Texte publié dans "Artistes ou lettrés ?", collection Beautés, sous la direction de Camille Saint-Jacques et Éric Suchère, éditions Lienart, juin 2009
« (…) Les graphies socio-politiques nous plongent autant que possible dans la cohue de l’anonymat pour transcender la foule des carrefours à la recherche d’un nouvel héraldisme.
Le graffiti socio-politique, héraldique de la contestation, est une épigraphie qui assimile les signes de toutes les disciplines, politique, financière, religieuse, astrologique, hermétique… La contestation n’a point de monument, mais elle forme les langages en rupture, hantises des assis, des misonéistes ! »
Jacques Villeglé, La traversée Urbi et Orbi, Luna-Park, 2005, p. 187.
En deux livres, Cheminements et La traversée Urbi et Orbi, Jacques Villeglé a raconté son parcours d’artiste. Le premier retrace avec minutie ses premières expériences affichistes des années 1945 à 1959, le second prend véritablement la forme d’une « traversée » autobiographique de plus d’un demi-siècle, visant à définir l’unité de sa démarche. Pour lui, il ne s’agit pas d’une entreprise d’écrivain mais plutôt d’historien, qui s’attache à décrire les faits, les rencontres, de la manière la plus juste et précise possible.
Le lien de Jacques Villeglé à l’écriture est duel. D’un côté l’écriture est partout : dans les affiches, puis les graffitis socio-politiques, pour lesquels il crée un nouvel alphabet. De l’autre, elle est déchirée, détruite, réduite à néant. Dans les affiches, Villeglé instaure une règle du jeu : celle du prélèvement, du décollement de pans lacérés par des passants. Les mots y sont transformés par la lacération, tronqués, isolés, voire effacés. L’écriture apparaît comme signe, palimpseste, trace d’une mémoire que Villeglé, en historien-archéologue de son temps, met au jour grâce à une esthétique du choix et du cadrage. Dans les graffitis ou graphismes, reprises de sigles et de symboles trouvés sur les murs, l’artiste trace des signes inventés par d’autres, utilisés par tous, associant des éléments aux significations contradictoires. Si affiches et graphismes socio-politiques se situent également à la marge de l’illisibilité, la dimension d’invention (entendue, au sens étymologique, comme action de découvrir, de choisir) d’une écriture propre aux alphabets socio-politiques confère à ces œuvres une visée nouvelle dans le travail de l’artiste.
Hépérile éclaté versus Lacéré anonyme
En 1953, Raymond Hains et Jacques Villeglé ont fait « éclater » un poème phonétique de Camille Bryen, donnant au texte Hépérile devenu Hépérile éclaté une forme « heureusement illisible »[1]. L’expression est de Camille Bryen, poète-peintre lié à l’abstraction lyrique, auteur de textes automatiques et de L’Aventure des objets (1937, José Corti), qui a inspiré notamment Pierre Restany dans son « Manifeste du Nouveau Réalisme »[2]. Bryen, Villeglé et Hains travaillent tous trois à la déconstruction du texte, Villeglé et Hains allant jusqu’à affirmer :
enfin nous nous servons de trames de verres cannelés qui dépossèdent les écrits de leur signification originelle. – par une démarche analogue, il est possible de faire éclater la parole en ultra-mots qu’aucune bouche humaine ne saurait dire.
le verre cannelé nous semble l’un des plus sûrs moyens de nous écarter de la légèreté poétique[3].
Ce travail de déformation d’un texte à l’aide de verres cannelés, utilisés depuis 1948 par Raymond Hains dans ses photographies hypnagogiques, est d’emblée présenté par tous deux dans sa dimension poétique. Chez ces deux artistes, travailler – et mettre à mal – le texte peut être vu comme une façon de faire un pas de côté, de « changer de gare de triage », comme l’écrit Michaux évoquant son activité de peintre par opposition à celle d’écrivain[4]. En s’attaquant au texte, ils rejettent ce que Villeglé nomme la « peinture de transposition », celle qui tente d’établir plastiquement une équivalence de la sensation[5]. Ils choisissent d’étendre au texte leur démarche d’appropriation du réel[6], opérant un déplacement, qui fait passer les signes du langage dans le domaine plastique. Il y a donc doublement destruction du texte qui, rendu illisible, gagne une dimension plastique.
