lundi 23 juillet 2012

Laurence Papouin, Objets suspendus


Texte paru dans le catalogue Laurence Papouin, Vitry-sur-Seine : Novembre à Vitry, mai 2012.

Une peinture couche sur couche : dans une tradition picturale, c’est ce que Laurence Papouin réalise à l’acrylique sur des supports plastiques. Ces strates sèchent les unes sur les autres puis elle extrait, décolle et détache de leur support ce qui forme une épaisseur de peinture. Une résine, appliquée ensuite, lui permet de donner à ces matières qu’elle suspend à un point d’accroche une allure moins figée, en insistant davantage sur les plis qu’elle peut modeler. Sans l’utilisation de la résine, la peinture adopterait la forme que lui impose son propre poids. Elle se comporterait comme une forme molle que l’on aurait suspendue et qui s’affaisserait pli par pli à partir de son point d’attache. À cette forme donnée par les propriétés du support, l’artiste impulse un mouvement, une tension. Dans ses premières œuvres, elle cherche à peindre en débordant du cadre. Puis, très vite, c’est le support lui-même qui se transforme. La peinture, laissée seule, devient matière à façonner, à travailler, à sculpter. Une peinture couche sur couche : c’est aussi ce qui arrête le regard de Poussin et Porbus devant l’œuvre de Frenhofer dans Le chef-d’œuvre inconnu. Une peau de peinture, si incarnée que Porbus s’écrie : « Il y a une femme là-dessous ». Il y a une peau de peinture et il y a un corps. Laurence Papouin réalise des peaux, des tissus qui s’affaissent – des corps qui tombent – qu’elle travaille comme une matière. Elle y ajoute des motifs de nappes, de drapeaux ou de matières minérales, auxquels elle donne un aspect brillant, coloré, attrayant.
En voyant pour la première fois ces Peintures suspendues, j’ai repensé à Jim Dine et aux objets peints qu’il réalise dans les années 1960. Des travaux qui mobilisent tout autant la matière picturale que la mémoire. Ses objets (un costume par exemple) sont comme des fantômes de corps, des éléments qui marquent tout à la fois une absence et une présence profondément physique. Depuis près de dix ans, Laurence Papouin imprime elle aussi des traces, des marques. Ainsi dans les Coups de poing, des volumes d’acrylique qu’elle déforme et dans lesquels elle semble marquer comme des empreintes de gestes. Ses peintures parlent de corps. Elle transfère la souplesse de tissus malléables à la peinture mêlée à de la résine à laquelle elle fait prendre forme en quelques minutes, le temps que la matière sèche. Elle opère ainsi une translation de l’objet à la peinture, donnant à voir ce qui reste d’une peinture une fois qu’on lui a retiré tout support de tableau. La peinture chez Laurence Papouin n’est pas réduite à son support ; elle devient son propre support. Dans ses pièces toutes récentes, l’artiste dispose sur des barres de métal plusieurs Peintures suspendues placées côte à côte. Ainsi démultipliées, celles-ci regagnent réellement un statut d’objet. Francis Ponge dit qu’« il nous faut (…) choisir des objets véritables, objectant indéfiniment à nos désirs », qui soient « comme nos spectateurs, nos juges[1] ». En s’approchant de plus près de ces peintures, on s’aperçoit que ces matières brillantes, séduisantes, sont peintes sur leur tranche d’un liseré blanc. Comme si elles se figeaient dans le plâtre. Ainsi réifiée, détournée, singée, la peinture est suspendue avec humour au poids de notre imaginaire.

Marion Daniel



[1] Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique ». Texte paru pour la première fois dans le catalogue « L’objet », exposition organisée par François Mathey en 1962 au Musée des Arts décoratifs. 

lundi 16 juillet 2012

Le maître de la parole. Raymond Hains et les poètes. Texte publié dans "Raymond Hains, La boîte à fiches", éditions Analogues, 2006


Certains récits renferment tout l’éclat des commencements, désignent une origine. Raymond Hains aime à rappeler qu’il s’est trouvé, « par hasard », peu après son arrivée à Paris à tout juste vingt ans, à la conférence d’Antonin Artaud au Vieux Colombier, où il a croisé André Gide. Il évoque aussi la Tentative orale de Francis Ponge. C’était le 16 janvier 1947 au Club Maintenant  à Paris[1] :
« Ce qui m’avait impressionné, c’était qu’il avait parlé de la table à laquelle il était assis, et qu’il avait terminé en embrassant cette table, raconte-t-il. Ca avait un rapport avec Le Parti pris des choses.
Après cette soirée, j’ai eu l’occasion de lire dans Situations I de Jean-Paul Sartre « L’homme et les choses » sur Francis Ponge. Il parle de la phénoménologie à propos du Parti pris des choses. J’avais trouvé ça intéressant parce que c’était au moment où j’ai fait paraître Hépérile éclaté, que j’avais appelé « livre bouk émissaire ». Gide de son côté disait : « Les livres envahissent mon appartement. Ils prennent la place de la vie. J’ai beaucoup trop écrit moi-même. » »

