Espagne puis dans le monde, en relation avec Fluxus. L’artiste choisit d’organiser la conférence en deux temps : le premier sur Zaj, l’autre sur Fluxus, signalant les différences des deux entités. Anticonformiste, Esther Ferrer décale les commandes avec une élégante impertinence : « J’ai fait une conférence où je raconte Zaj, mais de façon complètement absurde, et où je fais des actions[2] ». Raconter tout en faisant des actions, telle peut être une première définition des conférences-performances d’Esther Ferrer. Reprises dans les années qui suivent, toutes ces performances adoptent le même titre : L’art de la performance : théorie et pratique. En grande partie muettes ou dites dans une langue inventée, elles sont scandées par le mot « performance », auquel elle adjoint prépositions ou adverbes : « dans », « de », « vers » la performance ou encore « devant », « avec », « sans », « trop de », « assez de »… Lorsqu’on analyse la partition de L’art de la performance : théorie et pratique[3], ces prépositions ou adverbes indiquant le lieu, l’espace, le temps, la manière, proposent en fait des structures très précises. Toutes absurdes qu’elles soient, les performances d’Esther Ferrer s’organisent suivant des formats rigoureux à l’intérieur desquels elle aime travailler, un héritage de l’esprit minimaliste qu’elle revendique. Aux prépositions et adverbes succèdent des préfixes qualifiant les performances, « techno-», « auto- », « méta- », « crypto- », parfois désignées par des adjectifs, « biographiques », « psychologiques », « sexistes », etc., pour finir par les « performances féministes » puis par le simple mot : « performance ». À travers cette énumération, le ton de la dérision est sensible, les deux mots encadrant la partition – performance – en indiquant précisément le thème. Chaque performance peut se penser comme un mouvement, un déplacement dans un espace donné, les dessins dont elle accompagne ses partitions en proposant le tracé. Si l’on reprend L’art de la performance : théorie et pratique, le dessin des nombreuses lignes noires dont elle sépare les propositions sont autant de vides ou d’espaces à traverser, à penser pour le spectateur.

Il faut dès lors renoncer à parler d’abord de la théorie, puis de la pratique, les deux fonctionnant l’un par rapport à l’autre, dans une relation dialectique. À maintes reprises, l’artiste répète qu’elle a une théorie, mais que celle-ci est ouverte. L’art de la performance : théorie et pratique évoque l’histoire de la performance et son évolution, intégrant de nombreuses actions de l’artiste elle-même.

 

 

Théorie muette et pratique sonore

 

Je l’appelle “théorie et pratique” pour deux choses : d’abord parce qu’il y a une théorie parce que vraiment je prépare, je ne bouge pas simplement les lèvres, je suis en train de penser ce que je suis en train de dire et je parle de la performance et de l’historique de la performance, je parle vraiment. Je suis en train de parler, c’est la théorie, et je suis à la fois en train de faire la performance.[4]

 

Un titre toujours inchangé pour des formes multiples : là réside une particularité du travail d’Esther Ferrer, pour qui la répétition ne produit jamais du même mais la plus grande des diversités. La qualité de présence, si importante pour elle, ne se répète jamais à l’identique, comme les conditions dans lesquelles elle est donnée, les éventuels imprévus venant du public, etc. Improvisant chaque fois à l’intérieur d’un cadre, l’artiste propose des versions toujours renouvelées. Ainsi a-t-elle imaginé une conférence-performance uniquement exprimée en termes mathématiques qui est une conférence écrite, à lire.

On peut tenter de comprendre comment s’articulent les notions de théorie et pratique en déplaçant les champs de réflexion et en pensant la manière dont l’artiste organise les relations entre écriture et langage. Se pose rapidement le problème de la langue : comment donner une conférence sans parler la langue du pays dans lequel elle doit avoir lieu ? Esther Ferrer décide alors de faire une première conférence muette. De fait, elle prend les mots comme des lieux de non-sens, de jeu et d’absurde ou encore comme des armes et des véhicules d’action et de non-action, ce qui donne à son travail subtilité et force. Dans Je n’écris pas pour écrire[5], elle reprend à la manière d’une litanie la phrase du titre puis égrène au vers suivant : « j’écris pour », « ne pas pleurer », « m’endormir », « me nourrir », « avancer », « délirer », « réfléchir », « pas cogner », etc. Dans ce texte comme dans celui de L’art de la performance : théorie et pratique, elle utilise parfaitement ce que l’on nomme en linguistique des énoncés performatifs – qui mettent en acte ce qu’ils énoncent. Qu’elle donne lieu à une action réalisée ou non, chaque parole d’Esther Ferrer désigne en effet toujours le moment présent de son énoncé. Lorsqu’elle évoque sa relation à l’écriture et au langage, Esther Ferrer rappelle le rôle important pour elle de la poésie sonore, qu’elle apprécie beaucoup sans l’avoir jamais vraiment pratiquée, tout en participant à de nombreux festivals de poésie ainsi qu’aux festivals Polyphonix[6].  Dans le texte Je ne sais pas ce qu’est la poésie, elle adopte cette forme tautologique qui est bien souvent la sienne.

 

C’est une façon de parler de la /poesia/ d’une façon un peu différente. C’est-à-dire de parler sans pour autant aborder le sujet de la /poesia/ , dit-elle. [Elle] n’a pas une forme définie, elle ne doit être comme ça ou comme ça, simplement elle doit être. C’est justement dans le fait d’être qu’elle est /poesia/[7]

 

Deux autres éléments enfin sont fondamentaux dans son rapport au langage appliqué à toute sa conception de l’art et de la performance : « simplement dire et répéter le mot », « en écoutant la sonorité du mot[8] ». Nommer les choses tout en prêtant attention à la musique des mots et des situations participe de l’esthétique de ses performances. Avec d’un côté l’idée de conférence muette, de l’autre, son intérêt pour les actions faisant intervenir le son - bruits produits par l’usage des objets, paroles, cris, sons du monde environnant - pourrait-on, d’un chiasme, évoquer L’art de la performance : théorie et pratique comme l’expression d’une théorie muette et d’une pratique sonore ?