Je suis un artiste qui a compris que s’il lui revient de changer avec maîtrise les règles du jeu de l’art, il a acquis, en donnant congé à l’ « ego dominateur », la grâce baudelairienne de construire avec le déchet, avec ce qui est méprisé[7].
Dans les affiches, Villeglé adopte une stratégie différente : le texte y est fragmenté, voire effacé. Il suffit pour s’en rendre compte de lire la liste les différentes catégories d’affiches établie par Villeglé : Affiches de peintres, Dripping et graffiti, La lettre lacérée, Sans lettre, sans figure, Avec lettres ou fragments de mots, Transparences, Politique, Objets ou personnages lacérés, Placards de journaux, Petits formats divers[8]. Les trois ensembles intégrant le thème de la lettre la voient tantôt lacérée, tantôt absente, ou encore perçue en tant que fragment de mot.
Détruire un état du « jeu de l’art » pour en inventer un nouveau semble impliquer une destruction (provisoire) du sens.
Toutefois, en substituant à son nom d’artiste celui du « Lacéré Anonyme », Villeglé réaffirme le cadre théorique de ses actions de décollages d’affiches :
Car je ne puis regarder ma quête intuitive et raisonnée des lacérations étoilées comme la transcription ou l’objectivation d’une expérience solitaire, vécue par un individu prédestiné, l’artiste ; je la regarde comme la recherche d’un sens premier, ordinairement caché par la dernière intoxication d’une quelconque puissance politique ou commerciale qui se prétend rationnelle.
La dénomination générique Lacéré anonyme restitue à la masse des lacérateurs clandestins le génie que le mécanisme du commerce artistique concentre sur les seuls artistes ravisseurs, voyeurs et collectionneurs, Dufrêne, Hains, Rotella, Villeglé[9].
Désignés en tant que « ravisseurs, voyeurs et collectionneurs », les quatre affichistes adoptent une esthétique de l’impersonnalité des œuvres, inventant une autre position d’artiste. Chez Jacques Villeglé, la question du sens redevient fondamentale : dans ce texte, la « quête intuitive et raisonnée » est bien décrite comme celle d’un « sens premier ». Cette quête s'affirme en tant qu’expérience de découverte et de choix des oeuvres, appréhendés en tant que stratification dans le temps d’un ensemble d’éléments déposés sur les murs.
En inventant sa méthode des signes socio-politiques, Villeglé change radicalement de point de vue. Il reprend pinceaux et stylos, devenant, selon ses propres mots, non pas peintre mais : « dessinateur-encyclopédiste ».
« Historien releveur »[10]
Villeglé commence La guérilla des écritures par ces mots :
Les a sont en cercles, les O sont en coupes, les I et les S sont zébrés, de même les Z. Paris, 20 février 1969, Nixon rend visite à De Gaulle. Sur un mur de couloir du métro, les (trois flèches) de l’ancien parti socialiste la (croix) gaullienne, la (Svastika) fasciste, la (croix) celtique, inscrite dans le O du mouvement Jeune nation puis à nouveau les (trois flèches) de Serge Tchakhotine indiquent graphiquement le nom du président américain. Ces idéogrammes économiques des bas-fonds urbains, guérilla des symboles, écriture emblématique de nos préoccupations sociales s’inscrivent en filigrane dans les pages blanches de l’histoire. Des philosophes, le comte Hermann Keyserling aurait-il enseigné cette concentration typographique anonyme européenne au même titre que l’idéogramme chinois qui pourrait réincarner, pensait-il sans omission aucune, en 50 pages la volumineuse Critique de la raison pure de Kant : c’est que tout idéogramme en tant que symbiose de relation implique par la juxtaposition avec d’autres idéogrammes la teneur de pages entières et il ajoutait : l’idéal de toute littérature devrait être analogue.[11]
« Le créateur des signes socio-politiques est aussi indéfini que possible »[12], affirme-t-il. En 1969, Jacques Villeglé découvre un graffiti écrivant le nom de Nixon avec quatre sigles différents : les trois flèches de l’ancien parti socialiste, la croix gaullienne, la Svastika, la croix celtique, autant de signes contradictoires, opposés dans leur signification, leur visée politique. « Aussitôt je me suis dit : c’est pour moi, c’est sur le mur, c’est anonyme », disait-il dans un entretien[13]. Il présente un premier graphisme, qu’il expose la même année lors de la manifestation Liberté de parole au Vieux-Colombier. Dix ans s’écoulent avant qu’il ne montre de nouveaux graphismes lors d’une exposition collective à l’institut Goethe, en 1979[14].