La rencontre avec l’artiste débute par ces mots. Beaucoup de notions se bousculent, se juxtaposent, dans un texte dont nous déchiffrons le sens. Chacune de ces paroles semble pesée. Elle a sans doute déjà été prononcée, sera reprise littéralement une autre fois dans une discussion, fonctionnant ainsi à la manière d’une citation. Aucune explication n’est ajoutée, l’interprétation sans cesse rejetée. « J’ai tout dit mais vous ne m’avez pas compris », s’amuse-t-il à reprendre aux Evangiles. Dans ce premier discours, plusieurs lectures possibles de l’œuvre ont été définies.  Il ne s’agit pas d’un simple commentaire, mais de l’une des nombreuses constructions établies par Hains qui fabriquent son œuvre, lui sont immanentes.
Raymond Hains nous conduit ici de Francis Ponge à André Gide en passant par Jean-Paul Sartre et la phénoménologie, du Parti pris des choses à Hépérile éclaté. Une clé d’interprétation est donnée, proprement littéraire dans ce cas précis : une lecture poétique de l’œuvre de Hains est-elle pour autant possible ?

Construire 
  Ce terme sert de charpente à l’ensemble de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci : « Celui qui n’a jamais saisi, fût-ce en rêve ! l’aventure d’une construction finie quand d’autres croient qu’elle commence,[…] alors celui-là ne connaît pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire. »[2] Le créateur selon Valéry est en proie au doute : il voit double. Le monde se présente dans son étrangeté, masque l’étendue infinie des possibles. L’acte créateur oppose une réponse au trouble, invente un processus capable de rendre compte de cette vision duelle. L’œuvre d’art est tantôt choix, fragment ou détail d’un « jeu général de la pensée », tantôt synthèse, somme des capacités mises en œuvre par l’esprit.
Le travail de Raymond Hains s’inscrit dans cette logique, pose la question de la réalité. L’artiste tient toujours l’objet de sa recherche devant soi, glane, rapproche ou bien éloigne les objets, les lieux, les personnes, guettant la « relation de sympathie réciproque »[3] qui les traversera. Il n’en laisse affleurer que quelques bribes, images saisissantes, au cours d’un discours, ou dans une œuvre qui, à la manière des Macintoshages, rassemble images, livres et mots dans une fulgurance. L’œuvre gagne un statut d’énigme, invitant le spectateur à  retracer le cheminement fait par l’artiste : elle est la somme des possibles non présentés, non dits. Chaque fragment de discours s’inscrit dans une mémoire, il désigne un tissu d’analogies, de liens multiples échafaudés par le passé. Retrouvant Valéry, Raymond Hains affirmerait volontiers « qu’une œuvre a pour objet de faire imaginer une génération d’elle-même ».

 « Ce qui est intéressant, dit souvent l’artiste, c’est la dimension que prennent les événements avec le temps. » Les événements sont des récits : ce sont les rencontres, les œuvres et les lectures, la Tentative orale de 1947, la lecture de Pour un Malherbe, de l’Ecrit Beaubourg pour ce qui concerne Francis Ponge, la rencontre avec celui-ci à l’Alliance française, son côté « un peu trop puritain, qui lui faisait parler de Rimbaud comme d’un débauché »..., autant d’éléments d’une « pensée mythique », si nous reprenons la définition qu’en donne Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage : « […] la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements[…] »[4]. Raymond Hains initie une nouvelle pratique du « bricolage » : il reconstruit sans cesse une œuvre à l’aide des mêmes récits, qu’il maintient dans un perpétuel présent. L’artiste met à jour son travail de notes, consigne de sa régulière écriture bleue les citations retenues lors de ses lectures sur de petites fiches, qu’il inventorie et réunit dans des boîtes. L’auteur s’absente, il est celui qui choisit, classe, tisse les liens d’une matière déjà écrite. Les histoires personnelles, le récit des manifestations de cette « rassurante étrangeté » constamment rencontrée restent de leur côté dans le champ de l’oralité. Ils ne s’énoncent pas moins avec la même rigueur, le même désir de décrire précisément, de ne pas introduire une trop grande subjectivité.