 

 

Des Ilustraciones aux actions : la performance n’est pas un genre

 

La conférence est une forme paradoxale pour celle qui déteste les explications de son travail car restrictives, quand l’important est de le laisser ouvert à des lectures multiples[9]. Esther Ferrer lutte avant tout contre ce qu’elle nomme la « systématisation de l’action », soit la manière dont la performance, qui s’enseigne aujourd’hui dans les institutions, en particulier dans les écoles d’art, est portée par un langage théorique très précis et parfois paralysant. L’artiste établit ici une distinction entre : illustrer ce qu’elle est en train de dire ou en produire l’image et faire véritablement une action, et propose comme exemple les ilustraciones, ces livres d’illustrations qu’elle regardait étant petite. C’est ainsi que sa première conférence-performance de 1988 « illustrait » l’ensemble des performances Zaj. Sur ce principe, elle procède dans les différentes versions de L’art de la performance de manière progressive : si dans un premier temps, elle « illustre » ses actions - par des mimiques, de simples mouvements des mains ou l’utilisation d’accessoires : mettre un godemichet sur la tête pour la « performance phallique », faire sonner alternativement deux klaxons pour la « performance sonore » –, elle commence à réaliser, à proprement parler, l’action qui se substitue au discours. Bien plus qu’une illustration, l’action abolit les explications théoriques, effaçant ou, au contraire, initiant les interprétations.

« Au moment que la photographie apparut, le genre descriptif commençait d’envahir les Lettres. [] Enfin Daguerre vint[10] », écrit Paul Valéry. Comme la photographie en son temps, la performance produirait elle aussi un effacement des descriptions et des théories qui l’accompagnent, les rendant ineptes car toujours condamnées à ne se dire qu’après-coup. Au fil de son déroulé, la personne qui raconte disparaît au profit de celle qui est là, présente devant nous, réalisant l’action de raconter.

La théorie qu’elle propose à travers toutes ces versions est une vision ouverte, offrant au spectateur la possibilité de se forger ses propres interprétations :

La performance, c’est absolument polymorphe. Heureusement, car il ne faut pas la coincer dans un système, en disant : “ça, c’est la performance, ça, ce n’est pas la performance”. Il ne faut pas la convertir dans un genre et donner aux gens la liberté absolue de faire leur propre théorie. Dans ces performances L’art de la performance : théorie et pratique, c’est ce que je veux dire aux gens : faites vous-mêmes vos propres théories, remplissez les vides que je laisse avec vos idées, traduisez ce que je suis en train de dire dans une langue que vous ne connaissez pas mais comprenez ce que je veux dire autrement.[11]

 

 « Comprendre autrement » : valorisant l’incompréhension, Esther Ferrer considère que le fait de ne pas comprendre les termes du discours permet de déplacer son attention. Dans la triade « espace, temps, présence » qui triangule le genre performance pour elle, l’artiste invite à une expérience ici et maintenant : « théorie et pratique » se muent en réalisation à vivre au présent. C’est pourquoi se situer au plus près de la pensée d’Esther Ferrer revient plutôt à parler d’une anti-théorie de la performance, en déplaçant le champ de l’écoute vers celui des sonorités et celui de l’attention vers une présence véritable, traversée par la vie.

 

 

 

Une anti-théorie de la performance

 

C’est un peu le résumé de mon travail parce j’y intègre les choses que je fais mais aussi parce que ça m’intéresse de lutter contre cette intention généralisée de formater la performance. Il faut laisser la performance en freelance, libre. C’est un terrain que certains traversent comme ils le veulent, on peut construire dans ce terrain qui n’est le terrain de personne, c’est-à-dire qui est le terrain de tout le monde[12].

 

Égrenées les unes à la suite des autres dans L’art de la performance : théorie et pratique, les actions d’Esther Ferrer prennent l’aspect de signes évoquant son travail pour ceux qui le connaissent, mais parfaitement lisibles et interprétables pour ceux qui ne le connaissent pas. Les auto-citations[13] sont jalonnées d’autodérision. À Las Cosas ou Intime et personnel, elle emprunte les objets posés sur la tête ou le dessin du pourtour de son corps. Citant Je vais vous raconter ma vie, elle aborde alternativement en espagnol, français ou anglais des questions politiques, intrinsèquement liées à sa vie de femme et d’artiste, dans un mélange qui perd absolument le spectateur - « ils ne sont pas franquistes », entend-on seulement -, pour terminer sur le ton de l’humour par : « C’était obligé que je parle de ma vie, c’était absolument nécessaire que je le fasse[14] ».

Les questions politiques jalonnent le travail d’Esther Ferrer, sans qu’elle cherche à délivrer des messages. Elle signifie ici par un geste d’exclusion la distinction franche entre « performance européenne » et « performance non-européenne », élève simplement la voix à l’énoncé de la « macho-performance » ou cite les « performances nationales » sur un ton très sérieux ; autant de questions qui lui tiennent particulièrement à cœur, balayées avec la plus grande liberté. Qu’elles correspondent à de véritables actions de l’artiste ou bien désignent un possible type de performance – précisément ce contre quoi elle lutte –, toutes adoptent une forme absolument burlesque, comme si le travail de toute une vie pouvait se dire en accéléré, à la manière des gestes expressionnistes d’un Buster Keaton ou d’un Charlie Chaplin. Bien plus qu’un résumé de tout ce qu’elle a pu produire, L’art de la performance propose un vade-mecum pour pénétrer dans son travail.

Si Esther Ferrer ne dénonce ni ne fustige jamais rien, certaines esthétiques peuvent néanmoins être devinées derrière ces termes : « performances psycho-pathologiques performances névrotiques performances schizophréniques performances masochistes performances sadiques performances sado-masochistes performances maniaques performances mégalomaniaques ». Nous entendons aussi « techno », « audio », « pipi-caca », « dirty », tout juste précédées des « performances instantanées » et « in perpetuum performances ». Irrésistibles, ses actions ne sont jamais empreintes de cynisme.

 

La langue de l’action d’Esther Ferrer évoque une langue des signes : nous voyons ses lèvres bouger lorsqu’elle donne sans les prononcer des paroles inventées afin de produire du sens – ou du non-sens –, augmentées par un ensemble de gestes, de cris, autant d’éléments formant une action. À la fin des années 1950, elle voit au théâtre de l’Odéon Médée en langue grecque. Elle parle de sa « fascination merveilleuse » à entendre cette langue inconnue, laissant entrevoir une autre façon de comprendre qui ne passe pas par les mots ni par la transmission d’un sens articulé mais par des gestes et des sonorités. C’est pourquoi chaque performance intègre d’autres éléments que l’action proprement dite. Intégrer la vie à la performance permet de considérer comme une forme de musique les aspérités extérieures parfois considérées en tant qu’éléments de parasitage. Elle partage cette conception avec John Cage, notamment lorsqu’il donne sa pièce 4’33”. Écouter les bruits de ce monde, tel est très souvent ce à quoi nous enjoint également Esther Ferrer. C’est lorsqu’elle écoute la bande-son d’une version de la performance Le chemin se fait en marchant donnée à New York qu’elle s’aperçoit de la forte présence des bruits des scotchs se déroulant mais aussi de la ville, qui parfois prennent littéralement le dessus sur l’action.

