jeudi 28 mars 2019

Temporalités heurtées. Chantal Akerman, Gina Pane, Christine Rebet


Texte publié dans la Nouvelle Quinzaine littéraire le 1/11/2016 



Pour Philippe Jaccottet, la peinture n’est pas du temps figé mais l’expression d’un rythme qui restitue un moment vivant. Écrire dans le souvenir de la peinture, c’est inventer, au-delà d’une traduction sensible par l’image poétique, un mouvement qui est resserrement à chaque instant vers un « foyer » insaisissable, en dessinant les lieux de convergence entre le rêve et le monde. “Je crois que si je clignais des yeux comme on fait pour ne pas être embarrassé par les détails d’une peinture, jusqu’à ne plus voir qu’une lueur sur cette main, une flamme vacillante, je serais plus près de ce que j’avais tout d’abord éprouvé : le trouble, la joie d’une annonciation à peine saisissable, ou l’entre-bâillement de la porte du Temps[1]”.
Dans un texte de 1895, Freud définit le principe d’après-coup à travers le cas Emma. Dans le traumatisme, découvre-t-il, deux temps s’articulent l’un à l’autre : un premier événement vécu dans l’enfance se révèle à travers un second, à l’adolescence, qui le rend manifeste, le nomme et l’identifie. Deux temps pour qu’un événement refoulé ex-iste, au sens fort du terme, dans la vie psychique. À travers le mot « traumatisme », Françoise Davoine et Max Gaudillière désignent quant à eux une « mémoire qui n’oublie pas et qui cherche à s’inscrire[2] ». Il semble que la littérature soit à même d’aborder le traumatisme : les récits articulant plusieurs temps permettent d’en prendre en charge la temporalité complexe, d’en inscrire la trace. Mais peut-on le penser et lui trouver un lieu au sein des arts visuels ? N’y a-t-il pas un écueil à vouloir représenter le traumatisme, lequel ne serait plus pour l’artiste que sujet ou prétexte à peindre ou à dessiner ? Face aux représentations choquantes, prenant à témoin le spectateur en le projetant au cœur du trouble et du malaise, il existe au contraire des œuvres qui pensent, distancent, articulent les événements d’un réel aliénant et douloureux. Jaccottet se situait « au-delà d’une traduction sensible par l’image » ; c’est précisément là, au cœur de l’invention d’une écriture cinématographique, photographique ou picturale, capable de restituer une temporalité heurtée, que travaillent certains artistes.
Dans cette valse à plusieurs temps, trois noms me viennent à l’esprit : chez Chantal Akerman[3], Gina Pane[4], Christine Rebet[5], une temporalité fine s’articule. Née d’une famille juive polonaise déportée à Auschwitz, Chantal Akerman écrivait dans Autoportrait (Cahiers du Cinéma, Centre Pompidou, 2004) : « On n’a pas le droit de se révolter contre une génération sacrifiée. Elle est déjà assez sacrifiée comme ça ». C’est à travers le prisme des espaces domestiques – l’appartement, une femme dans un appartement – qu’elle aborde les questions de l’intime et de l’histoire. Avec Saute ma ville (1968) et Jeanne Dielman 23, Quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), Akerman nous plonge, dans deux approches fondamentalement différentes – l’une explosive, très rapide, l’autre s’installant dans un temps plus lent de la répétition – dans l’univers quotidien de deux femmes : la maison, la cuisine plus précisément, qui oppresse, enferme, aliène. Saute ma ville, estampillé « récit » au début du film, décrit le retour chez elle d’une femme, courant et chantonnant. La même mélodie, chantée de manière de plus en plus folle, accompagne toute la durée de ce film court. Adoptant des gestes brusques, cette femme jouée par Akerman se fait des pâtes, puis ses actions prennent un tour de plus en plus chaotique : colmater sa porte, jeter au sol tous les produits ménagers, passer la serpillière avec frénésie ; pour enfin jeter son chat par la fenêtre et ouvrir le gaz, tout en brûlant un journal… Ce film-cri dit l’aliénation et la souffrance à travers une scansion folle, qui s’emballe jusqu’à l’explosion. À l’opposé, le long métrage Jeanne Dielman s’installe dans un temps lent, oppressant, de plans fixes dans lesquels une femme répète des gestes quotidiens. Ménagère parfaitement rigide jouée par Delphine Seyrig, Jeanne Dielman est aussi une veuve prostituée. À la faveur d’un détail insignifiant – la sonnerie d’un réveil une heure plus tôt – la machine trop bien huilée aux rouages implacables vient à déraper, à s’emballer, libérant l’oppression refoulée. Adoptant un montage absolument rigoureux de plans fixes scandés par des noirs restant hors de toute narration classique, portés par une bande-son laissant percevoir le moindre bruit obsédant des gestes et des objets, les récits de Chantal Akerman sont pleinement une écriture, scandée, nous plongeant, à travers ce rythme saisissant qui nous situe presque hors-sens, au cœur de la violence angoissante d’une répétition aliénante. Lorsqu’on n’a « pas le droit de se révolter », on invente une écriture, qui inscrit cette révolte.
