À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a trouvé cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
(...) À tous les coins de rue qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.
Francis Ponge, « Le Cageot »[1]
Modifier le langage en objet, mettre en acte des analogies, des modifications et des reprises, pour qu’une pensée s’ordonne par des formes ; prendre le spectateur au jeu des identifications tout en laissant sa curiosité en reste, telles sont quelques-unes des opérations auxquelles nous convie Franck Scurti. Chez lui, nulle esthétique parfaitement cernable mais une appropriation de la sculpture, du texte, de la vidéo ou du dessin sans cesse rejouée de façon à faire bouger les lignes d’une pratique toujours en mouvement. Au jeu des formes, une carte de France et la silhouette du Général de Gaulle découpées dans un blue jeans (Sans titre (Cool memories), 1999), des sculptures modernistes soigneusement taguées, (What is public sculpture ?, 2007) sont certes immédiatement identifiables, mais dans un exercice biaisé, soit par une volonté de réduire toutes les formes de la culture à une expérience quotidienne, soit par l’opération inverse, qui consiste à isoler des éléments du quotidien pour les élever à une forme plastique.
S’organise une poétique des vases communicants (poétique s’emploie dans ce texte au sens de poïein, modélisation, construction de la forme), à la tentation formelle contenue, fondée sur une esthétique de l’entre-deux : dans le rejet du formalisme pur, de la peinture-peinture, des formes issues de la grande tradition artistique, Franck Scurti construit une poétique des signes. Il s’intéresse à ce qui apparaît au croisement de deux moments, de deux esthétiques. De l’élaboration d’une machine de vision à l’autre, l’artiste détermine un tracé, un phrasé : ceux qu’il explore de manière quotidienne dans son atelier, que lui-même nomme son « bureau poétique ». Au fondement de son travail, poétiques formelles, singularisation de la chose devenant forme constituent un prisme à travers lequel lire son « invention du quotidien », qui associe à parts égales poésie et intention politique. Mon hypothèse est la suivante : à mi-chemin entre ces deux pôles, entre lignes et signes, le travail de Franck Scurti se lit comme une œuvre de langage. Entre l’ « action restreinte » de Mallarmé décidant de dire le monde sans le changer, et la définition de l’œuvre comme processus d’un Broodthaers, cette œuvre trace un sillon à la fois ancré dans les problématiques de son temps, et résolument singulier.
***
Séquence 1 : Poétiques de la forme - singularisation de la chose
Pour pénétrer dans le travail de Franck Scurti, il faut accepter d’entrer dans le « bureau poétique », puis diriger son regard à la fois dans l’espace et dans le temps : l’espace synchronique de l’exposition, et celui, diachronique, de la création de l’œuvre, dans lequel des passerelles se dessinent. S’ordonne un tracé, qui lie une idée à une forme, un signe à un matériau et une pièce à l’autre, suivant un processus de trajectoires doubles. Dans la trajectoire que nous désignons comme première, notes, diagrammes, photographies, objets trouvés s’amassent dans l’atelier avant de trouver une destination. Ces éléments adoptent un statut complexe, puisqu’il n’est pas spécifiquement cantonné aux essais et brouillons. Ils fonctionnent bien au contraire comme des accompagnements de l’œuvre dans son élaboration.
Ainsi, un diagramme décrivant l’ensemble des séquences d’une vidéo peut, si l’artiste le décide, constituer une suite à cette dernière, sans qu’il s’agisse d’une complexification des données « après coup ». Déclinaison de l’œuvre, cette réflexion nouvelle en figure comme le prolongement, la possible ouverture vers une réalisation future. La seconde trajectoire lie de manière très ténue l’ensemble des réalisations entre elles. Elle se définit comme une organisation complexe et analytique fondée sur un tissu d’analogies entre des réalisations espacées dans le temps. Enfin, au sein des pièces, un déplacement de caméra, le dessin d’une carte géographique aux lignes entremêlées gravées sur la semelle d’une chaussure (Street credibility, 1998), ou le brouillage de l’image (Les reflets, 2004), sont autant d’éléments constituant une esthétique du mouvement.