L’anti-théorie de la performance n’est pas celle qui produit des discours mais une forme qui plonge au cœur de ses dispositifs et de ses modes d’action. Proposer une situation ouverte sur le monde est ce à quoi invite Esther Ferrer dans L’art de la performance : théorie et pratique.

Une action, on n’est pas obligé de la lire, de comprendre seulement ce qu’on est en train de voir. Il y a beaucoup de choses à côté qui peuvent être perçues en dehors de l’action. Désigner les sons de la marche, quand je fais cette « théorie et pratique », au fond, c’est ça que je veux dire, ne vous laissez pas porter par une idée, une théorie, laissez-vous porter par l’action présente.[15]

 

Déplaçant les champs d’attention, Esther Ferrer décale notre relation au discours.

 

 

Dé-figurer les mots

 

Faire entendre les sonorités, ouvrir les significations, déplacer les sens, voici ce à quoi Esther Ferrer nous invite. Un texte vaudra toujours mieux que son commentaire, une action que sa théorie. « Je défigure les mots » dit l’artiste.

« Défigurante », cette action l’est à tel point qu’Esther Ferrer la décrit comme complètement « schizophrénique ». En Hollande, en Allemagne ou encore en Thaïlande, autant de pays dont elle ne parle pas la langue, elle continue d’évoquer très sérieusement le livre d’un théoricien mexicain expliquant que la performance commence au paléolithique avec la peinture murale. Comparer performance et rituel relève pour elle d’une idée décalée, voire drôle lorsqu’on s’amuse à se représenter visuellement les hommes du paléolithique comme des performeurs. Elle intègre ainsi à son Art de la performance des discours qui ne sont pas les siens, dont l’histoire de la performance est également constituée, parlant des relations de Fluxus et d’Aristote, dont il s’agit d’attraper les noms au vol. Si ces noms et notions ont préexisté à l’histoire de la performance et la constituent tout à la fois, la visée est fondamentalement anachronique. L’histoire de la performance selon Ferrer revendique des héritages directs, comme celui de la poésie sonore, mais aussi des parentés plus incertaines et lointaines, qui permettent à l’artiste de statuer le caractère nomade de l’art de performer :

 

Au fond, la performance est un hybride, je dirais qu’elle n’a rien de légitime. Elle n’a pas de père ni de mère. Je veux dire, elle a beaucoup de pères, beaucoup de mères, et personne ne sait qui est le vrai père ni la vraie mère. C’est un mélange, c’est un art nomade mais pas seulement dans le sens de ce qui peut se faire n’importe où, dans sa maison, dans une église, dans un hôpital, dans la rue, dans un musée, dans une galerie… C’est nomade dans le sens le plus classique mais c’est nomade aussi parce qu’on peut se promener à l’intérieur des formes d’expression. On prend ce qu’il y a, l’histoire de l’art est comme un ready-made, on pique tout ce qu’on veut, on l’utilise comme on veut, du ready-made transformé ou pas transformé, manipulé ou pas manipulé. C’est ça qui m’intéresse et c’est ça que je défends, je défends cette idée de ne pas synthétiser la performance dans quelque chose. La codifier me semble horrible.[16]

 

Le discours, ou plutôt la langue de Ferrer, propose une dérive à travers de multiples moments de l’histoire de l’art. Nous assistons de fait, dans cette performance, à l’invention d’une langue, jalonnée par un seul mot : « performance ». Comme une Gertrude Stein et peut-être plus encore un Francis Ponge dans sa Tentative orale[17], Esther Ferrer fait simplement signe vers le moment de la prise de parole.

Le texte non publié Parole[18] nous permet de mieux saisir sa méthode. Il propose un jeu de déclinaison autour du mot « parole » en déclinant toutes les formes et les expressions possibles de celui-ci. Il s’agit pour l’artiste de prendre les mots au pied de la lettre[19], de les « prendre au mot », en faisant de chacun d’eux des embrayeurs d’humour. La troisième partie de ce texte renvoie à l’aspect très drôle et à la pluralité des possibilités d’actions qu’il offre.  Avec le mot parole associé à une action, que l’on donne, tienne, vende ou que l’on reprenne (la parole), des images absurdes se dessinent, et de façon lacanienne – terme que refuserait Esther Ferrer – l’artiste nous montre d’autres voies : celle du président Schreber qui dans sa folie prend toute chose à la lettre, rejetant toute métaphore. L’artiste pousse le jeu avec les mots jusqu’au délire.

 

Avoir la parole (Je l’ai déjà)

Avaler la parole (La faire avaler à quelqu’un)

Adresser la parole (Se fait, je suis en train de)

Avoir le droit à la parole (Vous l’avez)

Couper la parole (couper la parole directement)

Croire sur parole (la prière du je crois en Dieu…)

Demander la parole (Quelqu’un a une parole à me donner ?)

Donner la parole (Donner les paroles aux spectateurs écrits sur papier)

Enlever la parole (Arracher a quelqu’un la parole que je viens de le lui donner)

Jurer sur parole (Se mettre sur la parole écrite et jurer)

Manquer de paroles (mimique)

N’avoir pas de parole (répéter les gestes)

Passer la parole (Donner une parole a quelqu’un et qu’il la passe)

Perdre la parole (action)

Priver de la parole (Vous êtes privés…)

Porter la parole (Coller sur quelqu’un ou sur moi)

Prendre la parole (La prendre)

Prêter la parole (Proposer à quelqu’un de prêter la parole, etc.)

Rendre la parole (Demander de la rendre)

Retenir la parole (action)

Retirer la parole (La retirer)

Tenir la parole (La tenir comme un drapeau)

Vendre la parole (faire une réelle vente aux enchères).

 

 

D’Arthur Cravan à John Cage

 

Durant notre entretien Esther Ferrer évoque les conférences de John Cage, Dan Graham, Arthur Cravan ou encore de Tom Johnson, qui assiste à l’échange. Si elle connaît très bien le travail d’Arthur Cravan et a assisté aux conférences de John Cage, dont elle fut proche, celles-ci n’ont pourtant pas été une inspiration lorsqu’elle réalisa sa première conférence. Pour elle, la conférence constituait une forme, un format à l’intérieur duquel elle pouvait travailler, improviser et inventer.

John Cage et sa Lecture on Nothing, Tom Johnson dans sa Conférence avec répétition, Arthur Cravan insultant le public ou encore Éric Duyckaerts, font partie des artistes et des œuvres proches de la sensibilité d’Esther Ferrer, qui les apprécie et les respecte absolument. Pas question de les faire appartenir à un même genre, ce qu’elle réfute et fuit. Une parenté de pensée est cependant sensible. John Cage commence Lecture on nothing par ces termes : « I am here, and there is nothing to say ». Il reprend un peu plus loin : « We could simply decide not to have a discussion », « I have nothing to say and I am saying it[20] ».