« La trace est comparable au zéro ou à l’infini, on ne sait jamais par quel bout la prendre – sa projection la plus concrète et perceptible est celle inscrite dans la terre, la pierre : c’est-à-dire le mur = du mur de Lascaux au mur d’Hiroshima[6]. » Artiste de l’art corporel, Gina Pane mène dans les années 1970 et 1980 des performances ou actions au cours desquelles elle se blesse, notamment à l’aide d’un rasoir, en présence d’un public. À travers la blessure physique, elle pense et articule le paradigme de la trace, qu’elle analyse dans des textes et réflexions accompagnant son travail. Profondément marquée par la psychanalyse, et notamment par le discours de Lacan, Gina Pane envisage son propre corps comme « discours de la trace » – « la blessure exprime aussi mon sexe », précise-t-elle. Dans ce qu’elle nomme des « constats d’actions », elle rend compte des étapes de l’action documentées par des instantanés photographiques collés sur de grands panneaux de bois, auxquels elle adjoint des textes et des dessins. L’une de ses œuvres les plus connues, Action sentimentale (1973), présente, uniquement sous forme de fragments, l’artiste, un bouquet de fleurs rouges à la main, s’enfonçant des épines dans le bras, ou encore se coupant à l’aide d’un rasoir le haut de la paume de la main. Au-delà du caractère « trash » de ces actions, c’est une grammaire visuelle qui est rendue visible, restituant une rythmique des gestes et une dynamique de l’action, y compris dans son aspect symbolique (fleurs rouges et blanches, épines, etc.). À travers ces incises corporelles qu’elle s’inflige dans des actions menées en public, qui sont ensuite pensées, archivées et documentées, jusqu’à devenir « traces de traces », ainsi qu’il a été écrit à propos de ce travail, nous suivons le cheminement de tout ce qui peut faire advenir une blessure psychique dans une forme, afin de la mettre au jour et de la faire exister.
C’est moins par le sujet dont elle traite que dans sa manière d’aborder la matière-dessin que Christine Rebet retient fortement notre attention. Composé de dessins à l’encre et à l’aquarelle, le film In the Soldier’s Head (2014) nous immerge dans un flux qui ne se saisit pas, celui des images en fuite perçues par le cerveau d’un jeune soldat ravagé par la violence, alternant avec des paysages déserts étranges. Christine Rebet, qui a entendu le récit des hallucinations de son père alors qu’il se trouvait dans le désert pendant la guerre d’Algérie, est porteuse d’une « mémoire qui n’oublie pas ». Cependant, elle déplace, transforme, traduit le bruit de ces images traversant l’esprit à toute vitesse par ces dessins de visions saisissantes, frappant par leur aspect convulsif. Sur une musique lancinante et agressive évoquant des sortes d’explosions, les dessins se succèdent dans une animation de formes organiques : des cellules rouges tournant autour d’un axe, finissant par exploser, des machines à engrenages, puis une tête composée de multiples ballons tournant les uns autour des autres jusqu’à se disloquer, tandis que des taches d’encre comme lancées violemment sur la surface de l’écran viennent imprimer un rythme à la fois obsédant et fou.
Ce qui cherche à s’énoncer advient, non pas grâce à une imagerie violente, mais bien à travers un rythme des images, soutenues par une musique, qui s’affirme comme un texte. Immergés dans un trouble qui reste du côté de l’indicible, nous entrons dans ce temps des visions qui nous font entrevoir, au-delà des scènes les plus difficiles et crues, cet « entre-bâillement de la porte du Temps ».                            Marion Daniel



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[1] Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Poésie Gallimard, p. 53
[2] Françoise Davoine et Max Gaudillière, Histoire et trauma. La folie des guerres, Stock, 2006, p. 36
[3] Cinéaste belge (1950-2015)
[4] Artiste française (1939-1990)
[5] Artiste née en 1971 à Lyon, vivant à New York et Paris
[6] Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2003, p. 85