Texte paru dans la revue Roven nº4, automne-hiver 2010-2011
« Les mots tournent en rond pareils à des vieillardes glanant du bois dans quelque terrain vague ». T. S. Eliot, Préludes (1911)[1]
Les dessins et installations de Diana Cooper associent un vocabulaire abstrait à quelque chose d’autre. Des images de la nature et de la technologie, des cellules, des battements de cœur, des trames géométriques formant un ensemble de lignes, d’entrecoupements, de prolifération d’un même pattern. Ses systèmes sans issue, circuits électriques non branchés ou sismographes produisent un effet de l’ordre de la fascination. L’artiste vient de la peinture. À la fin des années 1990, elle troque pinceaux et peinture à l’huile pour des feutres et objets divers. Ses formats s’agrandissent. Elle amorce alors une œuvre sensible fondée sur la pratique du dessin, difficilement assimilable par le seul regard, qui enveloppe le spectateur, le mettant dans une situation active de vouloir pénétrer le rythme des formes. Si elle s’inscrit dans une tradition abstraite qui évoque la peinture vibrante du Mondrian des dernières œuvres, comme Brooklyn Boogie Woogie, l’œuvre de cette artiste ne se laisse pas situer : elle crée des passerelles entre des éléments a priori irréconciliables. Son abstraction puise dans le réel, dont elle constitue un répertoire de formes, de rythmes, de sensations.
Étudier le travail de Diana Cooper, c’est s’acheminer vers la définition d’un dessin dans un champ élargi. Son exposition au Moca de Cleveland s’intitulait « Beyond the line » : l’expression signifie « au-delà de la ligne » mais évoque aussi l’idée d’un franchissement des limites. Cooper développe une pensée de la ligne, du réseau et de l’élément diffracté qui prend le « gribouillage » (doodling) selon le mot qu’elle emploie, pour point de départ d’une construction parfaitement contrôlée sur le plan de l’échelle et de la structure. L’association de ces éléments mène à la création d’un langage à part, entre la sensation et la construction intellectuelle, incluant selon ses termes « tout ce qui n’appartient pas au langage verbal »[2].
Des systèmes dessinés
Les pièces de Diana Cooper semblent gouvernées par une logique interne complexe dont on aurait perdu le mode d’emploi. Elles produisent un véritable effet d’attraction. Le terme de « système » vient immédiatement à l’esprit. Cooper est en effet fascinée par les systèmes – mentaux, numériques... – qu’elle déplace, dénature, transforme en quelque chose d’autre : des ensembles au fort impact visuel, à la fois organiques – multiplication de petites formes rondes évoquant des cellules – et géométriques.
Élément structurant de ces systèmes, le dessin prend la forme d’une ligne tracée de manière automatique multipliant les formes proliférantes, dans les œuvres sur papier mais aussi dans les installations, qui comportent le plus souvent des parties dessinées. Il s’obtient à l’issue d’un travail long. Agrandissant ses « gribouillages » au format de peintures abstraites, l’artiste s’intéresse à l’intensité qui peut en émaner. Ainsi dans The black one, dessin monochrome au crayon feutre de grand format (1997), dont elle parle comme d’une « hybrid installation painting » (peinture-installation hybride). L’association de vides et de pleins, de parties évoquant une multiplication cellulaire et de structures linéaires claires, se fait dans une logique d’accumulation. Au moyen de ses « gribouillages », Cooper crée des sortes d’organismes imaginaires au bord de l’implosion.
Pratiqué à grande échelle, le gribouillage produit une véritable intrication de formes, à laquelle l’artiste ajoute des éléments hétérogènes : des pompons, des cure-pipes ou encore des rubans adhésifs en aluminium. Dans Experiments in 3 D (2000), l’hybridation se fait en trois dimensions. L’œuvre parvient à associer un dessin de type automatique et un dessin plus « technique » perverti dans sa forme et sa fonction évoquant des éléments minéraux, cellulaires, des carrés, des cylindres qui s’associent sur le mode de l’imbrication. Certaines pièces rappellent Sol Lewitt dans ses Wall drawings, qui définit des équations permettant de tracer à même le mur des systèmes visuels poussés jusqu’à leurs moindres conséquences, envisageant toutes les combinatoires possibles. De son côté, Diana Cooper pervertit le caractère systématique de ses dessins pour mieux y injecter de l’aléatoire. Par d’autres aspects, ses structures se rapprochent parfois des « specific objects » de Donald Judd, comme la structure en pyramide de All our wandering (2007) qui reprend la forme géométrique du ziggurat. À l’extérieur, l’esthétique minimaliste domine tandis qu’à l’intérieur, un système de lignes rouges évoquant un système sanguin prolifère. L’image numérique y est associée à l’image faite main : à partir d’une surface imprimée, Cooper ajoute des éléments peints, dessinés, se situant toujours dans un entre-deux entre des médiums et des esthétiques opposés.