Point-ligne-plan
Point
Souvent repris, le motif du point, ou du cercle noir, évoque la forme de la pupille : c’est une capsule de cannette coulée dans l’asphalte (Island in Island, 2006), un bombage de trois points de graphite noir sur des feuilles de papier quadrillé dans les Daily drawings (2009), ou encore des gommettes de feutre disposées de manière aléatoire sur une plaque de bois indiquant les jours de la semaine dans Planning (2005). Ces points noirs figurent autant de lieux de focalisation du regard. En poussant l’analyse formelle un peu plus loin, leur récurrence agit comme un point d’absorption visuelle. Aussi, à partir de l’élément quotidien qu’on foule aux pieds (plaque d’asphalte) ou de l’organisation du temps (le planning), Franck Scurti élabore une poétique subtile de projection de la vision, qui trouve dans le point noir un endroit de convergence. L’aléatoire est l’une des directions poétiques et sémantiques possibles de ces trois pièces, reliées entre elles par une similitude de formes et de significations.
Ligne
D’un point à l’autre, c’est la ligne qui établit le lien. À ce sujet, La linea (2000) constitue l’une des œuvres les plus conceptuelles de Franck Scurti. Sa référence directe est le dessin animé La linea d’Osvaldo Cavandoli, dans lequel le personnage, partie intégrante d’une ligne traversant l’écran sur l’ensemble du film, semble dessiné au fur et à mesure de son trajet et passe le plus clair de son temps à invectiver celui qui lui donne vie. Il y a dans ce dessin animé comme une représentation en acte de ce qu’est un dessin, défini non seulement comme tracé mais aussi, de manière plus essentielle, en tant que trajectoire, d’un point à un autre. Franck Scurti reprend le même principe, modifiant l’univers du personnage en paysage économique fait de bulles boursières à éclater, de Nasdaq à éviter... L’univers abstrait de l’économie s’associe à celui du dessin, dans une transposition simple qui déplace les questions de poétique pure, vers des problématiques politiques. Dans les deux cas, les dessins – tableaux économiques, dessins d’illustrateurs – sont envisagés comme des constructions valant en soi, tout en désignant des réalités extérieures. Ce glissement entre deux univers et deux esthétiques différents fonctionne comme un modèle de l’écriture de Franck Scurti.
Ces enchaînements sont à la fois formels et sémantiques. À partir de l’œuvre Caducée (1999), un ensemble de pistes se construisent jusqu’à Réplication (2009). Dans la mythologie et l’iconographie traditionnelle, le caducée est un bâton autour duquel sont enroulés deux serpents, surmonté de deux ailes. Signe bien connu de nos environnements urbains (enseignes de pharmacie), il est également considéré comme un symbole de l’éloquence et du commerce. Il s’agit par conséquent d’un élément à la signification complexe, qui désigne plusieurs directions sémantiques possibles. Dans le Caducée de Franck Scurti, le bâton est devenu serpent (il est enroulé par une peau de serpent), réduit à une ligne composée de cannettes de boisson recouvertes de peau de serpent. Par un processus de réduction, l’artiste expérimente ce qui advient lorsque la forme est ramenée à son simple corps – un caducée sans tête ni ailes. Fondé sur un principe d’extension modulaire, le dispositif de l’assemblage des cannettes est par ailleurs figé par le recouvrement total de la peau de serpent. Ainsi, la ligne obtenue associe plusieurs principes opposés « en chaîne », jouant à plusieurs niveaux : objet / vivant, vulgaire / précieux, visible / invisible. L’élément formel est travaillé de manière que toutes ses possibilités sémantiques puissent être épuisées.
Plan
En 2007, Scurti utilise à nouveau la peau de serpent. Du Caducée, il passe à la carte, dans Snake skin map. Cette fois, la peau est éclatée, étalée jusqu’à figurer une carte du monde. Après celle d’enveloppe, la peau adopte donc une fonction d’étendue, de recouvrement, suivant un passage de la ligne au plan. À travers de telles modifications, l’économie de simplification et de création des formes opérée par Scurti s’établit de manière subtile, à la manière d’une phrase dont la syntaxe se construit au fil des œuvres et du temps. Avec Réplication (2009), le passage et la modification peuvent se lire de manière plus tendus encore. Le titre sonne comme une injonction pouvant s’appliquer à l’ensemble du travail de l’artiste, comme un principe de construction : une répétition du même visant l’épuisement de la forme. L’acception du mot renvoie à la biologie (réplication de l’ADN), mais aussi à l’informatique (processus de partage des informations). Dans les deux cas, il y a séparation d’un code qui se duplique à l’infini, et partage de données jusqu’à former un corps. La réplication de l’ADN est le processus qui permet la synthèse et la duplication du matériel génétique ; elle conserve un patrimoine génétique tout en créant du nouveau.
