dimanche 13 novembre 2011

Peindre le dessin, dessiner la peinture. A propos des peintures de Jonathan Lasker

Texte paru dans la revue Cursif, parue aux éditions Analogues dans le cadre de la manifestation Dessiner-Tracer, novembre 2011.

The Divergence of Art and Culture, Between Theory and Reality, When Trees b-Become Flowers[1] : les titres des peintures de Jonathan Lasker oscillent entre une légèreté et un sérieux tels qu’ils semblent parfois feints. Ils nous invitent à vouloir résoudre l’énigme, à regarder les formes pour mieux comprendre ce qu’elles recèlent. L’artiste offre des sujets pour l’art abstrait, qu’il nomme aussi des « thèmes discursifs dans une peinture « abstraite »[2] ». Dans ses pâtes épaisses composant des motifs ou dans son tracé de formes non identifiables, entre géométrie et figures organiques, il se situe véritablement dans l’acte de peindre : appliquer la peinture, recouvrir une surface, tracer des lignes. Dans le même temps, il dessine des sortes d’idéogrammes, des formes proches de celles d’une écriture automatique, des signes nommés comme tels[3] ou encore des motifs de grilles. Lasker assemble tous ces éléments dans une peinture qu’il pense comme un champ de forces, un champ de relations entre des éléments souvent antagoniques, voire divergents.
Dans ce champ de relations, la ligne apparaît depuis près de trente ans comme l’un des éléments structurants de son travail. Une œuvre telle que Cultural Promiscuity, 1986[4], est composée d’un ensemble de rectangles contigus coupés par leur milieu, autant de cadres ou de fenêtres occupant la totalité de la toile. Loin d’agir comme une figure de liaison, la ligne devient le moyen grâce auquel l’artiste organise dans son travail une séparation entre les formes : elle isole des structures dans des cadres, délimite des zones franches de démarcation. Son tracé prend beaucoup d’aspects différents : striage de fines lignes obliques, verticales ou horizontales, comme dans Artistic Painting, 1993[5]; gribouillage ou doodling, pratiqué sur des surfaces délimitées ; cadrage de petits idéogrammes noirs ou rouges, dans The Value of Pictures, 1993[6] ; contours de formes d’inspiration organique ; grilles faites de lignes de peintures colorées très épaisses, très denses. À travers tous ces modes d’apparition, la ligne devient l’un des outils principaux de la « syntaxe » mise en place par l’artiste. Elle organise en effet un système de relation entre des éléments individués, ayant chacun une existence séparée ; elle se situe entre le principe discursif et l’élément d’un vocabulaire pictural.
Dans la pratique picturale de Jonathan Lasker, le dessin intervient au moins de deux manières différentes : sous forme de croquis (sketches) préalables à la réalisation d’une peinture, ou bien sous forme de lignes dessinées de manière presque automatique directement sur la toile, à l’aide d’un marqueur très fin (china marker), qu’il recouvre ensuite patiemment de peinture. En instaurant une telle primauté du tracé, l’artiste met en place une relation dialectique entre dessin et peinture. Leurs fonctions se répartiraient ainsi : le dessin se trouverait à la naissance de la forme, tandis que la peinture ordonnerait des figures. S’élabore une forme d’écriture dont la peinture proposerait une reprise[7], un reenactment, une remise en jeu ; une manière de rejouer la relation entre les formes, de les articuler les unes aux autres, dans un après-coup du dessin. L’œuvre Drawing and Painting, 2001[8], propose une autre version de la relation entre dessin et peinture : dans la partie haute de la toile, la même forme est reprise trois fois, par un trait noir dense dessiné hâtivement, par un simple contour puis par une forme peinte au moyen de lignes de peinture épaisses, chacune de ces formes étant reliée par un trait noir. Dans la partie basse, un carré est tracé par un simple contour et repris sous forme de multiples lignes noires denses. Lasker propose une progression depuis la chose dessinée vers la chose peinte ; dans le même temps, la forme dessinée existe en tant que telle, constituant un contrepoint de la forme peinte.
« Les esquisses sont très immédiates et dans les peintures, le dessin est très immédiat, mais il est fait avec un marker ou un pinceau très fin, une sorte de crayon, qui est très précis. Si bien que l’acte du dessin, qui est relativement libre, devient très contrôlé[9] », disait-il dans un entretien, mettant en jeu une tension dialectique qui s’exerce à différentes échelles : entre dessin et peinture, tracé et recouvrement, forme et figure, composant des situations, des actes et des détournements.
Un gribouillage contrôlé. À propos de l’image.
Dans les toiles qu’il réalise depuis plusieurs années, Jonathan Lasker recouvre dans un premier temps sa surface d’un gribouillage très rapide, automatique. Dessinées le plus souvent à l’aide d’un crayon, ces lignes sont ensuite « repassées » à la peinture à l’huile avec beaucoup d’application, de manière à créer des tracés de couleur parfaits. Un élément apparaît très tôt dans son travail également : les étalages de pâtes épaisses sous formes de grilles très serrées de plusieurs couleurs. Effaçant le dessin par un travail de recouvrement, ce deuxième type de formes paraît directement peint, l’effet produit étant celui d’une matière comme appliquée par un doigt. La trace spontanée du dessin semble ainsi figée dans la peinture, qui est étalée de manière beaucoup plus lente. En « repassant » sur la forme dessinée, l’artiste occulte un tracé furtif pour donner naissance à une forme picturale, et faire ainsi advenir l’image.
L’image est en effet l’un des termes fondamentaux de la pensée picturale de Lasker. Qu’est-ce qu’une image ? À quel moment apparaît-elle ? Cette recherche est entièrement guidée par la nécessité de son apparition. Dans un entretien, il liste les trois motifs formels à partir desquels il travaille : les figures, les fonds et les lignes dessinées. Si la ligne est primordiale dans sa méthode, la création de figures et leur articulation à un fond ou à l’espace global de la toile constituent deux autres aspects de son travail. À l’association du dessin et de la peinture, l’artiste en ajoute par conséquent une autre, combinant une forme d’abstraction et une nécessité de faire advenir des figures. Il développe à leur sujet la notion de « thèmes discursifs ». Ces « thèmes » désignent chez l’artiste un ensemble de références propres à l’histoire de la peinture. « (...) Je ne pense pas vraiment que mes peintures soient purement abstraites, car il y a dans mon travail de très claires références picturales. Peut-être direz-vous que ces peintures sont des « images abstraites », puisqu’elles utilisent les moyens de l’abstraction afin d’attaquer le plan de l’image juste comme cela, un plan pour que la représentation arrive. Ce que je cherche à créer c’est une situation dans laquelle des événements picturaux peuvent être déduits, et où, en même temps, on peut regarder mes peintures comme très concrètes, au sens abstrait[10]. »
En décrivant sa peinture comme une « situation », Jonathan Lasker en fait un lieu au sein duquel une pensée plastique est en acte : représenter, créer des actes picturaux, penser un espace, l’organiser suivant une syntaxe.

Les formes d’un vocabulaire

Les figures biomorphiques, les dessins automatiques, les patterns géométriques, les grilles, les marques gestuelles forment les constituants de la peinture de Lasker. Récemment, il y a introduit de nouveaux éléments. Il a repris une composition en deux parties, souvent utilisée par le passé. Cependant, l’une des parties propose un développement de formes, tandis que l’autre reprend chacune des formes utilisées dans la première au sein d’un cartouche noir. L’effet produit est saisissant : en écho aux cartouches médiévaux, l’artiste a réalisé une sorte d’index de son propre travail, reprenant chaque composante de sa toile au sein un encadré qui jouerait le rôle de légende générale du tableau. Comme s’il fallait accompagner ses peintures d’un glossaire. Comme si son langage visuel trouvait à se définir par un vocabulaire, dont il se résoudrait à décliner les différents éléments.
Revenons aux tableaux. The Divergence of Art and Culture, 2009[11], cité en ouverture de ce texte, est une toile de taille moyenne entièrement fondée sur le principe de scribbled paintings noires, vertes et roses et d’un ensemble de cartouches isolant le dessin repris dans chacune des couleurs. Seules quelques lignes noires sortent de leurs cadres, ainsi qu’une figure jaune, décalée dans le centre droit au bas de la toile. On retrouve le principe dialectique qui associe la figure, individuée, parfaitement contenue dans un cadre, et les lignes tracées de manière systématique qui en débordent. Toute la finesse de la toile, en référence au titre, se situe dans ce léger décalage qui peut s’opérer entre deux modes de tracés de la forme, mais aussi dans cette faculté à extraire, à individuer, tout en maintenant un possible désordre des choses. À cette caractéristique de type formelle, l’artiste propose un équivalent verbal.
Scene and Signs, 2009[12] s’articule entre l’espace théâtral et le signe, tracé dans l’épaisseur de la toile ou bien graphique, entièrement contenu dans le plan. La tension chez Lasker a lieu entre trois éléments, comme dans la métaphore du trio de jazz qu’il cite souvent, entre guitare, batterie et basse. Les trois données picturales qui leur correspondent, le fond, la figure et la ligne, sont situés à des niveaux différents de la toile. Chacune joue un véritable rôle et possède son autonomie. Le fond est l’élément délimité par un cadre, la figure est ce qui s’en détache, tandis que la ligne marque la totalité de la toile, lui donnant son mouvement et sa mélodie. Loin de constituer une simple métaphore, l’image musicale agit comme un modèle d’organisation formelle.