On peut affirmer que Cage et Ferrer adoptent un mode de pensée tautologique consistant à faire toujours signe vers le temps présent de l’élocution. À la fin de sa conférence qui correspond traditionnellement au temps des questions de la salle, Cage énonce en réponse aux questions une série de phrases écrites à l’avance. Dans les performances telles que Questions avec des réponses, où Ferrer demande au public de lui poser une question, elle s’engage à répondre chaque fois en un temps minuté. Ce qui importe au-delà de l’échange est aussi la manière dont la langue se fait machine que l’on enclenche, devenant une musique à écouter. Le même principe gouverne la performance Je vais vous raconter ma vie, dans laquelle elle déroule son récit mais demande également à d’autres personnes, souvent de langues différentes, de parler en même temps qu’elle. Elle évoque cette fascination qui consisterait pour elle à entendre toutes les langues du monde à la fois. « Ce serait un son beaucoup plus humain », précise-t-elle.

 

J’ai toujours pensé que la langue pouvait véhiculer beaucoup de choses, seulement par la sonorité de la langue, les rimes de la langue, la façon dont tu la prononces, comment tu la dis, si tu la dis ainsi, si tu la dis ou tu la cries, si tu la répètes, comment tu l’emploies. C’est peut-être un héritage de la poésie sonore que j’aime beaucoup, ça m’intéresse beaucoup depuis l’Ursonate et Dada, Hugo Ball, tous ces gens-là. Ça m’intéresse d’employer la langue autrement, d’employer les cris, d’employer les mots susurrés, les CCHHHHchhchch, d’employer même les dictionnaires comme je fais dans la conférence Zaj : théorie et pratique, où j’utilise le dictionnaire. Ça m’intéresse même si je suis pas du tout poète.[21]

 

Arthur Cravan est aussi une référence. Celui qui tirait à coups de pistolets avant de parler, dansait et boxait pendant ses conférences-happenings, écrit dans Maintenant :

 

Il est plus méritoire de découvrir le mystère dans la lumière que dans l’ombre. Tout grand artiste a le sens de la provocation. Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses[22].

 ou encore :

Qu’on le sache une fois pour toutes : Je ne veux pas me civiliser.

 

Si la provocation n’est jamais un but pour Esther Ferrer, la liberté et l’anticonformisme le sont en revanche. Se mettre à nu ou rendre nécessaire l’imprévu est ce qui vient perturber le déroulement trop figé des choses.

           

 

Pas du tout poète ?

 

« Un minimalisme absurde ». C’est souvent ainsi qu’Esther Ferrer qualifie son propre travail. On peut affirmer la parfaite cohésion des termes dans des œuvres littéraires et théâtrales majeures, comme celle de Beckett par exemple. La conscience très aiguë des enjeux théoriques de ses performances s’exprime ainsi :

 

Je sais très bien ce qu’est l’action pour moi. Je n’ai pas de normes, mais j’aime bien les actions simples, directes, absolument minimales, qui correspondent à une idée. Ce n’est pas nécessaire pour moi de dire cinquante choses dans une seule action. J’aime en général l’art minimaliste, j’aime l’absurde, je crois qu’on peut aussi comprendre des choses à travers l’absurde. En général, les actions que j’aime le plus sont les plus simples, les plus directes -  très simples en apparence mais avec beaucoup de connotations, comme une espèce de constellation de significations -, beaucoup plus que celles qui essaient de tout te dire et à la fin ne disent rien, qu’on ne comprend plus.

 

La polysémie des actions a alors tout à voir avec une esthétique poétique, dans une entreprise qui consiste à nommer le monde :

 

À un moment donné, je parle de la poésie sonore et je répète répète répète répète répète jusqu’à ce que je perde la respiration, je respire, répète quelque chose, un mot, une phrase, ça dépend du moment, ça dépend de ce que je suis en train de dire, que je répète un mot, un autre, mais je répète répète jusqu’à ce que je perde la respiration. C’est une façon de faire mais je peux répéter d’une autre façon, en montant la voix, en la descendant de façon que personne ne puisse l’entendre.[23]

 

C’est ici que vient se loger la poésie sonore dont elle adopte certaines des méthodes, en rendant sensibles le rythme et la musique des choses.

Jusqu’à en perdre la respiration, Esther Ferrer nous emporte, faisant voler en éclat toutes nos certitudes. Dans son texte Parole, il en est une dont nous voudrions toujours user :

 

Paroles de menace (Et si vous m’applaudissez beaucoup à la fin je répète ma performance)[24].

 

Ces menaces-là sont de celles que nous voudrions entendre plus souvent…

 

 

 



[1]. Dans ce texte, toutes les citations d’Esther Ferrer sont extraites d’un entretien non publié avec Marion Daniel, le 23 mars 2015. Les partitions qui sont citées sont reproduites dans le catalogue Esther Ferrer, éditions Mac/Val, Frac Bretagne, 2014. Le principe de reprise et de variation étant au fondement même du travail d’Esther Ferrer, elles sont volontairement non datées. Il en est de même de ses performances.

[2] Cf. entretien cité plus haut.

[3]. Cette partition est reproduite dans le catalogue Esther Ferrer, Mac/Val, Frac Bretagne, 2014, p.146-155.

[4] Entretien du 23 mars 2015, op. cit.

[5]. Ce texte, ainsi que « Je ne sais pas ce qu’est la poésie » et « Parole », cités plus loin, n’ont jamais été publiés mais ont été donnés à plusieurs reprises dans des festivals de poésie et de performance. Leur forme écrite a été transmise par l’artiste à l’auteur de ce texte.

[6] Festival fondé en 1979 par Jean-Jacques Lebel à la suite du Festival de la Libre Expression (1964-1967). Esther a participé à quatorze éditions de Polyphonix, de 1982 à 2002.

[7] Texte non publié lu lors de performances transmis par l’artiste. 

[8]. « Je ne sais pas ce qu’est la poésie », op. cit.

[9]. Cette idée est très souvent reprise chez Esther Ferrer. Ainsi dans la performance Je vais vous raconter des performances, elle déclare : « N’ayez pas peur, je ne vais pas vous expliquer mes performances, je ne parlerai pas non plus de leur contenu symbolique ou non, ni pourquoi je les ai faites, ni ce que vous devriez comprendre, etc. Non, je vais seulement vous les présenter, de la façon la plus simple possible. Le contenu, l’interprétation, et tout le reste, c’est à vous de le chercher si ça vous intéresse ou vous amuse. De toute façon, ces sens, ces contenus, ces interprétations seront les vôtres, pas les miens car, pour moi, toutes les interprétations sont valables, la vôtre vaut autant que la mienne, et vice versa bien sûr ». Esther Ferrer, op. cit., p.71.