« Aux choses même » dit Husserl. La pensée phénoménologique à laquelle faisait allusion Raymond Hains est aussi appelée « psychologie descriptive » : il s’agit de s’établir hors de soi au cœur de la chose.
Hains a dit souvent l’importance qu’avait eue pour lui la lecture de l’article « L’homme et les choses », que Jean-Paul Sartre a consacré à Francis Ponge. Il découvre chez le poète une utilisation de la parole qui s’attache à dire l’objet dans la vérité de sa matière, dans son épaisseur, à épouser son mouvement. Néanmoins, Sartre insiste sur ce point, le Parti pris des choses n’implique en rien une disparition de l’homme. Francis Ponge travaille au contraire à partir d’une « authentique imprégnation »[5] des objets, porte toujours son choix vers les choses qui « tapissent le fond de sa mémoire ». Le souci d’objectivité affirmé par le poète à ses débuts, motivé par ce qu’il appelle le « drame de l’expression » –  rejet d’un langage « usé », impossibilité à dire la vérité d’une vie intérieure – permet de retrouver une richesse de paroles, la sensibilité d’une voix autrefois guettée par l’aphasie.
Raymond Hains se compte parmi les choses : « Je suis moi-même une abstraction personnifiée », répète-t-il, poussant à son extrémité le projet pongien de tendre à l’objectivité, en lui donnant une tournure tout autre. Lui n’hésite pas à s’exposer, il est d’un naturel moins tourmenté. Son image s’exporte avec légèreté. Sa mémoire également, qui est toujours le lieu de l’intime. Le « dossier confidentiel » de l’artiste hésite pourtant à se dire. Le secret sera d’une certaine manière bien gardé : il existe une façon de se raconter, de dire un aspect de soi qui passe en premier lieu par une lecture du monde.

L’œuvre-événement
  En dirigeant dans sa Tentative orale l’attention vers la table, en la faisant apparaître, Francis Ponge transforme la conférence, traditionnellement vouée aux discours rapportés, en lieu de l’événement, du présent[6]. Ce qui fascine le jeune Hains à cet instant précis, c’est ce que Ponge appellera dans un autre texte la faculté à faire « œuvre-objet »[7] ; l’auteur parle des esprits qui « tendent aux proverbes […]. Un poète de cette espèce ne donne la parole à rien du monde muet qu’aussitôt (non pas aussitôt ! à grand peine, et à force !) il ne produise œuvre-objet qui y entre, je veux dire dans le monde muet […] ».
Francis Ponge a déclaré à maintes reprises que l’ambition de sa poétique était de créer des œuvres qui aient l’évidence des choses. Le mot est une matière, il a un corps propre qui informe les qualités de l’objet. « Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression » ainsi s’ouvre le texte « L’Orange ». Les « objets d’expression » forgés par le poète disent un autre mode de l’objet, selon les mots.

 « Les grands hommes n’ont pas besoin de signer », lance de son côté Raymond Hains, qui va plus loin en affirmant que ses œuvres étaient déjà là, avant qu’il ne les découvre et ne leur donne l’éclairage qu’elles attendaient. La photographie choisit, isole des éléments du réel qu’elle organise en une syntaxe nouvelle.
Prenez les bâtiments de la Banque de France : Raymond Hains fait de ces austères façades le lieu de toutes les rencontres. La banque de Flers comporte une plaque commémorant la Libération, or sur la façade de la banque d’une autre ville, c’est encore la Libération, à travers l’un de ses héros, le général Catroux, qui est célébrée. Les rapprochements sont parfois plus audacieux. La banque de France de Paris se situe sur la place Alexandre Dumas, Catherine de Médicis y a également habité… La mécanique hainsienne est en marche, les lieux s’appelant comme en écho les uns les autres. Une histoire de France d’un type nouveau s’écrit à travers eux, réunissant ainsi parfois des personnages que l’Histoire avait séparés.
L’objet, le lieu, la stèle, constituent ici l’origine d’une œuvre : la photographie leur restitue leur nature première de chose, de forme. L’artiste a instauré dans son travail un système complexe de renvois entre mots et choses. Retenant la leçon de Marcel Duchamp parfaitement analysée par Rosalind Krauss dans son article « Notes sur l’index »[8], il établit à son tour « la connexion entre l’index (comme espèce de signe) et la photographie ». Si la photographie est définie par lui dès 1947 comme « objet », soit comme un tout autonome, son statut n’en est pas moins celui de trace d’une réalité, de signe dont la signification conserve une forme d’ambiguïté. La présence presque systématique dans les photographies de Raymond Hains d’enseignes, de mots, de notices commémoratives, en fait le lieu d’un dialogue sans cesse alimenté entre l’objet, dans son aspect formel, et l’histoire qui est la sienne, lieu d’un possible avènement du sens. « Le tissu conjonctif qui lie les objets contenus dans la photographie, est celui du monde lui-même, plutôt que celui d’un système culturel », rappelle également Rosalind Krauss[9]. Sans doute Raymond Hains vise-t-il dans chacun de ses travaux photographiques une réalité brute, détachée de toute logique syntaxique, qui serait une forme « d’abstraction ». L’intérêt d’une telle démarche et sa condition de possibilité résident pourtant dans le rétablissement d’un lien entre ces signes « vides » et un sens : l’omniprésence des mots dans l’œuvre désigne un certain point d’origine du discours.