La reprise. À échelles diverses

Chez Jonathan Lasker, un phénomène de reprise, de reenactment, se joue à travers des motifs, des patterns qui reviennent invariablement dans son travail. Elle concerne également, de façon générale, une manière de reprendre, de repeindre à nouveau. Depuis plusieurs années, il a mis en place une méthode systématique de création. Il procède par réplications de formes : il commence par des dessins miniatures griffonnés sur des feuilles de la taille de celles de petits carnets, dont il accroît progressivement les formats, de la toile moyenne à la très grande toile. Au terme de plusieurs étapes, il reprend en peinture la structure définie initialement par le dessin. Chacune des étapes est selon lui importante pour définir quelle épaisseur, quelle largeur du trait sera adéquate à l’espace d’une peinture de grand format. Pour autant, chaque version a son autonomie. Que se passe-t-il lorsque l’œuvre s’agrandit ? Lorsque l’artiste doit, par conséquent, ajouter une plus grande quantité de matière dans les parties « matiéristes » ?
Des dessins et des études en miniatures des peintures en grand format existent depuis les débuts. Ainsi une étude pour Cultural Promiscuity[13] existe en regard de la peinture du même titre. Les couleurs ne sont pas les mêmes, un motif peint de manière légèrement décentré est sensiblement différent dans le petit format et dans le grand, ceci répondant à une exigence de spontanéité du dessin. Pourtant, l’image semble identique. De petits motifs de fenêtres jaunes sur un fond rose, Lasker passe à des fenêtres vertes. L’artiste travaille l’adaptation de l’image à son espace, mais aussi à son matériau (du papier, il passe au lin) et à son format, en sorte qu’elle gagne la plus grande efficace possible. Dans le catalogue de son exposition à la Reina Sofia[14], ses dessins s’assimilent à des dessins de recherche, de l’ordre de l’essai, de la confrontation de formes, de matités. Study for Nearly Soul[15] (1995) précède Nearly Soul (1996)[16], une peinture monumentale. Ce qui relève du geste pictural et de son contrôle – les lignes qui parcourent toute la toile sont celles d’un cahier d’écolier – cohabite au sein d’un même espace, sans qu’aucun trait ne soit recouvert par un autre. En grand format, la confrontation entre les lignes tracées de manière régulière, gribouillées et peintes à la manière d’une écriture prend toute son ampleur et sa maîtrise.
Ces réflexions ont pour source la perception d’une œuvre et l’intuition conduisant à la création d’une peinture qui se soucie tout particulièrement de l’économie et de la syntaxe générales qu’elle génère. Cette poétique de l’adaptation à un espace et à un matériau implique un déplacement du centre de l’œuvre, qui n’est pas unique mais possiblement rejouée dans des dimensions chaque fois différentes. Il existe dans ces peintures un process et une méthode qui nous invitent à les lire comme les éléments d’une pensée procédant par reprises, conjugaisons mais aussi métamorphoses.
Ligne et langage
Dans les processus qu’il met en place, Jonathan Lasker rejoint des préoccupations propres à Gerhard Richter, lequel écrit en 1962 : « La peinture n’a rien à voir avec la pensée. Quand on peint, la pensée est peinture. (...) Einstein ne pensait pas quand il faisait ses calculs, il calculait, chaque équation régissait la précédente, tout comme en peignant une forme répond à une autre et ainsi de suite.[17] » Richter décrit une pensée picturale qui prendrait l’aspect du passage d’une forme à l’autre, dans le temps de la composition et de la réalisation d’une peinture. Coffin Bearers, 1962, toile contemporaine de l’écriture de ce texte, agence une scène figurative, parfaitement identifiable, avec des éléments d’une autre nature : des chiffres prononcés par un officier, des signes noirs et une facture abstraite du fond (gris et noir). Son travail accueille par conséquent des éléments de natures différentes, qui s’associent au sein d’une logique visuelle et picturale. On comprend, à travers cette réflexion de Richter, ce que peut être une syntaxe picturale, à savoir la manière dont en peinture un élément s’agence à l’autre. En employant le terme de « situation », Jonathan Lasker s’inscrit parfaitement dans cette logique de réponse d’un élément à l’autre. En outre, son système d’accroissement progressif de ses formats le projette dans un processus de création des formes à la fois synchronique et diachronique, développant une pensée picturale toujours en mouvement.
Il existe une relation entre le principe de la ligne et celui du langage. Ainsi, le terme lisible (legible) intervient dans le vocabulaire de Lasker : Legible Composition, 2009[18] est une toile disposant dans le sens de la hauteur trois parties égales, chacune reprenant une écriture faite d’amples boucles noires chaque fois sensiblement différente. Trois formes colorées à pâtes épaisses viennent se superposer à ce fond. Ce qui est « lisible » s’énonce clairement, par un ensemble de traits parfaitement contrôlés sur le plan de l’épaisseur et de la longueur. La ligne, dans ce cas, est donc associée au principe d’expression contrôlée. Directement liée à celui de déploiement, de flux et d’écriture, elle fonctionne également dans le travail de l’artiste comme lieu de développement d’un langage visuel. Cette peinture propose en effet une projection de figures mentales : une organisation spatiale qui répondrait à des considérations d’ordre philosophique ou psychologique.
L’œuvre An image of the self, 2009[19] est intéressante à cet égard. Composée en deux parties, elle repose sur la répétition d’une forme récurrente dans le vocabulaire de Jonathan Lasker, peinte à l’aide de lignes noires fines, de lignes beaucoup plus denses et d’autres plus larges dessinées dans l’épaisseur d’une peinture rose. La reprise agit comme une manière de décliner et de rejouer plusieurs possibilités visuelles. Elle consiste à penser ce qu’une forme induira en terme de perception et de sensation, suivant ses différentes occurrences. S’agit-il d’une nouvelle forme de pensée visuelle ? Ces peintures proposent des énigmes pour la perception.
Une peinture de l’hétérogène
Les tensions à l’œuvre dans la peinture de Jonathan Lasker en font un lieu de l’hétérogène, dont l’artiste a fait une règle dans son travail. Ses toiles assemblent des propositions formelles opposées : peinture matiériste ou lisse, figures composées ou gribouillées, autant d’éléments qui cohabitent au sein d’un même espace. Un vocabulaire se définit : pâtes très épaisses, utilisation des roses, des jaunes, des verts clairs. À l’intérieur de ces espaces, certaines figures deviennent des motifs récurrents, comme les boucles ou ces figures prenant l’aspect de la lettre C dessinée à l’envers.
Si l’hétérogénéité constitue un principe structurant du travail de l’artiste, elle ne se confond jamais avec une forme d’hybridité. Les motifs de cette peinture demeurent singuliers, isolés, séparés. À aucun moment ils ne s’associent pour créer un nouvel élément ou un nouveau corps. L’une de ses dernières peintures s’intitule The Consequences of Idealism in an Imperfect World (2010). Ce qu’il désigne par le terme d’idéalisme réside dans cette propension à maintenir une individuation des figures, qui provoque un caractère général de précision voire de clarté de sa peinture. Il n’y a pas chez lui de mariage d’éléments divergents et l’imperfection qu’il désigne dans ce titre ne se confond guère avec une forme d’impureté, puisque ses figures ne sont jamais mixées ou mélangées entre elles pour donner naissance à un nouvel organisme. Dans le même temps, l’impureté (Imperfect World) est une donnée avec laquelle il souhaite travailler. Elle naît notamment de l’usage de la peinture à l’huile, qui est difficile à maîtriser, à contrôler. Si bien que la séparation ou l’individuation qu’il vise est sans cesse menacée, au profit de la création d’un ensemble qui assume son hétérogénéité.
La dialectique entre le contrôle et sa perte sous-tend entièrement le travail de Lasker. Ses dessins sont souvent de l’ordre de la ligne libre, non contrôlée, tandis que la peinture, dont il recouvre ces lignes, vient les discipliner. La peinture se trace en suivant les lignes d’un dessin et le dessin s’ordonne au sein de figures peintes, entièrement colorées. Ainsi, il devient impossible de distinguer ce qui provient du dessin ou de la peinture, qui échangent sans cesse leurs caractéristiques. De l’écart et de la mise en tension entre ces deux pratiques vient l’étrangeté de ces propositions visuelles.
Peindre le dessin