[10]. Paul Valéry, « Discours du centenaire de la photographie », Bulletin de la SFPC (mars 1939, 4e série, t. I, n° 3). Repris dans Études photographiques 10, novembre 2001.

[11] Entretien du 23 mars 2015, op. cit.

[12] Ibid.

[13]. Je m’appuie dans ma description sur l’enregistrement d’une version de L’art de la performance : théorie et pratique donnée au Centre Pompidou, intitulée « Esther Ferrer, Encore une performance ?! », 7 octobre 2010.

[14]. Ibid.

[15] Entretien du 23 mars 2015, op. cit.

[16] Ibid.

[17]. Francis Ponge, Tentative orale, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1999.

[18]. Esther Ferrer a donné cette action à trois reprises dans le cadre du Festival « La caravane de la parole » au Canada. Elle improvisait chaque fois autour de ce texte. Ce texte non publié a été transmis par l’artiste.

[19]. Je pense ici à Raymond Hains, répétant très souvent : « Je prends les choses au pied de la lettre, pour mieux retomber sur les miens. »

[20]. John Cage, Lecture on Nothing, Incontri Musicali, 1959.

[21] Entretien du 23 mars 2015, op. cit.

[22]. Arthur Cravan, Maintenant, textes présentés par Bernard Delvaille, Paris, Erik C. Losfeld, 1957, p.93.

[23] Entretien du 23 mars 2015, op. cit.

[24] Texte non publié transmis par l’artiste, cité plus haut. 

lundi 20 janvier 2020

Temps mêlés

Félicia Atkinson, Damien Caccia, Éléonore Cheneau, Camille Juthier, Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon

Texte du catalogue de l'exposition présentée du 18 janvier au 16 février 2020 à l'Orangerie de Sucy-en-Brie.

L’expérience est enfermée comme dans un vase clos empli d’un certain parfum, baigné d’une certaine couleur et porté à une certaine température. Ces vases sont suspendus à des altitudes diverses, disposés sur toute la hauteur de nos années. N’étant pas accessibles à notre mémoire intellectuelle, ils sont en un sens préservés, la pureté de leur contenu atmosphérique est garantie par l’oubli. Chacun de ces vases est conservé à sa juste place, à sa date exacte. Ainsi, lorsque ce microcosme emprisonné est pris d’assaut de la manière que nous avons dite, nous sommes inondés d’un air nouveau, d’un parfum nouveau (…)[1]. Samuel Beckett, Proust

Imaginons ces vases, dont les hauteurs correspondraient à des époques différentes et dont chacun conserverait un parfum, une couleur et une température qui synthétiseraient une expérience. Telles m’apparaissent les œuvres rassemblées dans l’exposition Temps mêlés. Chacune donne forme à une mémoire non intellectuelle, c’est-à-dire involontaire, faite de strates accumulées puis oubliées au fil des années. Nés dans un monde emporté par la vitesse, le culte de l’efficacité, de l’immédiateté et de la rapidité, Félicia Atkinson, Damien Caccia, Éléonore Cheneau, Camille Juthier, Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon[2] s’intéressent à d’autres temporalités, plus réflexives. L’intégration du facteur-temps pourrait être le trait commun du travail de ces sculpteurs, peintres, vidéastes, artistes sonores ou les quatre à la fois : leurs processus de création reposant sur la lenteur les font pourtant aborder pleinement leur époque sans oublier le passé. Cette qualité d’épaisseur ou de « profondeur », pour employer un vocabulaire proustien, reste peut-être le meilleur gage d’une véritable présence au monde : la mise en perspective critique qu’elle permet entraîne un ancrage politique de leur travail.
Pensées comme les conditions même de l’apparition des images, les poétiques de l’effacement et du recouvrement en tant qu’accumulations de strates parcourent leurs sculptures, installations, peintures et films, et incarnent une certaine idée de temporalité.

Dans les peintures d’Éléonore Cheneau et de Damien Caccia, la couleur s’applique couche sur couche, puis s’abrase, se lime, s’efface afin de mieux laisser surgir certains points sensibles souterrains conservés dans l’épaisseur des matières. Les installations et sculptures de Félicia Atkinson et de Camille Juthier s’affirment de leur côté comme autant de recherches sur la latence des matières ; chez elles les pierres sont envisagées comme des stèles immémoriales et la fragilité des installations adoptant des matériaux aussi malléables et ductiles que les tissus, les plastiques ou les feuilles d’arbres, en fait des surfaces sensibles d’inscription. Quant aux films de Guillaume Landron et de Gabrielle Le Bayon, si différents les uns des autres soient-ils, ils nous emportent dans d’autres mondes, d’autres temps, où passé et présent paraissent fusionner afin d’amasser les morceaux d’une utopie morcelée chez le premier, de traquer les signes du passé dans le présent chez la seconde.

Comme la première page (ultra-sensible) d’une pierre[3] : Éléonore Cheneau, Damien Caccia

Dans sa première phase d’élaboration, l’exposition avait pour titre : Comme la première page (ultra-sensible) d’une pierre, une citation empruntée au texte Matière et mémoire de Francis Ponge (1944). Le poète y file la métaphore de la pierre lithographique, sur laquelle on inscrit comme on le ferait dans une mémoire. Fonctionnant à la manière du Bloc-notes magique de Freud[4], ancêtre de l’ardoise magique permettant d’écrire des notes puis de les effacer tout en en gardant une trace, la pierre lithographique y est décrite comme une pierre réceptacle, qui ne peut se laisser inscrire avec clarté que si elle a été auparavant suffisamment poncée, et si son contenu préalable a été abrasé. Ainsi, elle réagit à l’expression qui lui est proposée et la modifie en retour, à travers l’épreuve lithographiée qu’elle met au jour. Cette pierre vivante possède une histoire et une mémoire, marquée par les effacements, les reprises et les recouvrements. Un peu plus loin, Ponge utilise une autre comparaison : « comme un souvenir involontairement affleuré[5] », écrit-il. Et puisque chez Ponge, un mot est un mot, l’association du mot « souvenir » et de l’adverbe « involontairement » évoque immédiatement la « mémoire involontaire » de Proust, la référence proustienne pouvant aussi se lire dans l’emprunt du titre de son texte à Bergson, philosophe si fondamental pour Proust. « Matière », « mémoire », « souvenir involontaire », « affleuré »… le millefeuille de l’expression nous paraissait suffisamment dense pour faire advenir ce qu’il avait à exprimer – et décrire ce qui était à l’œuvre chez ces six artistes.
Mais de pierres il n’était pas tant question chez eux que d’une relation à la mémoire et au temps. C’est pourquoi le sextuor que nous souhaitions rassembler s’est bientôt intitulé Temps mêlés : d’abord comme un jeu de signifiants à conjuguer à toutes les personnes – « je m’en mêle, tu t’emmêles… ». La surprise fut ensuite de découvrir que ce titre était celui d’une revue littéraire post-surréaliste belge des années 1950, devenue en 1977 les Cahiers Queneau – ce qui ne lui enlevait rien. Aux temps mêlés des œuvres de chacun des artistes s’ajoutaient ceux des références inattendues, inscrivant la thématique de la mémoire dans l’inattendu même du hasard.