L’œuvre acquiert sa véritable visibilité dans un travail d’ordre langagier sur la « formule » dont parle Ponge. Calembours, mots d’esprit sous-tendent la plupart des œuvres, cristallisant une rencontre heureuse. Ils sont ces fragments de texte isolés inscrits dans les marges des livres lus, noms propres ou longues citations, évoquant comme en écho dans l’esprit du lecteur les fils d’une combinatoire initiée par l’artiste. Ce sont eux qui font événement : ils ont le caractère énigmatique de l’oracle, mettant fin pour un moment seulement à toute autre forme de discours.

Statut de la parole
Raymond Hains ne s’y trompe pas. Si Francis Ponge rappelle dans sa Tentative orale qu’il a « longtemps pensé que s’[il] avai[t] décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises qu’[il] venai[t] de dire dans une conversation »[10], son projet est tout autre. Il décide de parler, dit les problèmes rencontrés dans le langage. La parole que vise Francis Ponge est jouissance.
 « Paroles, crevez ainsi comme des bulles, laissant un orifice, un cratère au sommet de votre gonflement muet, votre mamelon.
Ô Bouches, os, oris, oracles, orifices.
[…]Il ne s’agit que de bouillonner et d’exploser selon un langage.[11] »
Le « corps » des mots n’est pas une simple figure. Il est question chez Ponge d’une « nouvelle étreinte » entre l’homme et le monde muet, qui l’épuise au point de lui faire perdre la parole pour en inventer une autre.
Les lettres de Hépérile éclaté ont « crevé », « bouillonné », « éclaté », chacun des verbes utilisés par Ponge convient étrangement au projet de Raymond Hains, qui fait dans cette œuvre l’expérience de « l’illisible ». Il ne s’agit pas a priori d’une simple « coïncidence » mais bien d’un projet commun. Les deux hommes se placent sous l’égide d’Apollinaire –  « O bouches, l’homme est à la recherche d’un nouveau langage » aime aussi à citer Hains[12] –  et de Mallarmé, acteurs tous deux d’une « révolution poétique »[13]. L’illisible serait ce point limite d’une tentative de parole disant une expérience véritable de confrontation avec le monde.