Dans les toiles de grand format, les traits dessinés puis repassés à la peinture sont comme « assagis » par celle-ci. L’artiste fait accéder l’écriture de nature automatique à une image, à un pattern. Par des jeux d’antagonisme, par des oxymores présents dans les titres : The Spiritual Economy, Natural Culture, Jonathan Lasker invente une peinture de tensions, de renversements. L’acte de peintre, pour lui, se situe entre ce qui relève des références picturales et du discours, et ce qui est propre au déploiement d’une matière, d’une picturalité. Son trait est absolument pictural, dans son épaisseur, ses couches de peinture, tandis que ses surfaces sont entièrement emplies par une écriture dont l’automaticité est comme annihilée par une peinture appliquée avec soin. À travers cette association, l’artiste met en place une pensée en acte : une pensée en peinture, fondée sur l’articulation de formes ; un langage dont la particularité est d’être proprement pictural.
Au sein de cette tension associant plusieurs éléments, la peinture ne l’emporte jamais sur le dessin, ou inversement. L’espace de ces peintures est constamment en équilibre. De la même manière, parmi ces trois éléments : figure, ligne, fond, chacun joue à un endroit de la toile un solo. Ainsi, dans la reprise ou le reenactment d’un même pattern ou d’une même composition, la mémoire joue un rôle primordial. La chose qui vit dans la mémoire est rejouée en peinture, qui imprime et développe une partie sans cesse possiblement reprise. De l’articulation de cette « pensée en acte » provient cette sensation d’énigme suscitée par les peintures de Lasker.

Marion Daniel
Paris, 25 avril 2011



[1] La divergence entre art et culture, 2009, Entre théorie et réalité, 1993, Quand les arbres deviennent des fleurs, 1996.
[2] Jonathan Lasker, « Les sujets de l’abstrait » (1995), in Expressions permanentes, Daniel Lelong éditeur, 2005, p. 47.
[3] L’une de ses peintures de 2009 s’intitule Scene and Signs.
[4] Huile sur toile, 193 x 254 cm. Cette peinture est reproduite dans le catalogue de Demetrio Paparoni, Jonathan Lasker, Paintings, 1977-2001, Alberico Cetti Serbelloni Editore, p. 63.
[5] Huile sur toile, 228,6 x 304,8 cm. Ibid., p. 97.
[6] Huile sur toile, 243,8 x 335,2 cm. Ibid., p. 103.
[7] À propos de la « reprise », voir l’entretien entre l’auteur de Jonathan Lasker, publié par la galerie Thaddaeus Ropac à l’automne 2011.
[8] Huile sur lin, 160 x 213,3 cm. Ibid., p. 151.
[9] Les citations non référencées de ce texte sont extraites d’un entretien mené entre l’auteur et Jonathan Lasker le 4 mars 2011 dans son atelier à New York : « The sketches are very immediate, and then you do a painting where the drawing is very immediate, but that is done with a china marker, porcelain marker, sort of a crayon, and then it gets rendered with a small brush, and it is very precise, so the act of drawing which is relatively free, then it becomes very controlled. So, the initial sketches are one stage in the drawing, in the painting they go for two stages ».
[10] Jonathan Lasker, Expressions permanentes, op. cit., p. 28-29.
[11] Huile sur lin, 76,2 x 101,6 cm. Œuvre reproduite in Jonathan Lasker, Recent Paintings, L.A. Louver, Venice California, 2010, p. 25.
[12] Huile sur toile, 30,5 x 40,6 cm. Ibid., p. 33.
[13] Les dimensions de l’étude sont 12,7 x 17,1 cm.
[14] Jonathan Lasker, Retrospective, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid, 2003.
[15] 11,4 x 15,2 cm.
[16] Huile sur toile, 228,6 x 304,8 cm, reproduite in Jonathan Lasker, Paintings 1997-2001, op. cit., p. 121.
[17] Gerhard Richter, « Notes », 1962, in Textes, trad. fr., Presses du réel, 1999.
[18] Huile sur lin, 30,5 x 40,6 cm, repr. in Recent Paintings, op. cit., p. 34.
[19] Huile sur lin, 205,7 x 274,3 cm, repr. in Jonathan Lasker, Recent Paintings, op. cit., p. 19.

jeudi 29 septembre 2011

Dominique Liquois, Objets mimétiques

Texte paru dans le catalogue de l'exposition de Dominique Liquois, Conflicto Barroco, Centre d'art contemporain Camille Lambert, Juvisy-sur-Orge, septembre 2011