L’œuvre de Scurti est constituée d’un zip de fermeture éclair entièrement ouverte, dont les deux bandes de tissu dentelé se croisent et s’enroulent jusqu’à former une double hélice, se terminant par un ensemble de lignes entremêlées. Le tout évoque encore la forme du serpent, passé sous l’empreinte d’une trace de pneu verticale très lisible. Une fois de plus, Franck Scurti associe plusieurs principes opposés : l’univers complexe de la science et la marque primitive de l’empreinte, le monde mythologique et celui de l’informatique... L’œuvre résout, associe, mêle ces contradictions, en s’inscrivant dans l’espace de la page, de manière résolument plane. Mais sa réalisation, son caractère « fini » continuent de pointer vers la trajectoire qui a conduit à l’objet. C’est en effet cette dynamique et ce mouvement qui animent l’artiste lorsqu’il mène ses recherches. Il met en œuvre une poétique de la trajectoire déviante, fondée sur le détournement de l’objet. Ce dernier n’advient, ne prend véritablement sens et forme que lorsque plusieurs significations ont été éprouvées, passées au crible de l’expérience. L’ensemble de ces significations cohabitent par la suite, dans des œuvres qui maintiennent leur statut ambigu, multiple, de signes et de choses.
Séquence 2 : De l’invention du quotidien à l’économie poétique
Manuel d’anti-déformation
Dans son « bureau poétique », Franck Scurti part toujours d’éléments quotidiens, qui font l’objet d’une décision. Parmi les objets qu’il côtoie, une boîte de sardines ou un article de journal, certains sont examinés dans leur forme, leur mécanisme, leur signification, autant de moments d’observation qui pourront mener à une réalisation. Dans tous les cas de figure, l’artiste en appelle à une réalité. Ainsi, à partir de l’observation du mécanisme d’ouverture d’une boîte de sardines, plusieurs œuvres ont été imaginées. Dans Chairs (1994), l’agrandissement de la forme du couvercle affaissé sous la pression de la main qui ouvre la boîte a donné naissance à des chaises. Non fonctionnelles mais réalisées en série, ces chaises proposaient une réflexion sur le geste créateur et les modes de production industrielle. Dans un registre plus poétique, N.Y. 06:00 A.M (2000) reprend la forme agrandie de la boîte de conserve, en l’amalgamant cette fois à un lit de taille réelle. À partir d’une même forme, deux directions sont prises, témoins d’une volonté d’épuiser une vision de la forme dans la complexité de ses applications possibles. L’artiste n’opère pas de déformation du réel mais adopte un regard sur les choses qui, combinées les unes aux autres, produisent l’œuvre plastique. Par des analogies en chaînes, il y a passage des éléments de la réalité à la chose, au dessin ou à la sculpture.
Car Franck Scurti vise à rendre le réel, la projection mentale telle qu’elle a été vécue, hors de toute déformation volontaire. Dans Heineken vision (1999), il filme un plan-séquence à travers un verre de bière. La vue « à travers » un élément de réalité, à un moment précis, conduit à une scène totalement transformée : les bulles déforment et épaississent les formes et la couleur jaune, emportant tout, produit un effet irréel. Ainsi, la vision passe à travers le crible des états liquide-gazeux de la matière, dans la projection d’un simple moment de regard, soulignée par la soucoupe contenant l’addition du demi d’Heineken, posée en avant de l’écran.