Raymond Hains marche dans les pas de Francis Ponge, le poursuit dans sa « rage de l’expression », détourne ses formules. « J’aurais voulu appeler cette exposition Pour un Malesherbes »[14] dit-il. Le Pour un Malherbe invente une pratique de la langue, décompose un nom, en fait la généalogie. Un simple mot donne naissance à une image, qui soutient la pensée esthétique d’une page. Le poète développe un art de la métaphore, qui s’appuie toujours sur des images très concrètes, fonctionnant sur le mode du rappel.
« […] quelque chose de mâle (Malherbe) et de libre (mauvaise herbe), mais quelle mauvaise herbe ? Celle qui croît au pied des remparts ou des belles maisons cubiques bien solides, de ces bâtiments d’éternelle structure. » Nous entrons ensuite dans sa maison, le monument : « dans ton château chaque salle est en ordre, point encombrée, royalement dallée. Le pas résonne. Poésie à trois dimensions. Abstraite, pourtant sans sécheresse. »[15]
La comparaison entre l’écrivain et l’artiste n’alimentera pas un nouveau développement sur le thème de l’Ut pictura poesis. La « matière » de Raymond Hains, celle dans laquelle doit « s’enfoncer » l’artiste selon Francis Ponge, n’est pas la peinture. « Prendre un tube de vert, dirait-il avec Ponge, Amasser de la couleur verte, et l’étaler sur la page, ce n’est pas faire un pré. […] Ils naissent autrement. Ils sourdent de la page. Et encore faudrait-il que ce soit une page brune. »[16] La parole conviendra mieux, elle seule est capable « d’installer inoubliablement » une image dans la mémoire.[17]
« Poésie abstraite », ainsi pourrait-on qualifier le travail de Raymond Hains lorsqu’il dit « prendre les choses au pied de la lettre ». Chacun des discours qu’il offre à l’auditeur attentif est un « emboîtement » de signifiants, se présente dans son refus de l’analyse conceptuelle. Dans le vaste jeu de chaises musicales qu’il instaure entre mots et choses, les mots gagnent souvent le statut d’origine. Leur matière sonore, le jeu des homonymies approximatives entraînent des associations qui s’enchaînent jusqu’à « faire image » :
 « Les habitants de Corseul sont les curiosolites, commence-t-il. J’ai fait un jeu de mot, j’ai dit que j’étais un curieusolite. Or Fulcanelli parle dans les Demeures philosophales des « curieux par nature ». Baudelaire a aussi écrit les Curiosités esthétiques ».
Pour Raymond Hains, toutes ces « découvertes » doivent prendre forme. La matière des signifiants en appelle une autre, celle des images. L’œuvre est donnée par les mots, aussi est-elle selon l’artiste toujours « déjà prête ». Si elle devait être montrée, il faudrait exposer ici des photographies de Corseul, site gallo-romain important dont l’artiste a découvert au moment de son exposition à la Fondation Cartier que la situation géographique correspondait à celle du village d’Astérix … En outre, les auteurs et ouvrages cités seraient représentés par des photographies ou des gravures, constituant un ensemble dans lequel nous serions invités à circuler, à « glisser » d’une forme à l’autre. Les mots à l’origine de l’œuvre gagnent ainsi une plasticité, se font signes.
L’œuvre d’art est chaque fois à elle seule sa propre esthétique : vaste parcours sémiologique, elle est aussi l’occasion pour l’auteur de désigner ses pères – Baudelaire, Mallarmé, ou Fulcanelli –, d’inventer son origine, de créer son propre « monument ».

L’utopie du Livre
« Le verre cannelé nous semble l’un des plus sûrs moyens de s’écarter de la légèreté poétique, écrivent Raymond Hains et Jacques de la Villeglé dans le texte de présentation de Hépérile éclaté. Hépérile éclaté est un livre bouk émissaire. » Philippe Forest a noté l’étrangeté de la formule : « elle semble faire de l’œuvre comme l’objet d’un sacrifice […]. »[18] Détruire le livre, le langage, pour en inventer un autre, tel est en effet l’objet du travail des deux artistes dans cette œuvre de 1953.
La conférence du Vieux-Colombier donnée par Antonin Artaud en 1947, dont beaucoup ont retenu l’image d’un homme totalement affaibli ne pouvant achever son discours, faisant alterner le silence et les cris, reste pour Raymond Hains un moment phare. Il en parle rétrospectivement comme de l’un de ces « hasards téléobjectifs », qui prennent une dimension avec le temps, les découvertes qui les suivent. Le projet d’un théâtre de la cruauté trouve à s’accomplir dans le spectacle de cet homme abîmé. Le poète parle d’abattre un état social actuel, de reconstruire un corps nouveau : la parole qu’il invente est fondamentalement une transgression, la littérature s’affirme comme acte, elle est aussi bien silence. Hains désigne dans les deux événements donnés par Ponge et Artaud deux modèles bien précis d’attitudes adoptées à l’endroit du langage.
Le livre n’est pourtant jamais abandonné par ces deux auteurs et l’assertion retenue à propos de Gide[19] a de quoi surprendre de la part d’un inlassable lecteur. Comment doit-on interpréter le paradoxe consistant à déplorer la longueur de certains ouvrages – celle du Jeu de patience de Louis Guilloux par exemple –, et dans le même temps à envisager, alimenter sans cesse le projet d’écrire une véritable encyclopédie personnelle, comprenant la totalité des faits de rencontres ?
Il semble que la représentation de l’ensemble des possibles lui apparaisse parfois comme un horizon indépassable, vertigineux. La tentation du silence ne serait pas tout à fait écartée.