L’œuvre de Dominique Liquois est absolument picturale. Elle traite de la surface et de ses extensions, organise une construction du plan du tableau par emboîtement de formes et de fragments. Travaillant un espace singulier, elle insuffle à la peinture abstraite un certain degré d’humour. L’artiste associe en effet un vocabulaire d’inspiration moderniste de formes géométriques et biomorphiques aux couleurs très vives, à des tissus bariolés et motifs venus d’ailleurs. De trois années vécues au Mexique au début des années 1980, durant lesquelles elle fut active au sein d’un collectif d’artistes réalisant des performances, avec des personnes telles que María Guerra, elle conserve avant tout des couleurs et des motifs. De fait, certains tableaux rappellent les surfaces d’objets votifs, dont elle déplace et transforme la valeur symbolique pour mieux nous situer au cœur de la vision. De cette peinture, on peut dire mais ce serait l’appauvrir, qu’elle associe une culture sud-américaine et une culture européenne, une peinture moderniste et une peinture populaire. Elle charrie des images, des décors. Elle est mélangée et impure, au sens où « être impur c’est politique », selon Shirley Jaffe[1]. C’est politique car l’impureté nous plonge au cœur du monde et de ses images. Dominique Liquois vient de la performance et ne craint pas d’adjoindre à ses œuvres une dimension de présence toute primitive.
Ainsi dans L’œil du temps (2009), une toile de format carré, dans laquelle elle inscrit quatre triangles bleus formant des hélices, puis des demi-cercles concentriques inégaux de couleurs et de motifs différents qui occupent la totalité du tableau. Depuis ses bords vers son centre, elle couvre l’espace par aplats, par rayures, puis elle coud des pétales rouges à motifs noirs sur lesquels les rayures viennent s’imprimer, et déborder. Au centre, un cercle de tissu noir un peu brillant entouré de perles rouges, dont il est difficile de dire si c’est un abîme ou une excroissance : un cercle qui est une béance, un œil effrayant peut-être utilisé dans quelque séance de sorcellerie. L’œil du temps, titre qu’elle choisit pour ce tableau, propose autant d’hélices et de cercles à partir desquels tous les mouvements et directions convergent. Vers un œil à propos duquel elle écrit, dans un texte concernant l’œuvre Bad Stream : « le motif de l’œil, qui possède une signification traditionnelle précise, ajoute une charge ethnique et concrète que vient contrebalancer la géométrisation de l'espace pictural qui lui fait pendant[2] ». Références et significations s’ajoutent, se heurtent, se troublent. Dans une autre toile intitulée Jouer, elle choisit un format tout en hauteur, en verticalité. Jouer c’est défier les règles du tableau pour l’élancer vers le haut. Ou bien vers le bas. Chez cette artiste, le tissu devient un point de départ pour toutes sortes de propositions relevant de l’univers du jeu : déformer, détendre, faire grossir ou faire pendre la toile par adjonction d’éléments cousus, ou encore l’affubler de petites perles de rideaux dignes de ceux de nos grands-mères, inscrites au sein de trames irrégulières. Des boudins, des piques, des éléments de toutes couleurs s’y agrègent. Dans cette peinture à grelots s’agencent des pans colorés, des motifs dentelés, des dessins comme tout droit sortis d’un comics mais aussi de simples recouvrements de couleur qui modifient une teinte. Cette œuvre évoque une architecture complexe et bigarrée, tout en strates de constructions différentes, volutes, grilles et chapiteaux sans fin.
Tous ces éléments composent le travail de Dominique Liquois. Une peinture qui traite de surface, de couleur mais aussi de toutes les images qui peuvent l’emplir et la nourrir. Une peinture qui est vision imparfaite et contrastée, miroir du monde.
Réseaux, trames, motifs : pour une lecture multiple
Les œuvres de Dominique Liquois sont travaillées dans la durée, dans le temps. Elle portent la marque des décisions et passages successifs de la couleur, puis des adjonctions patientes de tissus. Regarder passer le temps, 2008, a été travaillé dans l’atelier d’Éric Seydoux. À partir d’une trame sérigraphiée unique, l’artiste ajoute des ensembles de tissus aux motifs noir et blanc. Les réseaux de lignes de la sérigraphie répondent à ceux composés en lignes cousues, dans les plis ou articulations desquels semblent avoir été apposés d’autres yeux. Cette série d’originaux multiples est composée d’autant de propositions que de réalisations différentes. Dans ces œuvres, la superposition des strates joue chaque fois une nouvelle partie et invite à une autre lecture, impliquant un nouveau rapport au temps.
Ce thème revient sans cesse dans son travail. L’horizontalité des lignes de Traiter le temps, 2008, invite à une lecture cursive. Comme souvent, le caractère magistral d’un grand tableau horizontal se trouve contrebalancé par un basculement du regard, ou par une segmentation ici en trois temps de l’espace pictural. Sur ces lignes elle adjoint un ensemble de cercles colorés, travaillés une fois encore de façon concentrique. Répéter la ligne de manière presque obsessionnelle jusqu’à ce qu’elle devienne ornement, telle semble son anti-méthode. Parfois ces cercles concentriques sont dessinés de façon à évoquer les petits parapluies que l’on met sur les glaces ou les gâteaux. D’autres, de différentes tailles, évoquent les rotoreliefs de Marcel Duchamp. Car cette peinture, qui se situe dans l’immobilité du plan, a non seulement partie liée avec le temps, mais de manière plus étroite encore avec le mouvement. Au centre droit, des excroissances en tissus, dont l’extrémité est ronde, entourées de lignes inégales dessinées en cercles multiples. Dominique Liquois invente une manière nouvelle de jouer le mouvement : par l’association dans le plan de motifs épars comme flottant, qui entrent en tension, en rupture. Transport, une toile plus ancienne (2005), fait intervenir des personnages de jeux vidéos et une silhouette de type animale, tandis que des formes abstraites suggèrent un mouvement tout en déséquilibre, rappelant une machinerie d’un tableau de Fernand Léger qui serait gagnée par une épidémie.
Comme Shirley Jaffe, elle considère que le mouvement peut s’obtenir sans avoir recours à la gestualité. Par un jeu de tension et de mise en relation de formes et de champs colorés. Dans une toile récente intitulée Maria’s revolution (2011), elle reprend de façon magistrale tous ces éléments. Cercles, arcs de cercles, figures biomorphiques, formes rayées et tissus rembourrés aux contours ondulés s’associent dans un vaste mouvement qui tend vers un centre. On retrouve le thème de l’œil, lieu vers lequel tout converge mais aussi à partir duquel tout s’anime et qui génère le mouvement des choses. Cette révolution devient une orchestration d’éléments et de formes de natures et de visées différentes – l’œil, thème à charge ethnique s’associe à un espace abstrait rigoureux, dit-elle –, d’un dynamisme et d’une vivacité explosives qui peuvent évoquer une toile du début du siècle : Udnie (1913), dans laquelle Picabia suggère la déconstruction du mouvement du corps d’une danseuse sur un bateau lors d’un voyage transatlantique. Les éléments d’une vision éclatée y fusionnent au sein d’un même espace. Dans un dynamisme centrifuge, Picabia évoque le mouvement circulaire de la mémoire. La mémoire visuelle, ses associations et ses cercles sont aussi ce qui anime les œuvres de Dominique Liquois.
Baroque, grotesque ?
Le mot « baroque » vient à l’esprit lorsque l’on regarde ses œuvres. Le mot « grotesque » aussi, qui a d’abord été utilisé pour désigner les fresques de la Domus Aurea à Rome : des ornementations peintes se développant par mouvements d’arabesques, motifs enchevêtrés et enroulements de feuillages dans lesquels apparaissent des figures défiant les lois de la pesanteur. L’art dit « grotesque » construit des figures dont le caractère étrange provient de leur absence de poids mais aussi de la mise sur un seul et même plan de tous les éléments. Il crée des êtres hybrides, qui deviennent tels car associant des fragments de natures diverses, figures, végétaux, minéraux, etc. La peinture de Dominique Liquois crée cette forme d’hybridité en agrégeant des éléments qui se « contrebalancent » les uns les autres selon sa propre formule, qui insiste une fois de plus sur la dimension de mouvement présente dans son travail. Elle associe en effet éléments ornementaux et figuratifs – des détails, des sortes de bêtes ou des visions d’architecture.
Hybride, ce travail l’est à plus d’un titre. De ses années de vie au Mexique, l’artiste a gardé une vision de la peinture non orthodoxe. Elle assume le mélange de l’art populaire et des arts dits « majeurs ». Dans ses œuvres récentes, le thème des réseaux est de plus en plus fréquent. Ainsi dans Anticorps (2011), une série très délicate de peintures dans lesquelles des grilles arachnéennes en deux ou trois couleurs viennent prendre à leurs filets des boules ou des boudins de tissus bariolés, qui relient le plus souvent un point du tableau à un autre. Toiles d’araignées ou épidémies, ces œuvres peuvent également être considérées comme des grilles abstraites dont la forme se serait grippée, ou emballée. L’artiste joue chaque fois sur une ambiguïté ou sur une tension entre des pistes de lecture différentes. On retrouve les réseaux des peintures aztèques ou de l’art huichol, d’héritage précolombien. Dans les Yarn paintings, des peintures textiles traditionnelles très colorées, les Indiens pratiquent les Nearika ou motifs sur toiles et objets votifs : des ornements colorés construits par organisation dans un même espace de différentes scènes peintes ou tissées. À la manière des peintures de ces Indiens, elle invente un espace dans lequel tous les fragments se touchent, s’emboîtent. Tout est sur la même surface. Il y a de l’obsession, parfois de la sauvagerie aussi dans ces ornements construits par répétition de lignes. L’artiste trace des contours à l’infini, redessine la forme en la reprenant plusieurs fois, jusqu’à former des motifs comme en résonance ou en écho.
Depuis quelques années, elle va vers le baroque de manière plus libre encore. L’une de ses œuvres récentes (2011) s’intitule Conflicto Barroco. Un conflit ou une tension baroque, tout en verticalité, se traduit dans un dessin en forme de cadavre exquis adjoignant plusieurs strates de dessins : des volutes rouges auxquelles se superposent des lignes de tissus à motifs, se transformant en un réseau de lignes noires plus ordonné se terminant en volutes bleues et formes géométriques. Au sein d’un « conflit baroque », ces éléments contradictoires cohabitent : baroque dans l’expression et l’exaltation du mouvement, dans le jeu des apparences, dans le mélange de natures complexes, contrastées ; mais aussi au sens de règne du trompe-l’œil et jeu des illusions, obsession du décor. L’artiste rejoint également le baroque dans la manière dont elle définit – comme c’est le cas dans le théâtre baroque notamment – des lieux de pensée. Chez elle, ces lieux de pensée sont travaillés en tant que champs de vision, organisation et association de champs colorés. Par adjonction et emboîtement de formes, elle s’intéresse à la manière dont un espace s’organise, à partir d’éléments visuels dont certains sont issus de ses souvenirs. Dans un texte, elle évoque par exemple la vision des motifs géométriques des robes des femmes lorsqu’elle était enfant.
Tous ces éléments, qui nous plongent du côté de la vision plutôt que du visuel, s’y inscrivent dans la surface. Il y est sans cesse question de mouvements et de directions. Mais aussi de réflexion sur la nature de la peinture (mimétique).
De la peinture à l'objet
Si ses formes relèvent du baroque, l’artiste ne verse jamais dans l’exubérance. Elle crée au contraire des œuvres intimistes ; des choses que l’on éprouve de la difficulté à regarder, des boîtes que l’on ose à peine ouvrir, des choses cousues comme des trous béants – l’une de ses peintures s’intitule Le trou-trou, 2009 –, dignes d’instruments de sorcellerie.
Depuis plusieurs années, Dominique Liquois crée des objets à part entière, détachés du tableau. En se situant délibérément du côté de l’objet, elle s’inscrit plus nettement encore dans la direction des objets votifs évoqués plus haut, ou des fétiches. Ses objets parfois violents, presque sauvages – béances, dents, éléments qui pendent – constituent des sortes d’objets transitionnels. Des objets « retrouvés » tels qu’on les considère en psychanalyse, avec lesquels on entretien des relations plus ou moins apaisées. Ces derniers étaient déjà présents dans plusieurs toiles. Ainsi dans Sans titre, 2006, sorte de gastéropode ou de mante religieuse accrochée plutôt qu’inscrite dans la surface du tableau par des ventouses. La toile rembourrée par le tissu devient brillante, turgescente, débordante, jusqu’à devenir un objet étrange. La Goule, 2006, évoque une bête féroce : une béance centrale vient y ravir l’œil, ravir au sens de happer, prendre à ses serres.
Certaines de ces formes réalisées en tissus, donc, sortent littéralement du cadre pour assumer leur nature d’objet. L’artiste ne vise alors jamais la séduction. Ces formes évoquent des organes, des choses qui pendent. Sourire ou Mimetic, objets-sculptures récents, associent également des éléments de nature opposée, hybride. Mimétic est constitué de plusieurs cylindres de tissus blanc sur lesquels est apposé, au sommet, un boudin de céramique rose pâle. Comme un intestin posé là. Marcher est formé de baguettes de tissus. Comme une chose gueulante, effrayante. Trois objets-sculptures appartenant à des époques différentes s’intitulent précisément Des choses (2006, 2008, 2010). De choses, il y en a chaque fois au moins une, la chose ou le monstre entortillé, avec un corps, une queue et des extrémités. Ces choses sont enveloppées, cousues, à la fois hurlantes et bien fermées, à la manière des boîtes qu’elle réalise dans le même temps. Autant d’ingrédients pour l’intime, le plus caché.
Si elle ne s’intéresse guère à l’échelle de l’architecture – plutôt que son échelle, elle emprunte à l’architecture ses images –, Dominique Liquois affirme la nature objectale de la peinture. La dimension très intimiste à laquelle elle nous invite dit toute la richesse et la complexité sur son rapport au monde et à la peinture.
Sa peinture est chose mentale au sens premier du terme. Elle nous fait pénétrer au cœur de processus mentaux de réseaux et d’associations d’idées, d’oppositions et d’apories, de glissements libres d’un élément à un autre. Elle est drôle et audacieuse, voire irrévérencieuse. Dans le monde dans lequel nous vivons, l’impertinence et l’irrévérence sont choses précieuses.
Marion Daniel
Paris, le 29 juillet 2011