Les reflets – croix verte de pharmacie ou carotte de tabac ondulant par déformation – procèdent d’une expérience de vision très proche. C’est encore le passage de la vision par un état de la matière qui motive le geste. En effet, ces enseignes ont été aperçues, lors d’une promenade, dans le reflet d’une flaque d’eau, et non pas déformées à dessein, dans l’attente d’une transformation tangible et voulue du réel. Dans cette œuvre, Franck Scurti fige l’instant dans une forme qui fait perdurer le moment de son absorption par le cerveau, dans le temps où le mécanisme psychique situé entre rêve et réalité emporte loin du réel. Si la forme se découvre dans la flânerie, la promenade, et si elle est le fruit d’une projection qui s’inscrit durablement dans la mémoire, il faut bien parler, dans la démarche de Franck Scurti, de poésie du réel. Mécanismes perceptifs et mémoire s’associent en effet pour organiser un système d’élection des formes, comme dans Sandwich (1998), reproduction d’une porte de boulangerie dont les informations commerciales ont été placées entre les deux poignées en forme de baguette. Cette poésie plastique vise une économie formelle, une nouvelle vision de la réalité, aussi bien qu’une politique, puisque tous ces objets appartiennent à notre environnement et constituent notre expérience quotidienne. Entre la réalité trop criante des signes marketing, et la façon dont ils tapissent notre vision et notre mémoire, il existe un laps, dans lequel l’artiste s’immisce.
Cet espace est celui de l’expérience qui, chez Franck Scurti, s’inscrit dans un temps donné et consiste en une mesure, un étalonnage de ce temps. L’œuvre Une seconde et demie (1999), une action étirant un chewing-gum dans le laps de temps d’une seconde et demie puis encadrée, dont la notation du temps de l’expérience est gardée, est parfaitement représentative à cet égard. Le lien avec les trois Stoppages étalon de Duchamp se fait sur le mode de la citation. Mes trois stoppages-étalon sont donnés par trois expériences, et la forme est un peu différente pour chacune. Je garde la ligne et j'ai un mètre déformé. C'est un mètre en conserve, si vous voulez, c'est du hasard en conserve[2], déclare Duchamp au sujet de cette œuvre. De manière similaire, organiser une forme suivant la décision d’une expérience, accepter cette forme produite par le hasard et la considérer comme un étalon à partir duquel construire d’autres formes, sont autant d’actions selon lesquelles Scurti envisage l’expérience.
Réifications
En 2008, Franck Scurti expose à la galerie Anne de Villepoix deux séries d’œuvres intitulées Constellations et Relativité générale, dans lesquelles la chaise Diamond Chair (1952) de Harry Bertoia était dépecée, démontée, détachée de ses parties. Reliée par un même élément de structure, ces deux séries associent un procédé concret de construction à un principe abstrait. Pour Constellations, l’artiste est parti du piétement de la chaise pour, avec l’appoint de quelques fils tendus, créer une sculpture d’inspiration moderniste. Enveloppées de papier journal, certaines parties de ces fils composent, selon l’angle de vue choisi, tantôt un triangle tantôt une constellation, agissant à la fois comme forme à part entière mais aussi comme échappée vers l’extérieur, symbolisée par le journal. La série Relativité générale, en suspension dans l’espace, associe des sphères recouvertes de morceaux de journaux aux assises des chaises en filetage d’acier, certaines au mur, d’autres au plafond, transformant ces éléments fonctionnels et organiques en sculptures légères. Le tout acquiert une allure cosmique, tout en suspension, augmentée par l’éclairage sur un fond peint en noir. Déconstruire les formes pour mieux déjouer et recomposer leurs significations, telle est la stratégie de Scurti dans ces deux pièces.
La réification consiste à transposer une abstraction ou une idée abstraite dans un objet. Souvent adoptée par l’artiste, l’attitude du ready-made s’y prête particulièrement, qui consiste à choisir un objet et à décider de sa destination et de sa valeur. Dans une œuvre telle que Finger of steel (2009), s’opère un double processus de concrétisation et d’inscription de l’idée dans la matière. Au cours d’un travail mené avec un potier pour la série Empty worlds (2008), amphores peintes à l’or dans leur partie interne qui sont comme éventrées par une ceinture – traduction en acte de l’expression « se serrer la ceinture » –, Scurti fait un pas de côté et observe la forme étalon du potier, un rondin de terre cuite de quelques dizaines de centimètres. C’est une section de terre déterminée par une machine, à partir de laquelle le potier va pouvoir travailler. Or, lorsque ce dernier se saisit de cette forme, ses doigts s’inscrivent dans la matière. Il y a par conséquent basculement, dès ce moment précis, de la forme produite par une machine industrielle à son façonnement par la main. Les rondins sont ensuite nickelés : les Finger of steel (doigts d’acier) déstabilisent les modes de production, figeant la matière avant qu’elle ne soit adaptée à une fonction. Jouant de l’identité des matières, Scurti grippe un processus à un endroit de sa course pour créer des objets ambigus et hybrides. Il s’inscrit dans une réalité matérielle et concrète qu’il détourne puis fige à un instant précis, donnant à son geste une portée matérialiste.