Avec les signes socio-politiques, Jacques Villeglé invente une écriture, grâce à laquelle il précise puis redéfinit sa démarche plastique.
L’hypermnésie créative ou la stratégie du poète
Deux textes permettent d’aborder la démarche de Villeglé dans sa dimension duelle, à la fois expérience vécue et méthode de création. L’exaltation de la mémoire : la sienne propre, mais aussi la mémoire collective, qu’il cherche à mettre au jour, est définie comme moyen de création. L’artiste adopte alors la figure de « cryptographe populaire », de copiste fidèle aux signes des murs.
Voici la transcription du premier texte :
L’hypermnésie créative
La lacération des affiches éveille le souvenir, et le souvenir à son tour atteint, effeuille successivement les couches superposées des feuilles de papier déchiré qui jouent le rôle de mémoire, les chemins de la mémoire deviennent les sentiers de la création qui convoque autour d’elle-même au carrefour étoilé des grandes, des petites manœuvres d’autres images centrifuges et centripètes. De ces excisions en profondeur les slogans de la propagande et l’imagerie commerciale deviennent altérées, chargées d’étranges dépouilles. 1991/ 1992[15]
Dans un autre graphisme, il précise les ressorts politiques et esthétiques de sa démarche :
Les murs ont la parole
Le fantastique social
La comédie urbaine
La rue chaude
Les réalités collectives
L’hypermnésie créatrice
Le terrain vague
L’illusoire liberté
Parataxe éperdue
Télescopage foudroyant
Alphabet lycanthrope – la guérilla des signes[16]
Télescopage, parataxe : ces deux termes désignent une méthode de création littéraire. Dans les graphismes socio-politiques, l’écriture apparaît sous la forme de listes de noms, de formules, à la manière d’un bréviaire. Les mots sont juxtaposés (parataxe), donnant au final non pas des phrases mais un ensemble de notes jetées, d’idées parcellaires. Villeglé affirme un goût pour les sonorités, l’écriture paratactique, parfois typographique. Il s’intéresse au Sator pour des questions de sonorités. Il en retranscrit le carré magique : SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS. Il s’intéresse aussi au carré magique de Dürer, à ceux de Georges Pérec, aux jeux des mathématiciens, reprend des pangrammes (textes dans lesquels toutes les lettres de l’alphabet sont citées). Dans un graphisme, il juxtapose : un poème sur le carré écrit dans un carré de Guillevic (Euclidiennes), le dessin du carré de Malevitch et celui de signes de l’héraldique[17]. La tension est constante chez lui entre la volonté de regarder les formes de manière abstraite et une attirance pour les écritures cryptographiques, les symboles, l’héraldique, autant de langages qu’il aborde dans leur dimension de rupture par rapport aux langages établis. Cependant, la volonté abstraite prend le dessus. Villeglé s’oppose radicalement au « cratylisme » de Francis Ponge, un mimétisme qui voit dans le dessin de chaque lettre l’équivalent du son. Selon lui, il n’y a pas de symbolisme des lettres, pas de concordance entre le son et le sens.
Cette conception l’amène à utiliser son alphabet en produisant des textes allant jusqu’au non-sens. Son non-conformisme l’autorise à juxtaposer la Svastika et le marteau et la faucille.
