Dans les affiches lacérées qu’ils prélèvent dans la rue dès 1949, le dessein de Raymond Hains et de Jacques Villeglé est de construire une œuvre sans pinceau ni pigment. « Comment peut-on peindre à l’époque de la caméra numérique »[1], déclare également Raymond Hains à la fin de sa vie ? Pourtant, à regarder ces œuvres, force est de constater qu'elles conservent la trace d'un regard porté sur la peinture[2]. Art de l’emprunt, l'affiche assimile tout : Hains et Villeglé jouent à prendre ses motifs à la peinture. Y reviennent pêle-mêle, chez Villeglé, les Nymphéas de Monet[3] et dans les boîtes d'allumettes de Hains, les trois couleurs de Mondrian[4].
Parmi les peintres qu'ils regardent Matisse est l'un des plus importants, en particulier pour Raymond Hains. Tous deux opposent les « couleurs automnales » de la peinture abstraite de l’Ecole de Paris aux « couleurs fraîches » de Matisse. Unique œuvre dans laquelle ils utilisent matériellement la peinture, le film Pénélope conçu par Hains et réalisé en commun entre 1950 et 1954 est inspiré à la fois de deux œuvres de Matisse, La blouse roumaine[5]et Jazz[6], et des couleurs des costumes traditionnels de Plougastel. Des deux artistes, Hains est le plus visuel, c’est un « sensualiste », dira même Villeglé. Coloriste, il emprunte leurs couleurs aux peintres : dans ses affiches au cadrage toujours rigoureusement choisi, il isole de grandes plages de bleu[7], privilégie les couleurs vives, les jaunes, les rouges.
Face à ces nombreuses influences picturales revendiquées, l'interrogation de Raymond Hains peut également se lire de la manière suivante : comment continuer à être peintre après 1950, avec d'autres moyens, qu'ils soient filmiques ou photographiques ?
« Le hasard est peintre »[8]
Dans une lettre à Jacques Villeglé du 26-27 avril 1950 mentionnant les affiches lacérées des vins Nicolas à la Porte d’Orléans, Raymond Hains raye le mot "peintures" d’une biffure peu habituelle chez lui[9] :
« L’affiche du bar de la rue de Rennes est maintenant complètement recouverte par une grande affiche mais par contre j’ai trouvé de splendides déchirures en face de chez ma cousine André à la Porte d’Orléans. Il y a des couleurs très belles : mauves, gris, bleu, etc... De quoi rendre jaloux les meilleurs peintres abstraits. Il y aurait de quoi faire plusieurs peintures découpages qui me plairaient beaucoup. Dans le bas il y a une petite forme figurative avec le bonhomme des vins Nicolas, sur un fond vert. Certains éléments étant déchirés, ça fait un effet très beau. »[10]
Dans les affiches, les lacérations successives projettent différentes lanières de couleurs à la surface : la couleur s'obtient par déchirures et non par application de matière colorée. Raymond Hains, attentif aux mots d'esprit, lapsus et autres calembours, accorde suffisamment d'importance aux erreurs de langage pour qu'on relève la confusion faite dans cette lettre entre les mots "peintures" et "découpages". Elle date précisément du début du tournage de Pénélope : entre peintures et découpages, les planches du film sont composées de rectangles de couleurs vives entrecoupés de noir tantôt directement peints, tantôt découpés puis collés sur de grandes feuilles de papier rectangulaires, qui sont passées à travers le prisme des verres cannelés et mises en mouvement dans un film. Les verres déforment les rectangles pour créer une série de losanges et de triangles. Raymond Hains affirme qu'ils reprennent motifs et couleurs des manches de La blouse roumaine de Matisse : points et grilles, utilisation du rouge, du bleu, du noir et du jaune.
Lorsqu’il évoque son travail, Raymond Hains dit viser l'invention d'un « nouveau langage »[11] : dès les débuts, son ambition est autant poétique que plastique. Son œuvre a en effet une forte dimension conceptuelle et le langage y a progressivement pris une importance majeure : l’artiste est lié à des mouvements d'avant-garde tels que le lettrisme et son discours fait partie intégrante de son travail. L'un de ses sujets consiste à considérer tous les hasards et rencontres qu’il fait comme des événements auxquels il attribue un sens et sur lesquels il mène un véritable travail d'enquête. Il invite ses interlocuteurs à procéder à sa manière : se remémorer et lier entre eux tous les éléments, parfois éloignés dans l’espace et le temps, qui se rapportent à un sujet. En ce qui concerne Matisse, deux faits majeurs reviennent invariablement dans son discours. En 1954, ses propres photographies sont reproduites dans le numéro de Paris-Match qui annonce la mort de Matisse. « C’est comme s’il était désigné », dit Villeglé : cette association avec le peintre scelle pour lui le début de sa carrière d'artiste. Autre élément important de son lien au peintre, la lecture du livre Henri Matisse, roman d'Aragon, écrit de 1941 à 1971. Le souci de raconter l’œuvre dans les moindres mouvements de sa création, ses repentirs, ses reprises et ses esquisses, séduisent Hains, qui considère lui-même son œuvre comme un ensemble de notes et d'essais, en somme un vaste chantier auquel il travaille sans cesse. Dans sa vision de Matisse, Hains mêle intrinsèquement couleurs et mouvement : le vocabulaire qu’il met en place dans Pénélope associe picturalité et déroulement cinématographique, deux éléments centraux dans son travail.