Éléonore Cheneau et Damien Caccia envisagent la peinture à la manière d’un palimpseste. Chez Éléonore Cheneau, elle s’applique dans le temps, strate après strate, recouvrement après recouvrement. Puis certains endroits grattés font ressurgir les couches inférieures. Cette peinture de la lenteur, au fort caractère d’écorchure et qui intègre la dimension de violence, n’en fonctionne pas moins en termes d’apparition des images. Car c’est au moment où l’image apparaît qu’elle peut être considérée comme terminée.
Pour l’installation de l’Orangerie de Sucy-en-Brie, Éléonore Cheneau a réalisé un ensemble de cinq peintures de grands formats (140 x 200 cm) qui ne sont pas habituels chez elle. L’idée était de se confronter aux dimensions de l’espace. Pour autant, chaque peinture est pensée individuellement. L’artiste vise à choisir des tableaux qui résistent, souvent dans des propositions simples, très loin des questions de composition. Leur juxtaposition forme un phrasé, une phrase musicale qui parle des différents temps à l’œuvre dans les peintures : du long temps de maturation dans beaucoup d’entre elles, jusqu’au geste beaucoup plus rapide, affleurant comme une écriture en surface. Dans cette installation, l’ensemble se construit à partir d’un principe très simple, voire élémentaire : celui de l’échelle – il s’agit d’être à l’échelle du lieu –, mais aussi le rapport au temps – principe de la déclinaison.
Damien Caccia guette également ce moment d’apparition de l’image : celle qui se détachait sur les supports de verre de ses premières peintures. L’artiste cherche systématiquement à saisir le moment où la matière se met en mouvement ; il côtoie aussi bien l’avalanche et les grandes catastrophes naturelles mettant en branle tous les éléments, souvent évoquées dans ses peintures, que l’infiniment petite vibration des particules lumineuses ou des ondes sonores. Au final, c’est une conception du pictural qui est proposée : l’espace de la peinture est appréhendé comme une vaste surface, tout en vibrations.
Ses peintures au sol, réalisées en Grèce à Spetses, sont des tissus délavés à l’eau de javel : sept peintures réalisées simultanément. Une fois assemblées les unes aux autres, elles forment un ensemble dans lequel les tissus mordent un peu les uns sur les autres, de façon à créer des zones d’ombre et des hors-champs possibles. Toutes ont été faites en un temps donné (une semaine environ) et trouvent un autre lieu et une autre temporalité aux Lilas où il travaille, ou bien dans l’Orangerie de Sucy. À un geste très rapide s’oppose une plus grande lenteur d’un résultat marqué par la dimension de hasard, et qui ne se révèle que trois, quatre ou cinq heures plus tard. Les pièces en béton, Paestum, reprenant une évocation des temples grecs, sont des morceaux de peinture sur verre cassé coulés dans une dalle de béton. Damien Caccia isole un fragment et le coule dans le béton. Plusieurs œuvres de cette série sont ainsi accumulées les unes sur les autres, comme dans un millefeuille matérialisant le fonctionnement de la mémoire. Toutes ont des épaisseurs différentes : l’accumulation que forme leur résultat se voit sur la tranche.

De la peau au noyau[6] – lire le passé dans le présent : Félicia Atkinson

Chez Proust, le passé n’est pas quelque chose qui « a été » mais représente bien ce qui est, et qui cohabite avec le présent. Temps, recouvrement, strates, mémoire : la référence proustienne affleure à chaque endroit de notre réflexion. Elle en constitue la pierre sous-jacente ou le terreau.
Les images proustiennes ont cette faculté de donner à voir des espaces, dans leurs stratifications, leurs couleurs, leurs parfums, leurs dispositions. Chacun de ces vases, conservés à leur juste place, résume Beckett. Ces vases désignent ce qui est commun au présent et au passé qui, poursuit l’auteur, est plus essentiel que les deux termes pris séparément. De fait, l’identification des deux temps « équivaut à une conjonction entre l’objet idéal et le réel, entre l’imagination et la sensation directe, entre le symbole et la substance[7]. » Conjonction entre objet idéal et réel, entre imagination et sensation directe : c’est ainsi que j’entends le principe de « polyphonie » mis au cœur de son travail par Félicia Atkinson. La polyphonie permet de se situer dans les interstices, de conjuguer les entre-deux[8]. Le principe de croisement et de coexistence ici appliqué aux voix s’étend chez elle à tous les médiums qu’elle utilise. Présente dans l’exposition à travers une « sculpture molle[9] » et deux vidéos silencieuses – ce qui frappe et fait sens à la fois, venant d’une artiste qui a placé le son et le langage écrit et parlé au cœur de son travail –, Félicia Atkinson compose comme elle écrit, dessine ou construit des installations : « Je construis des espaces qui sont des entre-deux, des « espaces potentiels », comme Donald Winnicott les construirait. Je pense horizontalement et verticalement. Je pense diagonales, spirales, air et profondeur. J’enlève les objets et j’ajoute la couleur[10] ». Une pensée picturale faite de formes et de couleurs adoptant une dimension plastique en somme, au sein de laquelle chaque objet apparaît à la fois dans sa surface et en profondeur, un peu comme Albertine présentée au fil de La Recherche comme un personnage à plusieurs facettes.
Plasticité, densité de matière se constituant corrélativement à une épaisseur de temps, conjonction du passé et du présent témoignant d’une mémoire qui remonte parfois d’avant les hommes, dont il nous reste des fragments mais que nous devons reconstituer à partir de notre expérience forment la réflexion de l’artiste : ainsi se construit Aluminium, une version courte d’un film de sept heures tourné en Arizona dans le désert de White Sands et dans le Finistère. À travers des plans fixes sur des vues désertiques où quasiment rien ne bouge – juste une figure dansante à certains moments, un mouvement de caméra – il s’agit, précise l’artiste, de « se mesurer au temps et sa vibration, celui d’une écoute profonde où les éléments se figent très lentement, sur des milliers d’années, à l’image du bois pétrifié qui a inspiré nombre de ses travaux ».
Ainsi se crée la plasticité picturale d’Albertine, qui bientôt deviendra une multiplicité plastique et morale. Ce ne sont plus seulement les simples changements de méplats ou les variations d’angles de vue chez l’observateur qui l’emportent sur l’expression d’une diversité interne active, c’est une multiplicité en profondeur, un tourbillon de contradictions immanentes et objectives qui échappent au contrôle du sujet. Mais, voyant ce kaléidoscope des expressions d’Albertine, ce visage qui, après avoir été tout surface, lisse et verni, prend l’aspect presque fluide d’une gaieté translucide, puis passe de l’opaline travaillée et polie à la congestion rose violacé du cyclamen (…)[11]. 