[1] Cette remarque est issue d’un entretien mené par l’auteur avec l’artiste en décembre 2010, cité dans « L’abstraction au-delà d’elle-même. Shirley Jaffe, Jonathan Lasker, Philippe Richard et Diana Cooper : L’hétérogène, l’impur, la limite », texte paru dans la revue Esthétiques 2, Philosophique 2011, Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, mai 2011.
[2] Dominique Liquois, Notice à propos de Bad Stream, 2009 (155 x 155 x 6 cm). Peinture à l'huile et peinture acrylique sur toile, tissu, rembourrage (fibre synthétique), fil.

vendredi 16 septembre 2011

Simon Nicaise, Au rang d'un édifice

Chronique parue sur le site Internet du collectif R, www.collectifr.fr, en septembre 2011

Simon Nicaise crée des sculptures qui sont des calembours visuels, des jeux de mots prenant une forme plastique. Il organise des reprises, des télescopages de références, d’idées et de pratiques quotidiennes. De la sculpture à l’objet, il décale, ajoute, détourne, comme dans ces pièces dans lesquelles il s’approprie des œuvres connues. Ainsi dans les « +1 » (2007-2010) – il ajoute par exemple un module rouge à Stack Piece de Donald Judd –, où il reprend les grands noms en les déjouant. En déplaçant surtout les centres de gravité et les logiques internes. Post-conceptuel ou post-minimaliste, Simon Nicaise pourrait l’être dans une mesure toute singulière qui consiste à conjurer l’esprit de sérieux, en inventant une manière de circuler des idées aux formes et des formes aux idées. Comme dans cette série d’expositions imaginée non pas suivant un plan précis mais dans un temps indéfini, inaugurée à Paris dans l’espace Primo Piano, où il choisit un titre : « Le marteau sans maître ». Au Marteau sans maître (1934), recueil de poésie de René Char, donc, il empruntera ses parties, ou plutôt ses mouvements. Le premier s’intitule : « Bel édifice et les pressentiments ».
Il reprend des vers : « J’écoute marcher dans mes jambes / La mer morte par-dessus tête / Enfant la jetée-promenade sauvage / Homme l’illusion imitée / Des yeux purs dans les bois / Cherchent en pleurant la tête habitable ». Un mouvement s’y dessine des jambes à la tête, de la tête habitable aux jambes par-dessus tête. Avec finesse et entêtement, Simon Nicaise rassemble les contraires et désigne des endroits où des éléments s’entre-heurtent ou s’entrechoquent. Il se situe très exactement dans l’entre-deux, dans les lieux indécis où il reste toujours du jeu, où toutes les percées sont possibles. « L’artisanat furieux », « Bourreau de solitude », à partir de ces deux autres titres de Char, il imagine comme en musique – comme l’a fait Boulez à partir du même texte de Char – des mouvements à venir, dont l’ordre pourra être modifié, ou contrarié.
Du corps et du paysage
Dans ces vers de Char, il y a du corps et du paysage. C’est cet angle précis qu’a choisi Simon Nicaise, en ménageant dans ses paysages inventés à la fois des zooms et des panoramas. En guise de panorama, un ensemble de cratères ménagés dans le mur, à peine creusés dans le plâtre, sur lesquels des billes plantées là semblent avoir été projetées dans la verticalité du mur. Ces billes environnées d’un léger cratère convoquent toutes sortes d’images : l’onde de choc, les parties de billes dans lesquelles des trous se creusent, transformés au fil des jeux. Déformé par les simples propriétés des matériaux, aussi, ce buste de Maillol dans l’œuvre Excitation coercitive[1], sur lequel de la limaille de fer est venue s’agglutiner pour mieux défaire le portrait, le défigurer. Simon Nicaise joue le plus souvent de l’association absurde ou insolite de plusieurs éléments, si insolite qu’elle vient transfigurer la matière. Ou la réduire à presque rien, la couvrir de ridicule. Dans la série « Première pierre », il accole une pierre sur un mur de parpaings cimenté. Il y a pléonasme ou redondance d’une première pierre fixée sur un édifice déjà existant, qui plus est sans spécificité ni particularité aucune.
Construire sur du sable
Dans l’exposition, un tas de sable semble tenu par un treuil, sans qu’un seul grain ne tombe. « Surélevé, comme si il allait être mis au rang d’un édifice », dit-il. Un amplificateur de son est relié à un coquillage, pour mieux écouter la mer : tout un kit de création d’images et de paysage. Dans ses travaux plus anciens, il travaille l’idée de risque, d’objet au bord de l’implosion, de l’explosion. Ainsi dans Souffre, une cheminée entièrement construite à l’aide de petites allumettes jaunes et rouges que le moindre frottement suffirait à enflammer. Des immenses allumettes de Raymond Hains, sortes d’effigies de dérision, il retient l’aspect tautologique. En créant, une fois encore, de nouvelles formes et de nouveaux paysages.
Marion Daniel
Simon Nicaise, né en 1982, a fait ses études à l’école régionale des beaux-arts de Rouen. Il vit et travaille à Rouen et Paris.




[1] Excitation coercitive, 2011 Buste en bronze, aimants et poudre d’aimants. Il a remporté avec cette œuvre le prix Sciences-po pour l’Art contemporain.

vendredi 8 juillet 2011

François Schmitt. Le monochrome qui, basculant, devient cabane.