La même attitude s’associe parfois à la plus grande légèreté. C’est le cas dans l’édition La nuit espagnole (2009), titre emprunté à une pièce de Picabia, qui appartient à la famille des œuvres fondées sur les gestes les plus quotidiens, les plus ténus. Un simple papier d’emballage d’orange ayant conservé la forme du fruit, déplié dans sa partie inférieure, légèrement penché, et disposé dans un cube de plexiglas, évoque un élément tout à fait aérien : un voile placé sur une tête, un personnage ou une jupe de femme, l’identification n’est pas immédiate. Le titre ajoute au mystère, introduisant un décalage, entre le choix de la forme la plus rudimentaire, éphémère et la sensualité d’une « nuit espagnole ». Sans doute y a-t-il réification, incarnation de moments et d’idées dans le travail de Franck Scurti, mais aussi déplacement poétique, valeur enchanteresse de l’élément le plus ténu.
« Intrusion surréaliste dans le domaine enchanté »[3]
Ready-made, gestes ténus renvoient à l’univers de Marcel Duchamp, mais aussi à celui de Francis Picabia, que Franck Scurti a regardé et étudié avec la plus grande attention. Ainsi a-t-il découvert, récemment, que la carotte de tabac qu’il a lui-même utilisée dans Les Reflets, avait été exposée par Duchamp lors de l’Exposition Internationale Surréaliste de 1960 à New York. Cette carotte était reprise sur l’affiche de l’exposition, associée à un titre : « Surrealist Intrusion in the Enchanters’ Domain ». Pour Franck Scurti, la découverte de cette affiche sonne comme une coïncidence troublante. Le « domaine enchanté » évoqué dans cette phrase renvoie au réel le plus trivial de l’enseigne d’un bureau de tabac, insérée de manière incongrue dans l’espace d’exposition. La même attitude amène Scurti à déplacer dans l’espace du musée les restes d’une vision parfaitement futile.
Cette attitude consiste parfois en une performance, fondée sur le geste simple. Ainsi dans l’exposition personnelle Before and After, organisée en 2003 au Palais de Tokyo. Alors que les chaises de l’exposition viennent d’être peintes en bleu, Scurti invite les médiateurs et les gardiens à s’y asseoir. Ces derniers ont alors gardé l’empreinte des lattes de ces chaises sur leurs vêtements pendant la durée de l’exposition. Un peu plus tard, dans l’exposition Some products (2007), invité à opérer un choix dans les collections du FRAC Île-de-France, l’artiste inscrit sur les murs attenants aux pièces une formule, sur un mode parfaitement futile. Ainsi, derrière l’œuvre Paulin / Planokind (1992) de Bertrand Lavier, siège rouge de Paulin sur un meuble blanc à plans métallique, écrit-il, sur un fond du même rouge et en immenses lettres blanches manuscrites : « Time to choose ! ». Iconoclastes, ces gestes renvoient les œuvres à leur stricte matérialité, de manière humoristique et légère cette fois.