« Découper à vif dans la couleur »
Ce film a pris le titre de Pénélope car il n'a jamais été achevé. Les planches défilant devant la caméra donnent d’autre part l’impression de défaire et de refaire des tableaux, évoquant le tissage de Pénélope. La version montée dont nous disposons date de 1981 et dure 13 minutes. Il est difficile d'en faire la description précise : construit par déformations successives à travers un verre sur le principe des photographies hypnagogiques[12] commencées dès 1948, ce film aux mouvements hypnotiques se décompose pourtant en séquences. Une version plus courte (4'29'') montée en 1960 s'intitule Études aux allures : la musique de Pierre Schaeffer accompagnant cette version souligne avec beaucoup de finesse la cadence et le rythme du film, construit selon deux grands principes : à côté des planches décrites plus haut mesurant environ 1,30 m de long, des planches beaucoup plus petites sont réalisées selon la technique du dessin animé. Les motifs des losanges et des triangles déformés sont directement peints, ce qui permet de réaliser des gros plans.
Deux séquences du film permettent d'en analyser précisément la structure.
Séquence 1
Dans un premier temps, Raymond Hains a filmé des éléments réels, évoquant les objets déformés par la rayographie du Retour à la raison de Man Ray (1923), mais aussi la photographie hypnagogique La Chimère d’Arezzo[13], qui montre la déformation d'un motif dans l'eau. L’effet créé est celui de taches d’huile. Des lignes diagonales défilent dans un sens, dans l’autre. Les jeux de verre produisent un effet de reflet dans l’eau sur des images noir et blanc. Dans un second temps, la peinture intervient. Les quadrillages de verres cannelés déforment tout : les formes tournent, s’interpénètrent. Aidés d'Éliane Papaï, Jean-Michel Mension et Spacagna, Raymond Hains et Jacques Villeglé utilisent des moyens artisanaux, peignant des rectangles de couleurs qui se chevauchent, entrecoupés de bandes noires créant une scansion. Ils font défiler les planches peintes devant l'objectif aux verres cannelés, en opérant un savant mécanisme de quatre mouvements simultanés : en diagonale et de droite à gauche. Les triangles amassés se précipitent suivant un rythme créé non seulement par le mode de filmage mais aussi par le dessin, dans lequel on relève déjà un effet de « bousculade », d’agglomération de formes, de triangles colorés, gris et noirs.
Ainsi, les bandes colorées se transforment en ondulations, trouées, irisations.
Séquence 2
Des pointes diagonales brisent l’écran, créant dans un second temps un effet de rideau de bandes verticales. L'écran devient beaucoup plus gris, puis très rouge, créant un vaste tableau rouge. Plus loin, des percées, des taches s’agrandissent de façon à occuper toute la surface de l'écran. Opérés dans plusieurs sens contradictoires, ces mouvements donnent l'impression de dilatation d’un espace. Sur un mode musical, les formes ondulent, s'agrandissent puis se compriment à l'écran. Des éléments semblent tomber progressivement dans le tableau.
Cette deuxième séquence évoque, dans le livre Jazz de Matisse, le mouvement de la chute d’Icare. Raymond Hains découvre ce livre dès 1947. C'est pour lui un choc. Plus spécifiquement, il retient une phrase du texte de Matisse accompagnant les planches : « Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe des sculpteurs ». Selon Jacques Villeglé, la comparaison faite par le peintre entre la technique des papiers découpés qu’il met en œuvre dans Jazz et la « taille directe » ne pouvait qu’inciter Raymond Hains à poursuivre dans sa voie d’artiste. Il retrouve en effet les principes de la sculpture de taille apprise grâce à son père au contact des sculpteurs bretons, tout en leur associant son intérêt pour la couleur. Hains a été formé à la technique de la sculpture et raconte par exemple avoir sculpté un Don Quichotte dans son adolescence. Il a également passé quelques mois à l'école des beaux-arts de Rennes. Le film comporte des similitudes avec une autre planche de Jazz, Le cauchemar de l’éléphant blanc. L’ensemble de volutes noires qui dessinent un cadre, mais aussi ces lances rouges qui assaillent l’éléphant, frappent lorsqu’on repense aux lignes diagonales rouges qui traversent l’écran de Pénélope. Le même mouvement de chute et d'interpénétration de formes revient dans une troisième planche de Matisse, Les Condomas.