  « Tout doit aboutir à un Livre » assure-t-il toutefois en citant Mallarmé, élevé par l’artiste au rang de « maître de la parole ». Le modèle semble ainsi avoué, et sa propre initiative enfin désignée : mais s’agit-il d’une utopie, d’un « monument » unique, d’un « livre à venir », inachevable ? Ou bien d’une encyclopédie, comme le dit parfois l’artiste ?
Francis Ponge apparaît ici encore comme un guide : son « Livre » dit à la fois la formule, ou la maxime, et les réflexions qui l’ont amenée. Il n’est pas une somme mais une tentative. [20]

L’œuvre chantier
Chez Francis Ponge, l’attention se déplace du produit fini vers le spectacle du processus, du « chantier » de l’écriture. C’est ce que Raymond Hains retient en premier lieu du Pour un Malherbe, ce qui lui fait parler non pas simplement de matière mais de « modèle ». Dans le Carnet du bois de pins, et un peu plus tard dans le Pour un Malherbe en effet, l’écriture se fait fragmentaire, chacune des sections est datée, des plans de travail sont restitués. Le temps de l’écriture se présente dans sa circularité : formules simples et longues digressions se succèdent, donnant enfin un caractère de visibilité à la construction que décrivait Valéry. Le monument donne à voir son échafaudage : c’est le centre Pompidou soulignant ses propres fondations dans sa vaste tuyauterie colorée[21]. Il existait aussi bien dans le chantier initial, les gravats, les palissades.
La parole poétique trouve de son côté son rythme. Entendons ici celui des paroles de Raymond Hains :

« Ainsi, voici le ton trouvé, où l’indifférence est atteinte.
C’était bien l’important. Tout à partir de là coulera de source… Une autre fois.
Et je puis aussi bien me taire. »[22]

Marion Daniel




[1] La version que nous connaissons est la transcription de la conférence donnée une semaine plus tard à Bruxelles.
[2] Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Gallimard, 46-47.
[3] Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, 1990, p. 18.
[4] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962, p. 32.
[5] Pour un Malherbe : « Malherbe fait partie de mon authentique imprégnation ».
[6] Cf. à ce sujet la notice de Gérard Farasse sur la Tentative orale, OC, I, p. 1124.
[7] In Pour un Malherbe, OC, II, 33.
[8] In Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993, p. 63-91.
[9] Ibid., p. 80.
[10] Tentative orale, OC, I, p. 654.
[11] OC, II, p. 605 : « Paroles à propos des nus de Fautrier »

[12] Guillaume Apollinaire, Calligrammes.
[13] Cf. Julia Kristeva, titre de son ouvrage, Seuil, 1974.
[14] RH parle ici de l’exposition en cours.
[15] Pour un Malherbe, O. C., II, p. 10.
[16] Francis Ponge, La Fabrique du pré, O.C., II, p. 478.
[17] Ponge, Pour un Malherbe, op. cit., p. 241.
[18] Philippe Forest, Raymond Hains, uns romans, Gallimard, 2004, p. 69.

[19] « […] J’ai beaucoup trop écrit moi-même […] ».
[20] Pour un Malherbe, p. 56 : « Il est bien sûr que mon particulier est là : essayer d’arriver au poème bref (texte bref, cru et adéquat) et en même temps faire à ce propos de longues études des réflexions d’ordre méthodologique, moral, politique, que sais-je – intéressantes par elles-mêmes. »
[21] Cf. Francis Ponge, L’Ecrit Beaubourg, OC, II, p. 900
[22] Francis Ponge, La Rage de l’expression, « L’œillet », O.C, I, p. 365.

vendredi 6 juillet 2012

Olivier David. Second Life ou la peau des images

Texte publié dans Olivier David, Havana Moon, Frac des Pays de la Loire, Instantané n° 80, 2012.