Un dessin entre automatisme et structure
Dans son usage de la répétition, les dessins Diana Cooper se rapprocheraient presque parfois de dessins d’aliénés ou de psychotiques. Cette similitude s’explique par l’absence de conscience ou de pensée que l’artiste cherche à atteindre lorsqu’elle trace ses « gribouillages ». En poursuivant dans cette hypothèse de l’automaticité, ces systèmes semblent construits sur le mode de l’association de formes en chaînes, s’emboîtant comme le serait chez l’aliéné une chaîne de sons, de signifiants.
Cependant, lorsqu’on observe attentivement la manière dont les éléments se relient l’un à l’autre, il apparaît que la ligne joue un rôle primordial. Absolument brouillée par endroits, la ligne retrouve son tracé structurant, grâce notamment à des éléments externes qui viennent s’ajouter au dessin (fils de plastique, rubans d’aluminium). Lorsqu’elle aborde ce phénomène, l’artiste évoque la métaphore de la chorégraphie. Dans ses installations et dessins, elle dit vouloir « chorégraphier un espace », c’est-à-dire organiser un mouvement de déplacement d’un élément à l’autre. Diana Cooper a été danseuse. Elle construit des structures et crée des éléments de continuité entre elles, tout en traquant ce qui apparaît hors contrôle : ce qui, en danse, aurait trait à une forme incontrôlée de mouvement.
Dans les installations les plus récentes, le dessin de la ligne est remplacé par des photographies, le plus souvent retravaillées par ordinateur. Lorsqu’elle réalise ses installations et ses dessins, l’artiste collecte en effet un grand nombre d’images. Elle y traque des formes géométriques, des symétries. La juxtaposition de ces photographies crée de nouveaux ensembles, entre le mécanisme multimédia ultra-sophistiqué et les formes biologiques les plus archaïques. Dans l’installation Fly bye, Cooper juxtapose des tubes de plastiques et des photographies d’une cage rouge dont les pans perpendiculaires, par un effet de miroir, semblent se multiplier à l’infini. Les lignes courent dans toute l’installation, prenant tantôt la forme d’éléments graphiques photographiés, tantôt celle de fils ou de bandes collantes ajoutés. Grâce à ces tracés linéaires se poursuivant à l’intérieur de la pièce sans solution de continuité, un lien s’établit entre les éléments photographiés et les éléments adjoints.
D’un matériau et d’un médium à l’autre, Cooper poursuit invariablement sa logique : une logique accumulative et pourtant structurante, entre la composition parfaite et le débordement le plus pur, produisant un ensemble au pouvoir magnétique, à la limite de l’absurde.
Une abstraction réaliste
Lorsqu’elle évoque son travail, Cooper se réclame d’une abstraction intégrant des images du réel, capable de suggérer des éléments du monde entre le minuscule et le gigantesque, dans laquelle le spectateur puisse être immergé.
Ce travail relève d’une abstraction dans la mesure où celle-ci peut se définir comme extraction, importation et métamorphose d’éléments du réel, que l’artiste transforme, transmute par une énergie qui émane de toutes ses œuvres : « Je pense de manière abstraite. Ça ne veut pas dire que les choses ne doivent pas être reconnaissables »[3], dit-elle. Elle rejoint en cela une tendance importante de l’abstraction aujourd’hui, qui tend à s’éloigner d’un formalisme pur pour retrouver un rapport au réel[4] : en insistant sur la réalité des œuvres en tant que faits de la perception mais aussi, dans certains cas, en n’excluant pas radicalement les images du réel. Ainsi dans le dessin Taughannock (2006), elle introduit la figure clairement reconnaissable d’un papillon, reprise plusieurs fois sur la surface. Fascinée par la vue d’un mobile représentant un papillon dans sa chambre alors qu’elle est en résidence à Harvard, elle photographie son ombre et la dessine. Elle s’aperçoit alors que Vladimir Nabokov, spécialiste des papillons et chargé de constituer la collection de papillons du Museum of Comparative Zoology d’Harvard, a vécu dans le même immeuble qu’elle. Cette histoire situe l’œuvre dans une forme de narration qui, bien que plus anecdotique que fondamentale, lui procure une épaisseur de sens supplémentaire.