« Ces images aux timbres vifs me sont venues de cristallisations de souvenirs de cirque, de contes populaires ou de voyages. J'ai fait ces pages d'écriture pour apaiser les réactions simultanées de ces improvisations chromatiques et rythmées, pages formant comme un "fond sonore" qui les porte, les entoure et les protège de leurs particularités », écrit Matisse à la fin du texte de Jazz. Dans ces lignes, il aborde la question du rythme et de l'enchaînement visuel des formes, allant jusqu'à envisager le texte comme un accompagnement sonore d’images. La référence au cinéma est toute proche. C'est ce que comprend Raymond Hains lorsqu’il imagine de mettre en mouvement une toile et un livre de Matisse, affirmant leur nature fondamentalement vivante, liée à une expérience de vision et de pensée. Il jette ainsi les bases de son œuvre, qui tend à inventer une nouvelle manière de regarder, à la fois picturale et photographique, accordant une dimension toujours plus importante à la question du déroulement dans le temps d’une histoire, d’un récit.
Entre film, photographie et peinture, Pénélope instaure un vocabulaire formel spécifique à Raymond Hains : celui des déformations, des mouvements simultanés, du glissement d'une forme à l'autre, mais aussi de l’inachèvement. L'utilisation des couleurs vives est une autre grande constante de son travail. Ce film "hypnagogique" possède une dimension spectaculaire, jouant sur des effets de perception très élaborés. C'est là l'unique expérience de peintre de Raymond Hains, qui choisit d'emblée de faire réaliser les planches par ses amis. Jacques Villeglé développe une idée très intéressante concernant leurs deux manières différentes de travailler : « Hains regardait le support de manière conceptuelle. Je l'ai regardé de manière historienne », dit-il. Regarder le support de manière « conceptuelle », c'est pour Hains envisager toutes les possibilités plastiques grâce auxquelles il peut accompagner une pensée toujours en devenir, en construction. Cette attitude implique de multiplier les médiums, en utilisant aussi bien la photographie que l'objet en trois dimension ou le film. Matisse mis en mouvement, c'est le début d'une œuvre pluridimensionnelle, qui affirme sa nature de déploiement dans le temps.
Dans Raymond Hains, uns romans, Philippe Forest évoque l'importance de Matisse pour Raymond Hains dans des termes très justes : « Il y a encore un peintre auquel Raymond Hains avoue avoir pris ses couleurs et avec elles, le rêve apaisé de voir se découper d’elles-mêmes les formes vives du temps dans le ciel. Il s’agit d’Henri Matisse. Après lui, Raymond Hains simplifie la peinture jusqu’à la dispenser d’exister, la transformant en ce seul recueil de nouveaux signes dont Matisse disait qu’ils sont la marque exclusive de toute grande œuvre artistique et dont il avouait le rêve de les avoir rassemblés tout son existence durant en vue de les employer pour quelque grande fresque, dans l’hypothétique paradis d’une seconde vie qui lui serait offerte. »[14]
« Simplifier la peinture jusqu'à la dispenser d'exister »: la formule convient tout particulièrement à Raymond Hains, qui abandonne après Pénélope toute expérience picturale. Il aimait créer le roman de son œuvre, s'inventer des origines. Le récit de sa découverte de Matisse relève cependant de ces événements majeurs qui sont au fondement d'un travail d'artiste. Réalisé dans le souvenir de Matisse, Pénélope possède cette allure inchoative des grandes œuvres. En regardant Matisse, Hains apprend un usage de la couleur et découvre la possibilité d'inventer un langage en mouvement, autant d'éléments qui le poussent, par la suite, à donner forme à sa pensée d'artiste, aussi bien par les mots que par la photographie.
Marion Daniel
[1] Les citations non référencées proviennent d’entretiens réalisés par Marion Daniel avec Raymond Hains entre 2003 et 2005, et avec Jacques Villeglé en 2008.
[2] C’est précisément ce qu’a montré l'exposition « La peinture après l’abstraction » présentée au Musée d'art moderne de la Ville de Paris : La peinture après l’abstraction, 1955-1975 : Martin Barré, Jean Degottex, Raymond Hains, Simon Hantaï, Jacques Villeglé, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, 20 mai - 19 septembre 1999. Paris : Paris-Musées, 1999.
[3] Jacques Villeglé, Les Nymphéas, novembre 1957, Musée des beaux-arts de Rennes.
[4] Raymond Hains, Hommage à Mondrian et à De Chirico, 1971, Musée National d’Art Moderne. .
[5] 1940, Musée National d’Art Moderne.
[6] 1947.
[7] Raymond Hains, Appel, collection particulière.
[8] Je reprends ici une formule d’Alain Jouffroy.
[9] Cf. ses fiches rédigées avec beaucoup de soin de sa régulière écriture bleue, sans aucune rature.
[10] Lettre reproduite dans le catalogue Jacques Villeglé, La comédie urbaine, Centre Pompidou, 2008.
[11] L’expression est chère à Raymond Hains, qui citait très souvent ce vers de Guillaume Apollinaire extrait des Calligrammes : « Ô bouches, l'homme est à la recherche d'un nouveau langage ».
[12] Le mot « hypnagogique » qui lui sert à nommer ses photographies, signifie « qui mène au sommeil ».
[13] Raymond Hains, La chimère d’Arezzo, 1948, Musée National d'Art Moderne.
[14] Philippe Forest, Raymond Hains, uns romans, Paris : Gallimard, 2004, p. 229.
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