Olivier David mène conjointement une œuvre photographique et vidéo. Il y a des incrustations 3D dans ses photographies et de la photographie dans ses vidéos. Vidéos, ou « dispositifs de vidéo projection », tels qu’il les décrit lui-même. Dans les années 1990, l’artiste a d’abord réalisé des installations. Puis il s’est retiré, a fait du bateau, découvert le GPS. Durant ces années, il pense les relations entre la carte et le territoire. Ce qui s’éprouve, physiquement, face à ce qui se dessine, se trace, se capture. Dans les années 2000, il commence à utiliser la 3D. Plusieurs éléments interagissent alors dans son travail, en particulier dans ses dispositifs de vidéo projection : le temps de la capture du réel, la 3D virtuelle, la course à l’anticipation des usages. Images mentales, perceptions subjectives, élément réels ou éclatés y constituent des pistes de renvois permanents. Tout ceci participe d’une réflexion très aiguë chez l’artiste autour du concept de « réalité augmentée[1] ». Les objets de synthèse qu’il ajoute dans ses vidéos, des avatars, viennent s’y insérer dans un second temps. Ils s’inscrivent alors dans la capture vidéo d’images du réel. De la même façon, dans ses photographies, Olivier David « encapsule » des figures virtuelles, c’est-à-dire qu’il crée des « capsules » dans l’image pour y insérer des avatars.
Ses objets vidéo et photographiques sont des objets de pensée. Il y organise par exemple une rencontre entre trois types de lumières : la lumière naturelle, celle de la prise de vue et celle, virtuelle, qui se recompose dans l’espace du logiciel en 3D (une lumière plus « tardive »). Des éléments documentaires sont à la base de ses photographies : suivre un homme, un Sans Domicile Fixe, repérer son endroit, celui qu’il habite temporairement. Un lieu dans lequel s’imprime sa trace, sous le porche d’un immeuble ou d’un hôtel, dans des rampes d’accès, autant d’endroits situés entre intérieur et extérieur. La photographie rend compte du lieu, se situant à l’endroit précis où le corps est désormais absent. Dans le même temps, les corps chez Olivier David sont souvent ceux d’avatars : peau grise, brillante, minérale, épaisse-lisse, trop présente. Ces projections abstraites s’inscrivent dans l’espace, marquent le lieu du passage. Dans sa démarche, l’artiste fait référence au Livre des passages de Walter Benjamin : même déambulation dans la ville, même quête. Ses personnages réels se situent également dans un entre-deux. Ainsi dans la photographie Cool captif, 2010 : un homme, assis, fait la manche. À son pied, un bracelet électronique, indice à la fois visible et discret. Un personnage en transit et en sursis, comme tous ceux qui habitent ses photographies. 

Être hors-sol

Ces photographies ont une « peau ». Ce sont des lieux qui s’éprouvent, se parcourent. Dans la vidéo Les évanouissements, des avatars traversent un espace. Le principe est celui d’une caméra objective-subjective : des personnages dont on observe progressivement la chute lente comme si l’on assistait à sa propre chute, dont le corps est traversé par des objets, dans un déplacement vers un autre type d’espace. Second Life a été une source d’inspiration pour Olivier David. Ce jeu lui a permis de « se voir représenté en tant qu’avatar, d’être hors-sol ». Il invite à vivre dans un temps différé, dans une autre peau, organisant un rapport trouble au présent comme temps de l’expérience. Cette dimension trouble du temps intéresse l’artiste dans la photographie, qui rend toujours compte d’un présent-déjà-passé, dans un temps indéfini. En créant des décalages grâce à l’incrustation des avatars, il ajoute une étrangeté de plus, prenant la photographie pour ce qu’elle est : un écran de temps stratifiés.
Les lieux qu’il choisit incarnent invariablement des pertes du temps. L’écran bleu ou vert, chez lui, figure le non-lieu. Être « hors-sol » c’est être téléporté. La notion d’altérité est chaque fois présente : Olivier David oppose le temps de l’action à celui dans lequel on se voit représenté comme un autre. Dans Les évanouissements, il expérimente l’idée d’un écran à trous, ménageant des zones de noir. Il cherche de cette manière « le bord du jeu », l’endroit où réel et fiction se rejoignent : les spectateurs se voient à travers les trous. « Ce qui est de l’ordre du hors-champ bascule dans le champ de l’image », dit-il. Dans les dispositifs vidéo, cette téléportation agit à différents niveaux. Le jeu entre présence et absence est un motif constant de son travail. Dans la vidéo L’ascension du futur antérieur, 2004, le vent souffle sur les pas d’un fantôme. On assiste à une inscription progressive des traces et à leur disparition. Comme si tout ce qui s’inscrivait dans le champ de l’image ne pouvait se lire que dans un après-coup, une absence.