Texte paru sur le site www.poptronics.fr à l'occasion de « Eternal now », exposition de François Schmitt du 11 février au 28 mars 2009 à la Villa des Tourelles, Nanterre.
Les pièces de François Schmitt ne ressemblent à rien de connu. Sinon à nouvelle vision du vitrail ou à un monde vu à travers la lanterne magique de Proust. Laisser passer, refléter, absorber la lumière, pénétrer dans la peinture, traverser la couleur : c’est ce que propose cet artiste né en 1959 dans son exposition à la galerie Villa des Tourelles à Nanterre, qui instaure une dialectique de la forme et de la couleur fondée sur l’absorption, ou non, de la couleur par les tissus. Dans l’entrée, il installe un sas en forme de cabane rouge orangé. Donc pour commencer, l’œil s’imprègne de la couleur. Déjà, la lumière passe à travers un filtre coloré, devient couleur, se réfléchit au sol sur une surface gris mat, et envahit l’espace. La peinture a débordé du cadre, se fait transparence et reflets. Puis trois cabanes, rose, orangée, bleue, de trois tailles différentes, sont disposées pour créer un espace où tout est suspension, état de flottement. Je révise la proposition de départ : ces pièces ressembleraient à des environnements de James Turrell, si James Turrell utilisait uniquement la lumière du jour.
Deux échelles et trois cabanes
Pour François Schmitt, il y a une échelle pour l’exposition, qui serait l’endroit où l’on peut créer de véritables espaces, voir à travers des filtres, marcher dans la couleur, et une échelle de la table de travail, ou de n’importe où, chez lui ou ailleurs, pour les objets minuscules. À Nanterre, les deux échelles s’assemblent et la lumière unifie tout. Elle est rasante, dans l’espace, sur les murs, et éblouissante dans cette pièce-cabane rose intitulée Rosebud, sans doute pour cette couleur rose qui, en sortant, nous fait voir en vert, et aussi pour l’objet étrange, petite boule de plastique, suspendue du plafond.
Entre minimalisme et bricolage, les pièces de François Schmitt parlent de variations infimes. Dans la pièce bleue, La maison d’Héloïse – la petite fille de la BD de Kay Thomson’s – un placard renferme de petits objets faits de plumes, de dépôt de copeaux de crayons taillés, de boîtes de camembert, de peintures sur carton, de planches à découper, de ronds de carton… proches d’assemblages à la Richard Tuttle, qui montreraient un morceau de bois et trois bouts de ficelle tenant par la force de deux punaises. Chez les deux artistes, la puissance d’évocation est la même. Sur l’une des étagères, deux morceaux de bois justement : une seule brindille brisée en deux qu’il peint en bleu pour refléter le bleu du ciel. Ce sont les histoires qu’il se raconte.
Pourtant, ces objets n’ont rien à voir avec de l’art brut. François Schmitt est toujours dans une recherche d’apesanteur, d’équilibre et de suspension, supprimant les points d’attaches, les endroits où ça porte, comme pour ces nombreux carnets disposés sur trois murs de la galerie, placés sur des pupitres de couleur et accrochés au mur, comme des papillons pointés dans une boîte par quelque scientifique. L’artiste travaille ses formes en remplissant au feutre les cases de carnets de calligraphie chinois et japonais. Ces carnets sont pour lui comme un journal – chaque dessin est daté, quelques phrases sont inscrites –, pratiqué aussi machinalement que possible. Car pour François Schmitt, c’est l’automatisme du tracé, les combinatoires de couleurs recommencées chaque jour qui permettent d’ « arriver à voir ».
La tour de Tatline
La lumière est intense ce jour-là et le châssis réapparaît derrière chaque toile colorée. « Être inondé dans la couleur », c’est ce qu’il vise, lui qui a beaucoup regardé Dan Flavin. Toujours dans le placard d’Héloïse, une plume et un petit morceau de papier découpé en cercle forment une tour de Tatline. Chaque fois, c’est la qualité de la couleur et du matériau, la transparence des toiles et les reflets bougeant partout dans l’espace, qui créent l’évocation. C’est ce qui fait que des pans monochromes de toile de coton placés les au-dessus des autres en formant un léger mouvement de bascule créant un angle, et séparés par un pan de mur de feuilles d’aluminium, deviennent cabane, ou même demeure. C’est le titre qu’il donne à cette pièce : La demeure : uni sans être ensemble.
Marion Daniel
25 février 2009


vendredi 3 juin 2011

L’abstraction au-delà d’elle-même. Shirley Jaffe, Jonathan Lasker, Philippe Richard et Diana Cooper : L’hétérogène, l’impur, la limite


Texte paru dans la revue Esthétiques 2, Philosophique 2011, Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, mai 2011