La métaphore picturale associée au végétal, partout présente chez Proust évoqué ici par Beckett, se file à travers la description du visage d’Albertine tout surface, lisse et verni, prenant l’aspect presque fluide d’une gaieté translucide, puis passant de l’opaline travaillée et polie à la congestion rose du cyclamen. La peau, surface vivante et changeante, s’anime et se transforme à la manière d’une plante en mutation. En lisant cette citation, j’ai en tête la dimension « plastique » des personnages du film de Guillaume Landron Field of broken dreams[12]. Un autre temps que le temps « réel », celui du rêve, semble y être à l’œuvre ; les sons, les voix, les corps y gagnent en densité.
Les installations de Félicia Atkinson évoquent quant à elles la possible émergence d’espaces poreux et sensibles ainsi que la mutation des éléments pris dans un mouvement léger, aussi bien dans ses pièces sonores que dans ses installations. Chez Camille Juthier, on assiste également à une sorte de collision des temps : entre l’hyper-modernité d’un téléphone portable et le caractère immémorial d’un menhir.

Au lieu de voir un seul monde : Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon

Plusieurs vidéastes sont présentés dans l’exposition. Exposer une vidéo pose plusieurs types de questions : s’agit-il d’une vidéo « image », choisie pour sa valeur de point lumineux et coloré installé dans un endroit précis de l’espace, à la manière d’une peinture ? Ou bien d’une œuvre plus cinématographique, qui requiert que l’on s’assoie, que l’on prenne le temps de s’y plonger, afin de la regarder de manière captive pendant un temps relativement long… Notre point de vue réconcilie les deux positions à la fois. Les films de Guillaume Landron comme ceux de Gabrielle Le Bayon ont une dimension visuelle, tactile, presque haptique. Ils s’appréhendent plastiquement, « en profondeur ». Mais ils requièrent également une expérience de visionnage inscrite dans le temps.

Chez Guillaume Landron, la nature est un personnage : une nature verdoyante, ondulante, peuplée par des hommes et des femmes dont on ne saisit pas précisément les actions, toutes caractérisées par la lenteur et l’indétermination. Les paroles sont chuchotées, les discussions entre les personnages, à peine audibles, apparaissent de l’ordre d’un rêve peu compréhensible. Attablés dans un premier plan, ils s’endorment par la suite, nous mettant sur la voie d’un rêve que nous donnerait à voir ce film. Le décrivant, Guillaume Landron écrit : « Field of broken dreams, c’est surtout l’histoire d’une forme – de formes – à travers une série de personnages qui n’ont pas accès au langage et dont l’articulation s’appuie principalement sur les objets comme points de raccordements, selon un principe de dispositif où chaque espace, chaque séquence est un alibi – comme une certaine manière d’interroger le récit[13] ». On y assiste à la reconstitution d’une mémoire oubliée, faite de fragments, à travers des actions que l’on ne parvient pas à nommer, dans le campement de personnages dont nous ne connaissons pas l’histoire ni le nom qui transportent des fragments géométriques de plâtre ou des images dans sept espaces différents « aux bords du monde », précise l’artiste. Ces fragments apparaissent comme autant d’indices d’une utopie perdue. Car dans ce temps suspendu, entre passé et futur, se lit l’effort pour construire un autre lieu (u-topie).

Les vidéos de Gabrielle Le Bayon peuvent toutes être vues à travers le prisme de la contemplation. Les voix off y jouent un rôle central, comme s’il s’agissait chaque fois d’inscrire les voix dans le temps et l’espace du cinéma. Tender Pastures fait lire à un personnage contemplant un paysage de fin de jour éblouissant un extrait du texte Molloy de Samuel Beckett, dont le spectre est présent dans l’exposition grâce à cette vidéo. La voix que l’on entend semble celle de l’homme qui apparaît à l’écran, bien que les deux ne soient pas reliées. Elle reste détachée du corps du personnage, comme si corps et pensée, corps et langage étaient à nouveau disjoints, évoquant le fait qu’il y a différentes manières de regarder, avec d'autres yeux, depuis « tout cet espace intérieur qui reste invisible, le cerveau et le cœur et ces autres cavernes où pensée et sentiment dansent leur sabbat[14] », énonce le texte de Beckett ; « d’autres possibilités de dévoiler ces choses repliées et cachées, de l'autre côté de cette vaste plaine vide, dans les profondeurs d’un quotidien a priori sans incident[15] », précise l’artiste.

Pour Gabrielle Le Bayon, la vidéo est un médium qui induit une relation très singulière au temps, faite de strates de temporalités différentes, à travers l’enregistrement d’images en mouvement qui captent elles-mêmes une durée – la narration, tant dans l’écriture que dans la lecture, étant elle aussi liée au temps. « C’est un temps de description et c’est aussi un temps des choses. La stratification est finalement présente dans le processus qui façonne progressivement l’œuvre. Elle est enfin fondamentale dans le rapport à l’espace par la retranscription des différents niveaux de lecture permettant de lire et de comprendre les rapports et les figures qui nous entourent[16] ». L’échelle des signes adopte une dimension très proustienne. L’auteur y interroge la manière dont le désir – que l’on peut aussi nommer intuition proustienne, directement affiliée à l’intuition bergsonienne – parvient à détourner nos propres actions. « Alors que nos corps et nos voix divisent l’espace et forment une étrangeté de notre place, il y a un désir de construire un ailleurs, un lieu, où puisse apparaître ce qui le déborde », lit une voix féminine. Un ailleurs, un autre monde est ainsi appelé à émerger, ici et maintenant.

Si le monde inventé chez Guillaume Landron est marqué par l’utopie, celui de Gabrielle Le Bayon, en revanche, est un espace profondément sensible : un arrière-pays convoqué, traqué dans la matière même des images.