Sculpture et photographie

L’artiste entretient un lien ambigu avec l’idée de sculpture, qu’il garde toujours présente même au sein de photographies et d’images virtuelles. Les avatars « déposés » dans le champ de l’image adoptent un aspect très sculptural. Les plis du corps y sont très marqués. Olivier David parle aussi de « pansements », grâce auxquels on répare des choses cassées en 3D.
Les dispositifs vidéo participent de cette dimension sculpturale de son travail. Ainsi dans La Doublure, 2010, une vidéo ne comportant pas de personnages, mais un espace, une rampe de passage, encore la couleur grise. Les éléments d’une architecture s’y mettent en branle, leurs structures se dédoublent et se détachent, jouant une sorte de ballet géométrique au son d’une musique cristalline, puis retrouvent leur place initiale. Dans l’espace de l’exposition Havanna Moon au FRAC des Pays de la Loire (2011), la pièce joue le rôle d’une sculpture. L’écran, situé au centre gauche de la pièce en entrant, adopte une dimension d’objet. Non fiché au mur, il est possible de le contourner. Le spectateur – tous ne le font pas tant il est difficile de franchir le seuil, d’aller regarder ce qui se passe derrière l’écran – peut aller voir les armatures, vérifier la façon dont l’image se tient dans l’espace. L’écran, prenant la forme d’une fenêtre et d’une sculpture, est rythmé par des barres de fer qui répètent une scansion présente dans l’image à travers le motif d’une fenêtre. Le déroulé du film rappelle le jeu géométrique et fortement spatial des peintures suprématistes de Malevitch, dans lesquelles des plans et rectangles colorés gravitent au sein d’un espace qu’ils travaillent, creusent.
La dimension sculpturale de cette pièce s’éprouve dans la création d’un nouvel espace. Un espace dédoublé et rythmé, physique et rêvé. La vidéo Composite produit un effet similaire. Adoptant un dispositif de monstration plus classique de projection sur un mur, l’œuvre reprend le principe d’une photographie animée par une action simple. Le plan est sculptural : vue sur une carrière dont on perçoit toutes les anfractuosités. Il évoque des pyramides égyptiennes. Par moments seulement, un éboulement a lieu. Dans l’espace du FRAC, la vidéo joue en contrepoint de La Doublure. Les sons se répondent, les événements se succèdent, dans une orchestration du temps à la fois désynchronisée et réflexive, pensée.

Nappes sonores et carnets vidéo

Havanna Moon, 2010, est une série de photographies prises dans un jardin d’enfant, sur un manège. Dans une image très structurée par une barrière grise en ligne de fond, en gros plan des personnages d’enfants en attente, dont on perçoit les regards. L’un d’entre eux semble en latence, en arrêt. Au fil des images, les enfants s’éloignent dans un mouvement du manège qui crée un flou. Au premier plan, un tissus gris – couleur de l’avatar – crée l’événement : depuis un léger frémissement, une chute progressive de son support, jusqu’à la prise presque totale de l’image. Dans un second temps, un autre tissu gris apparaît qui s’anime comme un corps – on perçoit comme un mouvement de jambes. Il coupe l’image et sépare encore les regards.
Des froissements, des crissements, du silence, encore des froissements. Dans les vidéos de Olivier David, les sons produisent une atmosphère, construisent un espace. Une correspondance s’instaure ici entre les moments de regards arrêtés, un motif musical et la progression lente d’un corps abstrait. Ces sons vibrants forment une épaisseur, une nappe tactile. Havanna Moon, décrite par l’artiste comme une « esquisse d'un vidéo-conte autour d'un riff de Chuck Berry », est entièrement construite sur cette phrase musicale qui scande toute la durée de l’œuvre. Grâce à la reprise d’un motif musical, il casse le déroulé temporel classique d’une suite d’images, organisant un autre rapport au temps. Ici, la musique joue un rôle similaire à celui de l’association d’images de différentes natures (images réelles, images virtuelles) : créer un écart, un décalage de temps, dans une action qui prend corps à la fois en musique et dans la création en mouvements successifs d’un corps abstrait. 
Olivier David adopte depuis quelque temps la forme du « carnet vidéo ». Ces carnets reprennent des recherches, d’ensembles d’éléments plus anciens ou récents qu’il fait dialoguer entre eux. Ils intègrent des notes vidéos, des photographies, différents projets. Dans ces carnets, la forme de temps latent visé par l’artiste est peut-être la plus juste. Eux aussi mélangent deux temps : celui de la prise de vue photographique et le temps virtuel. Il emploie à leur sujet une expression étrange, en parlant de « temps recuit ». On y retrouve les espaces du dehors, les fenêtres, les lieux de passage, les lieux qu’on n’identifie qu’à peine, les espaces du seuil ou de l’entre-deux. S’y dessinent ce qu’il nomme des « lignes de désir », esquissées ailleurs ou à une autre époque, reprises au présent. Entre photographie et vidéo, elles tracent la carte d’un territoire toujours singulier, sculptant chaque fois plus précisément leur statut d’images de pensée et leur inscription dans un temps à la fois suspendu et fortement rythmé. Des lieux pour mieux éprouver le réel dans ses anfractuosités, son épaisseur.






[1] Les expressions entre guillemets et citations non référencées de ce texte proviennent d’un entretien de l’auteur avec Olivier David le 14 novembre 2011.