Dans un entretien[5], elle raconte aussi que parmi ses sources d’inspiration, le dessin industriel ainsi que les éléments présents sur un tarmac d’aéroport jouent un rôle important. Me trouvant un jour dans un aéroport après avoir raté un avion, j’ai observé toutes ces lignes tracées par les avions, les bus, les passerelles qui avancent, les véhicules étranges dont on ne connaît pas la fonction. Tout s’y passe comme dans un film de science-fiction, avec ces mouvements et cette activité très denses dont on ne saisit pas vraiment le sens. L’œuvre de Diana Cooper procure parfois une impression assez similaire, se situant entre la construction parfaite et l’élément incompréhensible, où les lignes se dessinent sans que l’on sache où elles mènent.
Par certains aspects, son esthétique de l’hybridité la rapproche du travail de Lee Bontecou, qu’elle apprécie tout particulièrement. Bontecou s’intéresse précisément à l’esthétique des avions, des hélices : « J’avais pris l’habitude de m’asseoir près de l’aile pour regarder l’hélice tourner, ainsi que le réacteur. Et je voyais toute la surface rivetée de l’aile. Je ressentais cette puissance incroyable. Mon imagination s’envolait littéralement »[6], dit-elle. Bontecou construit des sculptures murales en trois dimensions dans des matériaux hétérogènes : cadres métalliques, tissus, structures de polyester, retrouvant dans leur hétérogénéité et leur humour les installations de Cooper.
L’humour est en effet partout présent. Dans l’une de ses dernières installations, Seismograph (2010), elle utilise des tubes de rouge à lèvres de différentes tailles, au bout desquels sont accrochés de petits miroirs. Trop petits pour que le spectateur puisse s’y mirer, ces derniers produisent au contraire une complexification et une diffraction de l’espace. Dans l’atelier, on aperçoit aussi une prise de courant recouverte de fourrure, hommage précise-t-elle au Petit déjeuner en fourrure (Fur Covered Teacup, 1936) de Meret Oppenheim...
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Plus que d’abstraction, il conviendrait de parler, à propos des dessins et installations de Diana Cooper, de construction d’un langage visuel. Pour elle, le langage n’est pas seulement oral, il est partout présent autour de nous. Elle en relève toutes les structures, qu’elle mixe les unes avec les autres : un volume en ziggurat et un intérieur évoquant un système sanguin, un papillon et un dessin abstrait. Chez cette artiste, le réel est perçu comme source de sollicitations diverses mais aussi comme répertoire de formes. L’expérience de la perception prend la forme d’associations et de télescopages de systèmes divers. Grâce au tracé de la ligne, ces derniers s’organisent en des structures ayant une syntaxe claire, définie par son rythme et par les liens qui s’établissent entre des éléments hétérogènes. De tels liens et associations, sans doute, viennent l’étrangeté, l’impact et la sensualité de ce travail.
Marion Daniel
Paris, 16 mai 2010
[1] T. S. Eliot, Poésie, éd. bilingue trad. Pierre Leyris, Seuil, 1947, p. 25.
[2] Diana Cooper, Entretien avec Marion Daniel, New York, 1er mai 2010.
[3] Diana Cooper, Entretien avec Marion Daniel, op. cit. : « I think abstractly. That doesn’t mean that the things can’t be recognizable. »
[4] C’était le propos de l’exposition « + de réalité » organisée au Hangar à bananes à Nantes en 2008 par six artistes : E. Ballan, N. Chardon, J.-G. Coignet, C.-J. Jézéquel, P. Mabille, V. Verstraete.
[5] Diana Cooper, Entretien avec Lauren Braun, publié in http://thelaurenbraun.blogspot.com.
[6] Lee Bontecou in Eleanor Munro, Originals American Women Artists, New York, Touchstone / Simon and Schuster, 1979.
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