dimanche 27 mars 2011

Élodie Boutry, Sur le motif

Texte paru dans le catalogue de l'exposition d'Elodie Boutry à Montflanquin, 2010

Des pois, des rayures, des damiers, appliqués dans des couleurs très vives : rouges, jaunes, bleus, beaucoup de roses. Depuis 2005, avec ces éléments, Élodie Boutry définit son langage, construisant une syntaxe à partir de motifs répétitifs qu’elle fait jouer les uns avec les autres, dans des associations ou des oppositions. En plein air ou dans l’espace d’exposition, ses peintures en trois dimensions travaillent la question de l’illusion et des effets de surface. Elles se situent du côté de la répétition, du lisse et du décoratif, tout en incluant accidents, anfractuosités du mur et décrochements visuels. Parfaitement contenue dans ses moyens et dans ses fins, cette œuvre pose une équation : comment créer un langage visuel fort à partir d’un vocabulaire très restreint ? Sans doute la réponse est-elle ici : par l’organisation d’éléments visuels provoquant des basculements du regard.

Dans ses peintures en extérieur[1], elle pense la notion du rythme et de la scansion à grande échelle. Appliqués avec une précision mathématique, ses systèmes s’intègrent parfaitement à l’espace qui les accueille. À une régularité du motif, construit sur le rythme d’une musique sérielle, s’oppose de manière radicale une irrégularité des supports. Dans les restes d’habitations détruites[2], les entrepôts, les lieux de désolation, sur les « dessus de portes, décors[3] », elle introduit la forme colorée là où elle n’a pas sa place. Le rythme de ses peintures murales se fonde sur les alternances, les ruptures, dans un usage des diagonales rappelant celui, dynamique et non orthodoxe, qu’en fit le peintre Théo Van Doesburg, se plaçant ainsi en opposition à Mondrian. De son côté, Élodie Boutry dynamise amplement ses surfaces par les couleurs qu’elle choisit – toujours très vives –, mais aussi par la tension qu’elle établit entre des modes d’approche et des systèmes de construction différents. Elle décentre un aplat par rapport à la structure générale d’une pièce ; crée une disjonction entre des motifs optiques tracés avec rigueur sur la surface et un support chargé d’excroissances. Les cassures, les piliers qui s’interposent sur la surface produisent un effet de rupture et un mouvement, proches de ceux qui dessineraient à l’endroit où, sur un tissu, une couture serait laissée visible.

À l’intérieur, Élodie Boutry construit des machines visuelles en trois dimensions : de grands cubes de bois peints comportant de petites extensions. Par ces ajouts d’éléments, l’artiste recrée l’irrégularité des surfaces sur laquelle elle fonde ses peintures in situ. Grâce à ces structures évoquant des machines à explorer le ciel ou à remonter le temps dans lesquelles elle ménage des ouvertures pour le regard, on peut voir le monde « à travers » des pois ou des rayures, appliqués sur les surfaces intérieures. De l’intérieur à l’extérieur, elle crée des contrastes, des coupures. Dans ces objets visuels en effet, la surface extérieure est le plus souvent assez simple, blanche, recouverte par endroits seulement de pans de couleurs. Tandis que l’intérieur multiplie les perspectives croisées, les mouvements, les juxtapositions de motifs qui s’apparentent à un entremêlement de formes, sur le mode du tissage. Cette métaphore a son importance dans son travail. Lorsqu’elle évoque son intérêt pour Édouard Vuillard ou Pierre Bonnard, elle insiste tout particulièrement sur leur utilisation des tissus. Dans un entretien, elle raconte : « En 2003, j’ai été frappée par une exposition d’Édouard Vuillard : le papier peint, le canapé, les rideaux, les femmes sont habillées avec des robes qui ont les mêmes motifs. Je me demandais pourquoi il en était resté là, sans aller jusqu’à l’abstraction[4]. » L’abstraction devient chez elle le moteur de création de nouveaux objets de peinture. Afin de construire son univers visuel, elle regarde les tableaux mais aussi les boutiques de vêtements, les papiers peints, tout ce qu’elle peut extraire du réel pour mieux le détourner. Aller jusqu’à l’abstraction, pour elle, c’est systématiser, focaliser le regard sur un seul endroit, ne garder que le bout de tissu ou le papier peint d’un tableau de Vuillard, la nappe d’un tableau de Bonnard.

À travers toutes ces références, Élodie Boutry se positionne également avec beaucoup de finesse sur la question du décoratif. Le mot « décoratif », ici, s’entend au sens fort et politique où l’ont employé Matisse et d’autres peintres du XXe siècle, de répétition d’un même motif, mais aussi de débordement et d’absence de hiérarchisation entre l’œuvre proprement dite et son cadre. Sortie du tableau, elle intègre et organise des environnements : sa position se situe véritablement sur le fil, là où tout pourrait basculer du côté de la décoration si, tracées dans des couleurs vives, ses peintures ne ménageaient des décrochements si subtils par rapport au support. En outre, par la création de formes géométriques parfaitement autonomes sur des surfaces du monde réel, elle crée chaque fois un écart manifeste avec celui-ci. Dans le même temps, ces œuvres sont parfaitement concrètes. Leur existence physique forte, leur matérialité les imposent dans l’espace. L’humour, également très présent, ajoute à leur puissance. Ces pièces deviennent les lieux de systèmes qui tantôt se détraquent, tantôt poursuivent, imperturbables, leur logique, tandis que des obstacles se dressent sur leur passage.

La peinture d’Élodie Boutry se conçoit comme un vaste jeu visuel, un terrain à expérimenter, une surface cinétique, mais aussi comme un objet haptique : ses excroissances sont autant d’éléments à attraper, sur lesquels on aimerait grimper. En trois dimensions, ces peintures sont chaque fois des invitations à lever les yeux, à se pencher : la couleur passe à travers notre regard, troublé par des jeux mathématiques biaisés.

Marion Daniel

Paris, 27 mai 2010



[1] Cf. Peinture in situ grise à pois roses, Pont-Audemer, 2008.

[2] Peinture in situ, Montflanquin, résidence « Pollen », 2009.

[3] Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Poésies, Une saison en enfer, Illumination, Poésie Gallimard, 1973, p. 139 : « J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires […]. »

[4] Elodie Boutry, Entretien avec Marion Daniel, Area revue n° 19-20, septembre 2009, p. 56.

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