« C’est un caviardage de l’écriture romaine avec des signes »[18]
Jacques Villeglé connaît parfaitement toutes les expériences de créations d’alphabets chez des poètes et des peintres. Il cite, chez les poètes, Victor Hugo et Guillaume Apollinaire, chez les peintres, Auguste Herbin, qui réalisa un alphabet forme-couleur. À la différence de ces derniers, le travail de Villeglé n’est empreint d’aucune visée personnelle. Il invente un alphabet dont les lettres ont été prélevées chez d’autres, de façon à parler d’une mémoire collective. « Il ne faut pas que j’aie un style », affirme-t-il.
À la limite, sa démarche peut être rapprochée de celle de poètes comme William Carlos Williams. La poésie objectiviste américaine fait d’un objet le sujet d’un poème, dans des formules lapidaires, à la limite de la poéticité. Villeglé procède de manière similaire, utilisant le texte sur le mode de la citation, de l’écriture impersonnelle, au profit de thèmes esthétiques et politiques : dans un graphisme récent, alors qu’on lui avait demandé d’écrire sur la ville de Brescia pour une exposition dans cette même ville, il a repris un texte de Le Corbusier sur les villes italiennes. Le caviardage consiste à rendre presque illisible un texte existant, en en modifiant quelques mots, quelques lettres, de façon à lui donner un accent politique.
Le collectif est très présent chez Villeglé, qui dit se reconnaître dans l’ « esthétique relationnelle » définie par Nicolas Bourriaud. Dans une citation reprise plus haut, Villeglé rendait hommage Tchakhotine. Ce dernier, assistant du docteur Pavlov et auteur du Viol des foules par la propagande politique, est l’instigateur d’une contre-propagande. Villeglé, l’auteur d’une « propagande caviardée » ? Moins revendicatif, il poursuit grâce à son « alphabet lycanthrope » l’écriture de sa vie.
Marion Daniel
Paris, janvier 2009
[1] Camille Bryen, texte de présentation de Hépérile éclaté.
[2] Premier manifeste publié le 16 octobre 1960 à Milan.
[3] Raymond Hains et Jacques Villeglé, présentation de Hépérile éclaté.
[4] Henri Michaux, Passages (1937-1963), Gallimard, 1963, p. 83.
[5] « Au lieu d'évoquer nos états d'âme au moyen du sujet représenté, c'est l'œuvre elle-même qui devait transmettre la sensation initiale, en perpétuer l'émotion. Toute œuvre d'art est une transposition, un équivalent passionné, une caricature d'une sensation reçue, ou plus généralement d'un fait psychologique. »(Cézanne)
[6] La première affiche lacérée date de 1949.
[7] Jacques Villeglé, Entretien avec Michèle et Yves Di Folco, Villeglé, l’alphabet socio-politique, Musée Sainte-Croix, Potiers, 2003, p. 65.
[8] Il s’agit des dix ensembles d’affiches définis par Villeglé dans La traversée Urbi et Orbi, op. cit., p. 94-99.
[9] Jacques Villeglé, La traversée Urbi et Orbi, op. cit., 2005, p. 33.
[10] Jacques Villeglé, La traversée Urbi et Orbi, op. cit., p. 189.
[11] Jacques Villeglé, La guérilla des écritures, 1979, page d’introduction. Dans le présent article, les textes provenant des graphismes socio-politiques de Jacques Villeglé sont transcrits. Ici, les éléments mis entre parenthèses sont écrits chez Villeglé sous forme de signes.
[12] Entretien avec Michel et Yves Di Folco, Villeglé, l’alphabet socio-politique, Musée Sainte-Croix de Poitiers, 2003, p. 47.
[13] Jacques Villeglé, entretien avec Marion Daniel, janvier 2009.
[14] « Exposition de poche », Institut Goethe, 1979-1980.
[15] Retranscription d’une page reproduit dans Le carnet d’Annette, 1998-2004, Quimper, Centre d’art contemporain Le Quartier, 2006.
[16] Ibid.
[17] Jacques Villeglé, Le carnet d’Annette, op. cit.
[18] Jacques Villeglé, Entretien avec Marion Daniel.
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