« L’abstraction au-delà d’elle-même » est un titre donné par Jonathan Lasker, peintre américain, à l’un de ses articles[1]. Lasker parle de ses peintures comme d’ « images abstraites ». Selon lui, « on peut référencer la signification des éléments d’une peinture, et ces éléments peuvent être assemblés de manière à créer un discours spécifique[2] ». Un tel énoncé suppose une vision hétérogène de la peinture abstraite. La nature complexe et hétérogène du travail abstrait actuel et son ancrage dans la réalité nous intéresseront dans ce texte[3]. Il sont liés pour une première catégorie de travaux à une présence concrète et matérielle des œuvres conçues en tant qu’objets dans un espace et pour une deuxième catégorie, à la reprise au sein des œuvres d’images de la réalité. Si l’on remonte aux racines historiques du terme « abstraction », on s’aperçoit qu’il a été très souvent remis en question : les mots réel, réalisme, réalité apparaissent chez la plupart des pionniers de l’abstraction. Mondrian écrit par exemple en 1919 un texte intitulé « Réalité objective et réalité abstraite », Malevitch parle de « réalisme pictural » et Kandinsky établit une équivalence entre réalisme et abstraction, justifiée de la manière suivante : « Dans l’art abstrait, l’élément « objectif » réduit au minimum doit être reconnu comme l’élément réel le plus puissant[4] ». Autrement dit : la notion de réalité est assimilée à celle de « réalité plastique » de l’œuvre. Une telle conception continue de trouver un écho chez des artistes aujourd’hui. La réflexion que je vais présenter concerne quatre artistes contemporains, de trois générations différentes.
Shirley Jaffe, peintre américaine née en 1923, vit à Paris depuis 1949. Elle affirme que sa pratique est guidée par « une nécessité de retrouver un contact avec les choses[5] ». Elle a d’abord appartenu au mouvement de l’expressionnisme abstrait, puis, à partir de 1963-1964, a lieu une véritable transformation dans son travail. Ce changement s’opère au cours d’un séjour de six mois à Berlin. À partir de ce moment, elle construit des tableaux également fondés sur une recherche coloriste, associée à une découpe de formes – et non plus à un travail gestuel. Le mouvement dans l’œuvre continue de l’intéresser. Il naît cette fois des relations établies entre des formes qu’elle juxtapose ou superpose, dans un jeu de relations blanc / couleur – le blanc n’est jamais un fond – ou des couleurs entre elles. Dans ses tableaux, Shirley Jaffe met en place une véritable pensée visuelle.
Né à Jersey City dans le New Jersey en 1948, Jonathan Lasker commence à peindre à la fin des années 1970, à l’époque de ce que l’on a nommé New Image Painting. Comment continuer de peindre de façon non représentative après l’expressionnisme abstrait ? Comment inscrire une présence dans la toile, sans avoir recours au geste ? Très vite, Lasker adopte face à ces questions une attitude postmoderne. Il écrit : « Je peins le mariage malheureux du biomorphique et du décoratif, du « pinceau chargé » et du géométrique, du psychisme et de la culture populaire. Je veux une peinture qui soit opérative. Je cherche le contenu, non l’abstraction[6]. » Ses toiles des années 2000 sont reconnaissables par leurs associations de surfaces planes et de surfaces utilisant d’épaisses couches de peinture, mais aussi par la façon dont elles mêlent des éléments tracés à la manière d’une écriture automatique et des formes colorées.
Né en 1962 à Dijon, Philippe Richard vit et travaille à Paris. À partir de 1990, il développe une peinture dont on peut dire qu’elle s’articule comme une syntaxe. Les points répétés, les lignes courbes et l’utilisation de couleurs très vives sont autant d’éléments de son vocabulaire. D’emblée, il sort du tableau pour investir l’espace. Ses œuvres récentes associent des motifs de grilles, de lignes et de points colorés, prenant parfois la forme de tondi proliférants. Chez lui, la peinture se propage de diverses manières : à la façon d’une épidémie qui envahirait les murs ou encore sous forme de constructions qu’il nomme ses « linéaires », assemblages de baguettes de bois colorées dans l’espace. Il s’agit pour lui d’entretenir un nouveau lien de la peinture avec son environnement.
Le médium principal de Diana Cooper, née en 1964 à Greenwich dans le Connecticut, est le dessin, appréhendé dans un champ élargi. Elle a dans un premier temps développé un travail de peinture. À la fin des années 1990, elle décide d’abandonner la peinture à l’huile pour des feutres et objets divers. Ses formats s’agrandissent alors, dans une œuvre sensible fondée sur une pratique du dessin qui développe des systèmes faits de réseaux et d’éléments diffractés. Dans toutes ses œuvres, le « gribouillage » (doodling) joue un rôle primordial. Il sert de point de départ à une construction à la fois traitée de manière automatique et parfaitement contrôlée.
Ces quatre artistes se rejoignent par une conception hétérogène de la peinture. Il s’agit chaque fois pour eux de se demander comment peindre, dans des pratiques qui tiennent compte de l’histoire de la peinture et viennent la rejouer au présent. À la suite de discussions menées avec eux, je me suis en effet aperçue que chacune de leurs prises de position était déterminée par une notion historique sur la peinture, sur laquelle ils réfléchissaient ou bien qu’ils détournaient. Afin d’établir une sorte d’état des lieux de leur travail et à travers lui, de présenter une certaine situation de la peinture abstraite aujourd’hui, j’étudierai sous forme d’hypothèse de travail trois notions : l’hétérogène, l’impur, la limite.
Peut-on parler de peintures de l’hétérogène ?
Dans Du cubisme et du futurisme au suprématisme : le nouveau réalisme pictural, Malevitch écrit : « Jusqu’à présent, il y avait le réalisme des choses, mais non celui des unités picturales, des couleurs bâties de manière à ne dépendre ni de la forme, ni de la couleur, ni de leur situation par rapport à une autre unité. Chaque forme est libre et individuelle. Chaque forme est un monde[7]. » De son côté, Kandinsky évoque la présence d’« unités abstraites » dans son travail. Chez ces artistes, la dimension d’unité de l’œuvre devant refléter une harmonie du monde est prégnante. Elle perdure dans une certaine mesure dans l’abstraction géométrique : chez Gottfried Honegger dans sa recherche de l’unité ou chez Aurelie Nemours, qui supprime de son œuvre la forme et la composition pour laisser place uniquement à la couleur dans un carré. Les artistes que j’ai regroupés se situent à l’encontre de cette recherche d’unité de l’œuvre qui devrait refléter une unité du monde. Chez eux, l’hétérogénéité est partout. Ainsi chez Shirley Jaffe, dont les formes découpées, juxtaposées, entrent en mouvement les unes avec les autres et sont puisées dans plusieurs registres.
Dans Criss Cross Center (1991, Frac Bretagne), elle emploie un réseau géométrique, au centre du tableau, qui vient focaliser l’attention du spectateur. « J’établis une sorte de carte de mon travail. C’est contrôlé mais je donne la possibilité de voir avec toutes les différences que l’on peut imaginer », dit-elle. Elle ne réalise pas de dessins préparatoires. Cependant, au cours de la réalisation d’une peinture, elle dessine des schémas ou esquisses sur lesquels sont inscrits des noms de couleurs, et décide de la manière dont elles interagiront les unes avec les autres. Pour autant, peut-on parler d’hétérogénéité dans son travail? Conserver toutes les différences au sein d’un jeu de formes et de couleurs, telle semble la vocation de ses œuvres. Lorsqu’elle décrit sa manière de peindre, elle évoque en outre des éléments qui entrent de manière désordonnée dans le champ de son regard, décrits non pas des signes mais des souvenirs du réel dont elle conserve la singularité.
De son côté, Jonathan Lasker a fait de l’hétérogénéité une sorte de règle dans son travail. Ses œuvres associent des propositions formelles opposées : peinture matiériste et peinture lisse, formes ordonnées et formes gribouillées. Tous ces éléments cohabitent à l’intérieur d’une toile. Dans un entretien, Lasker décrit les trois motifs formels à partir desquels il travaille : les figures, les fonds et les lignes dessinées. À partir de ces trois éléments, il a créé de nouveaux formes, comme ces dessins automatiques ou parties gribouillées qui lui permettent de créer des espaces all over. Un vocabulaire se définit : formes gribouillées, pâtes très épaisses, utilisation récurrente des roses, des jaunes, des verts clairs. À l’intérieur de ces espaces, certaines figures deviennent des motifs récurrents.
Philippe Richard utilise dans son travail des éléments simples comme la ligne, le plan, le point[8]. Il écrit : « À la manière d’une cellule qui possède en elle toutes les clefs et les données nécessaires pour reconstituer un organisme vivant sans pour autant être ou se confondre avec celui-ci, ces peintures ne donnent à voir qu’une partie concentrée d’un tout invisible dans son ensemble mais dont l’existence est prouvée du fait même de l’existence du tableau[9]. » Il procède dans ses toiles par recouvrement, créant des réseaux de lignes qui entrent en relation avec des réseaux de formes, sans que l’un et l’autre élément soient forcément joints. L’hétérogénéité existe dans ses peintures mais aussi dans ses œuvres en trois dimensions. Sous forme de cibles accueillant des flèches comme autant de vecteurs possibles de la peinture, de petits tondi ou de structures linéaires adossées au mur, Richard multiplie les formes données à sa peinture. Il fait de l’hétérogénéité une méthode de création.
De son côté, Diana Cooper invente un dessin entre automatisme et structure. The black one (1997) est un dessin monochrome au crayon feutre de grand format (1997), dont l’artiste parle comme d’une « hybrid installation painting ». L’association de vides et de pleins, de parties évoquant une multiplication cellulaire et de structures linéaires claires se fait dans une logique d’accumulation. Cooper crée des organismes imaginaires au bord de l’implosion. Elle regarde le travail de Mondrian ou de Tony Smith dans la mesure où ceux-ci sont à la fois, selon ses mots, « contrôlés et très humains[10] » et leur intègre des images du réel. Chez elle aussi, l’hétérogénéité est érigée en méthode.
De l’hétérogénéité à l’impureté
L’art pur ou la « pure sensibilité dans l’art » sont des notions développées par Malevitch. « Par suprématisme j’entends la suprématie de la pure sensibilité dans l’art. (...) La sensibilité est la seule chose qui compte, et c’est par cette voie que l’art, dans le suprématisme, parvient à l’expression pure sans représentation[11]», écrit-il. L’adjectif « pur » renvoie au « sans représentation », qui a gouverné la peinture abstraite pendant de nombreuses années. Or pour Shirley Jaffe, « notre monde n’a pas suivi cette idée ». « Nous vivons dans un monde qui n’est pas parfait. L’art parle de cette imperfection », dit-elle. Affirmer cette impureté revient à affirmer une position politique. Cela consiste en effet pour l’artiste à s’inscrire dans le réel et à tenter de rendre compte de la complexité de celui-ci. « Je ne suis pas pure, ajoute-t-elle. Je commence avec l’idée du mouvement et je l’associe à celle de relation qui est non figurative mais sensible. La vision des choses n’est pas parfaite. Comme je suis consciente de faire un tableau, je veux que les choses puissent s’organiser ensemble ». Se situer dans une abstraction « impure », pour Shirley Jaffe, c’est refuser l’harmonie, la concordance de toutes les parties entre elles, dans une organisation où, selon ses mots, « tout est sur la même surface ».
Jonathan Lasker refuse lui aussi la « pureté » abstraite, la non-représentation. Chez lui, la nécessité d’entretenir une relation forte avec le réel est plus affirmée encore. « Je cherche le contenu, non l’abstraction » dit l’artiste, s’inscrivant dans une tradition qui voit dans la peinture abstraite un répertoire de formes. Dans Expressions permanentes, il présente son point de vue de peintre : « Depuis un moment, je suis conscient que mes peintures ne sont pas vraiment abstraites. C’est essentiellement le fait de recourir à un sujet. Non pas au sens narratif, mais en utilisant des aspects de l’abstraction pour leur contenu et en construisant ainsi des thèmes discursifs dans la peinture « abstraite » [12]». Il y a impureté de son travail car assimilation à un langage. Selon lui, les différents éléments d’une peinture composent un discours spécifique, qui consiste à « amalgamer des éléments visuels disparates ». Ses peintures associent des propositions renvoyant à l’histoire de la peinture mais aussi à des domaines de l’histoire de la pensée. Il ajoute : « Je pense que dans les arts visuels, les questions formelles sont les premiers niveaux d’interprétation et d’idées à communiquer. Un grand nombre de mes peintures utilisent un vocabulaire récurrent, des éléments formels récurrents ; j’ai une sorte de catalogue conceptuel[13]. »
« Chaque toile génère sa propre solution. Elle fonctionne de manière autonome mais peut devenir le temps d’un accrochage un système abstrait en tension avec d’autres systèmes, s’attirant, se repoussant, en balance entre équilibre et chaos », écrit Philippe Richard, qui se situe dans une situation hybride : entre une peinture abstraite savante, une imagerie décorative et une réminiscence des cultures populaires ou anciennes. Dans un entretien, il précise qu’il « utilise aussi des motifs décoratifs. Ces motifs se retrouvent dans de multiples civilisations, de lieux ou d’époques très différents[14]. » Il y a impureté de son travail dans la mesure où rien n’y tend vers la perfection. Au contraire, les coulures et les taches sont partout présentes. Ses lignes ne sont jamais tout à fait droites, ses couleurs débordent et coulent et ses systèmes géométriques se grippent. Comme chez Shirley Jaffe, cette position peut être considérée comme politique : il s’agit pour lui de se situer contre les belles images, la peinture lisse, du côté de la saleté, du corps et de la matière.
Chez Diana Cooper, l’impureté s’affirme par une intégration des images du réel dans ses œuvres. Dans le dessin Taughannock (2006), elle introduit la figure clairement reconnaissable d’un papillon, reprise plusieurs fois sur la surface. Fascinée par la vue d’un mobile représentant un papillon dans sa chambre alors qu’elle est en résidence à Harvard, elle photographie son ombre et la dessine. Elle s’aperçoit que Vladimir Nabokov, spécialiste des papillons et chargé de constituer la collection de papillons du Museum of Comparative Zoology d’Harvard, a vécu dans le même immeuble qu’elle. Cette histoire situe l’œuvre dans une forme de narration qui, bien que plus anecdotique que fondamentale, lui procure une épaisseur de sens supplémentaire.
À différents niveaux, l’impureté prend un sens politique. De l’impureté de la surface picturale à celle des médiums composant la peinture ou à l’impureté constitutive de l’œuvre (utilisation d’images), ces artistes ont une conception de leur travail qui se situe à l’opposé d’une recherche d’harmonie. Cet engagement s’accompagne le plus souvent d’un dépassement des limites de la peinture.
L’abstraction au-delà d’elle-même : y a t-il dépassement des limites de la peinture, ou déplacement des limites du tableau ?
Un tableau, pour Shirley Jaffe, rend compte de ce qui agit dans sa vision. Les visions, dit-elle, ne sont pas parfaites. Certains éléments viennent les parasiter. Cependant, tout se passe à l’intérieur du tableau. Plutôt que de déplacement des limites de la peinture on peut parler chez elle de déplacement de son centre. C’est par le mouvement, par les relations non-hiérarchiques des formes entre elles que la question de la limite peut se poser. Il n’y a pas déplacement des limites mais déplacement du lieu de gravité de l’œuvre, qui est sans centre, surface vibrante.
Chez Jonathan Lasker, le déplacement a lieu dans le temps de la création, dans ses étapes. L’artiste procède en effet par réplications de formes : il part de petits dessins griffonnés dont il agrandit progressivement les formats, en reprenant dans ses toiles la structure définie initialement. À chacune des étapes, il travaille l’adaptation à un espace. Que se passe-t-il lorsque l’œuvre s’agrandit ? Lorsqu’on doit par conséquent ajouter une plus grande quantité de matière dans les parties « matiéristes » ? Comment la composition évolue-t-elle lorsqu’elle adopte ces différentes échelles ? Tout répond chez lui à des considérations concernant la perception et l’intuition : son travail consiste en une adaptation sensible à un espace. Cette poétique de la réplication implique une autre forme de déplacement du centre de l’œuvre, qui n’est pas unique mais possiblement rejouée dans des dimensions chaque fois différentes.
De leur côté, les œuvres de Philippe Richard et de Diana Cooper ont véritablement quitté les limites du tableau. Richard déclare en effet : « Je peins des toiles dont l’événement pictural sort de l’espace peint [15]». Ses peintures quittent l’espace peint pour envahir les murs de l’exposition. Elles partent par exemple d’un petit tableau dont il poursuit les lignes sur le mur. Dans d’autres projets, comme celui qu’il a mené à Saint-Louis aux États-Unis en 2006 ou à Lacoste en France en 2005, ses « linéaires » courent sur des kilomètres de long, parcourant jardins, arbres, autant d’éléments traversés par la peinture, transformés par elle.
L’exposition de Diana Cooper au Moca de Cleveland s’intitulait « Beyond the line » : l’expression signifie « au-delà de la ligne » mais évoque aussi l’idée d’un franchissement des limites. L’artiste développe une pensée de la ligne, du réseau et de l’élément diffracté. L’association de ces éléments mène à la création d’un langage entre sensation et construction intellectuelle. Elle se situe toujours dans un entre-deux entre des médiums et des esthétiques opposés.
Hétérogènes, impures, questionnant les limites de la peinture et du tableau : ces quatre œuvres se positionnent, à des degrés différents, sur ces quatre points. Derrière ces conceptions, aucun refus ni opposition à une histoire de la peinture abstraite. Au contraire, ces artistes s’inscrivent de manière précise dans une histoire de l’abstraction et plus généralement, dans une histoire de la peinture et des formes. Ils se situent également dans leur réel et dans leur temps et en réinventent les formes. D’où vient ce type de peinture hybride ? Il vient d’une histoire abstraite, de la peinture des pionniers de l’abstraction. Mais il s’inspire aussi de la peinture de Matisse. Une grande exposition au musée Matisse du Cateau Cambrésis, organisée par Eric de Chassey, a rendu compte de l’influence de Matisse sur les peintres abstraits américains. Éric de Chassey a montré combien l’influence de Matisse était importante sur les peintres abstraits américains (Pollock, Rothko...). Elle l’est également pour Shirley Jaffe, Jonathan Lasker, Philippe Richard, qui a exposé au musée Matisse puis dans une exposition autour de Matisse a Brésil en 2009, et Diana Cooper.
Le collage, la rapport à l’ornement, les découpages de formes pour Shirley Jaffe, l’unification de la ligne et de la couleur mais aussi le rythme, la simplification de formes menant à de grands aplats de couleur sont autant de notions matissiennes. Georges Duthuit évoque au sujet de la peinture de Matisse « un art qui revendiquerait pour sien l’espace compris entre le spectateur éventuel et le tableau, exactement au même titre que l’espace auquel il est fait allusion dans les limites du cadre. » Cette conception peut aller jusqu’à la réalisation de véritables environnements, comme chez Philippe Richard et Diana Cooper. Duthuit écrit enfin à propos du « projet décoratif » de Matisse dans un article publié en 1949 : « Il faut recréer cet espace perdu où la personne et son voisinage concret sont recomposés, par un effort qui est à la fois mouvement de création et mouvement d’organisation totale de l’espace désordonné, chaotique, paradoxal et lacéré, dans lequel nous nous mouvons habituellement[16]. » Cette ouverture des œuvres à l’espace et à l’environnement sont constitutives d’une vision contemporaine de l’art, présente notamment chez les artistes précédemment cités. Marion Daniel