« Bientôt, on cultivera la mémoire dans la sève des fleurs[17] » : Camille Juthier 

Camille Juthier s’est penchée sur la nature du lieu de l’Orangerie. « L’orangerie est un lieu où l’on a acclimaté les plantes », remarque-t-elle. L’oranger, précise-t-elle, est une espèce hybride, qui est probablement le fruit d’un croisement entre le mandarinier et le pamplemoussier. L’hybridation des matières, au cœur de son travail, se retrouve dans les associations qu’elle forme entre pierre et verre. Be bi, être deux, être bi, jouer des entre-deux. Au cœur du dualisme entre la pierre et le verre, émerge un troisième élément. Elle réfléchit au cycle de la minéralité entre la pierre et le verre, s’intéresse à la manière dont le souffle du souffleur de verre chargé de minéraux vient donner sa forme à ce dernier.
À l’intérieur, des produits macèrent : des mélanges entre liquides naturels et artificiels. Les deux types de matières viennent interroger le temps de dégradation des choses : il s’agit de confronter deux temps de décomposition, entre le végétal et le plastique, comme dans son installation qui suspend du plafond de grandes plages de plastique à l’intérieur desquelles sont enfermées des feuilles. À grande échelle, sa pièce relève d’un herbier qui continuerait à évoluer. Les plantes à l’intérieur ne sont pas sèches : elles vivent encore.
Elle se demande par ailleurs si les menhirs ne seraient pas des data centers. Dans les mondes qu’elle invente, le haut et le bas se rejoignent, le futur retrouve les éléments les plus anciens et primitifs. Comme Félicia Atkinson, elle pense qu’il existe une latence des matières, que « bientôt… on cultivera la mémoire dans la sève des fleurs » : autre manière d’évoquer la mémoire proustienne (la seule mémoire proustienne, la mémoire involontaire) et ses métaphores botaniques qui jalonnent tout son texte.

La stase proustienne est contemplative, pur acte de compréhension dépourvu de volonté[18].

Mais de quels mondes parle-t-on ? De ceux qui ont une histoire, une épaisseur – qui redonnent leur place aux corps en tant qu’ils s’inscrivent en profondeur, dans un espace et dans un temps.


Un réel idéal, essentiel, extra-temporel[19] ?

Finalement, quel réel ces artistes côtoient-ils ? S’agit-il d’un réel idéal, essentiel, extra-temporel, ainsi que l’appelle de ses vœux Proust, ou au contraire d’un réel moins flamboyant, beaucoup plus âpre, profondément ancré dans une épaisseur de temps : celui de Beckett et de ses corps enlisés ?

Je reprends l’image des vases suspendus à différentes hauteurs, dont chacun conserverait une couleur, un parfum. Disposées dans l’espace d’exposition au sol, en suspension depuis le plafond ou simplement le long des murs, les pièces présentées parlent de pesanteur et de suspension, de poids et de légèreté : les films projetés sur du béton (Félicia Atkinson) ou les peintures également réalisées sur des dalles de béton (Damien Caccia) côtoient de grands rideaux translucides de feuilles et de plastique (Camille Juthier), des installations vidéo entièrement lovées dans des tentes de tissus (Gabrielle Le Bayon) ou de grandes pièces en tissus délavés juste posées au sol (Damien Caccia). Félicia Atkinson nous emporte dans les volutes de ses sonorités planantes, Éléonore Cheneau gratte les strates du temps, tandis que Guillaume Landron et Gabrielle Le Bayon nous invitent à découvrir l’énigme…

Toutes ces œuvres se situent au cœur du temps, dans son épaisseur. Elles proposent des souvenirs involontairement affleurés aussi bien que des mémoires profondément ancrées, faisant cohabiter la légèreté et la densité. Dans l’entre-deux entre Proust et Beckett : exactement au creux du fonctionnement de notre mémoire, là où passé et présent se rejoignent. Là où un au-delà de la réalité s’éprouve dans ce qui en constitue pourtant une partie : épreuve du réel en tant qu’impossible – impossible à se figurer – autant qu’insistance dans l’épaisseur de la matière où vient se perdre le sens.



                                                                         Marion Daniel
Paris, le 5 décembre 2019



[1] Samuel Beckett, Proust, Les éditions de Minuit, 1990, trad. Edith Fournier, p. 86. C’est moi qui souligne : dans Proust, l’un de ses premiers textes, Samuel Beckett évoque avec une précision saisissante la nature de ces réceptacles des souvenirs décrits dans les textes de Proust.
[2] Ces six artistes sont nés entre 1972 et 1990, cf. leurs biographies à la fin de l’ouvrage.
[3] Francis Ponge, in Jean Dubuffet, « Matière et mémoire ou Les lithographes à l’École » (texte de Francis Ponge), Paris, Fernand Mourlot, 1944.
[4] Sigmund Freud, Notiz über den Wunderblock (1925), trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis in : Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985. 
[5] Francis Ponge, Ibid.
[6] Extrait d’un poème de Camille Juthier, publié in https://www.camillejuthier.com/
[7] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 86.
[8] Félicia Atkinson, Bomb magazine, 12 novembre 2019, entretien avec Ben Vida : « Il y a beaucoup de voix, mais je n’aime pas être claire sur le fait de savoir qui parle. Je m’intéresse à la polyphonie ; c’est presque politique pour moi. » Notre traduction.
[9] Faites de bribes disparates assemblées les unes aux autres, les « sculptures molles » sont pensées comme des phrases, discursives ou musicales. Celle de l’espace d’exposition est simplement posée, comme lancée par-dessus une poutre, « comme un écho qui se fige », dit-elle.
[10] Félicia Atkinson, Bomb magazine, op. cit. : « I think I compose music the same way I write, draw or make installations. I construct spaces that are in-between, “potential spaces,” as Donald Winnicott would put it. I think horizontally and vertically; I think diagonals, spirals, air and depth. I remove objects and add color ». 
[11] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 58-59.
[12] Guillaume Landron, Field of broken dreams, film, 39'47 minutes, 2014 - en cours.
[13] Synopsis du film : Field of broken dreams.
[14] Extrait de Samuel Beckett, Molloy, Les Éditions de Minuit, 1951.
[15] Commentaire de sa pièce par l’artiste.
[16] Extrait d’un entretien dans Le Bourdon/Le Châssis avec Thomas Fort, curator de l’exposition collective « D'Autres Possibles », Pavillon Vendôme, Paris Clichy, 2016. http://www.arpla.fr/mu/lebourdon/2015/04/15/gabrielle-le-bayon-montrer-en-voix-off/
[17] Texte de Camille Juthier, in https://www.camillejuthier.com/
[18] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p. 105.
[19] Ibid., p. 87.