[1] Jonathan Lasker, Expressions permanentes, Paris, Daniel Lelong éditeur, 2005, p. 16-17.
[2] Ibid., « Les sujets de l’abstrait », p. 47.
[3] Nous renvoyons ici à l’exposition + de réalité organisée par six artistes, E. Ballan, N. Chardon, J.-G. Coignet, C.-J. Jézéquel, P. Mabille et V. Verstraete en 2008 au Hangar à bananes à Nantes.
[4] Kandinsky, Regards sur le passé, 1913-1918, Paris, Hermann, 1974, p. 154-155.
[5] Les citations de Shirley Jaffe dans ce texte sont tirées d’un entretien avec l’auteur mené en décembre 2010.
[6] Jonathan Lasker, op. cit.
[7] Kasimir Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme : le nouveau réalisme pictural, 1915, in Écrits, Paris, Gérard Lebovici, 1986, p. 198.
[8] Philippe Richard a participé à l’exposition « Point, ligne, plan », organisée par Éric de Chassey à la galerie des Filles du Calvaire en 2000.
[9] Philippe Richard, in Peindre ?, Enquête et entretiens sur la peinture abstraite, galerie Jordan et Devarrieux, 1996, p. 117.
[10] Beyond the Line, The Art of Diana Cooper, Museum of Contemporary Art, Cleveland, 2007, entretien avec Barbara Pollack, p. 83.
[11] Cité par Michel Seuphor, in L’art abstrait, vol. 1, 1910-1918, Paris, Maeght, 1972, p. 32.
[12] Jonathan Lasker, op. cit., p. 16.
[13] Jonathan Lasker, entretien avec Josefina Ayerza et Lynn Crawford, http://www.lacan.com/lacinkIII8.htm.
[14] Philippe Richard, texte de présentation de son travail, in catalogue de l’exposition Matisse Hoje, Pinacothèque de Sao Paulo, 2009.
[15] Philippe Richard, Peindre ?, op. cit., p. 117.
[16] Georges Duthuit, cité par Éric de Chassey, « L’effet Matisse : abstraction et décoration », in Ils ont regardé Matisse. Une réception abstraite Europe / États-Unis 1948-1968, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, Gourcuff-Gradenigo, 2009.