Concernant Picabia, les allusions sont également nombreuses. Ainsi dans Tabac-rat, réplique et agrandissement d’un élément de La danse de Saint-Guy (Tabac-rat) (1919-1920). Sans image, sans surface, le tableau de Picabia est réduit à la tension de bouts de ficelle soutenant des morceaux de carton avec trois inscriptions : « Danse de Saint-Guy », « Tabac-rat », « Francis Picabia », autant de fragments textuels associés par une volonté absurde. Le jeu porte sur l’idée d’emballage, de tableau réduit à rien ou plutôt à sa plus stricte fonction d’élément mobile (ficelles de transport pour une exposition), mais il porte également sur un rapprochement de sonorités. À partir de l’association des deux mots tabac-rat, toute une série de mots fondés sur la paronymie (sonorités proches) se décline, de bar-tabac à bâtard-art en passant par baccarat. La pluralité sémantique plaît à Franck Scurti, qui la reprend et l’agrandit de manière à focaliser le jeu de mots, déplaçant l’œuvre sur le cadre architectural de la galerie, en évinçant toute signature.
Autre clin d’œil direct à Picabia, les trois Lampes de 2005 se placent dans la lignée de L’Œil cacodylate (1921). De même que Picabia recueillait sur une grande toile les signatures et photographies de ses amis, Franck Scurti demande à ses visiteurs d’écrire ce qu’ils veulent sur une feuille de papier kraft : « En janvier 2005 j’ai trouvé un sapin de Noël en bas de chez moi. Ses branches étaient coupées aléatoirement, d’une façon à la fois assez disgracieuse et bizarre, je trouve, et assez belle. (...) Et puis, je ne sais plus comment c’est venu, j’ai bricolé un abat-jour en kraft et je l’ai posé dessus. Je pensais que cela pouvait être drôle d’en faire une lampe. Je me suis dit que je pourrais mettre une feuille de papier kraft à disposition chez moi, pour que tous mes visiteurs fassent un truc »[4], raconte-t-il. À la suite de L’œil cacodylate, Scurti détourne la propriété artistique incarnée par la signature, en décidant de faire œuvre des hasards et petits événements de la vie.
Tabac-rat ou les trois Lampes créent un espace pluriel, dans lequel le langage s’envisage comme une catégorie hétérogène, entre écriture et plasticité.
Séquence 3 : Lignes – signes – langage
Il est une œuvre qui développe dans toutes leurs latitudes ces problématiques liées au langage, en renvoyant de manière directe à une référence littéraire : c’est Le cageot. Chez Franck Scurti, si les abstractions se modifient en objet, c’est particulièrement le cas avec le langage, lieu privilégié d’instauration d’un rapport entre syntaxe visuelle et syntaxe verbale. La pièce Le cageot se présente comme un simple cageot en formica. L’anecdote raconte qu’il s’agit d’une réplique à un travail de François Curlet. Mais la référence à Francis Ponge est également très présente : « Le cageot » ouvre le Parti pris des choses, ce qui n’a pas échappé à Franck Scurti, grand lecteur de Ponge. Dans l’hypothèse d’une réponse au poète, la réification s’avère parfaitement réussie. La citation du « Cageot » placée en exergue de ce texte va dans le sens d’une radicalité de formule, qui est au fondement du travail littéraire de Ponge. Objet déceptif, enveloppe sans qualité, le cageot est au degré zéro de la séduction plastique : « il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc »[5], écrit le poète. Cet objet « sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement »[6], est modifié par Franck Scurti dans une matière désuète et populaire, également sans qualité, qui le tire davantage encore du côté d’une radicalité et d’une neutralité.
« Comment ça vient à être », la question de l’ontologie des formes présente chez Francis Ponge, intéresse tout particulièrement Scurti. Il y a en effet passage dans sa pièce d’une idée, d’un principe littéraire mis en forme dans un texte, à une autre mise en forme : la transposition, légère, d’un cageot dans une autre matière. Pour Francis Ponge, « Parti pris des choses égale compte tenu des mots »[7] : il n’est possible de rendre un équivalent de la chose que dans une attention soutenue à la matière des mots. En proposant une suite ou un écho à ce travail, Scurti inverse en quelque sorte l’équation, en refaisant de la chose un équivalent de langage. La ligne et le signe : ces deux catégories reviennent constamment dans le travail de Scurti. La référence à Michel Foucault dans son essai consacré à Magritte, Ceci n’est pas une pipe[8], permet de saisir pleinement les problématiques à l’œuvre chez Scurti. Dans le cas du calligramme, on ne peut lire et voir une forme dans le même temps, lire la phrase et regarder son dessin simultanément. Franck Scurti invente une autre manière de réponse à cette relation entre ligne et signe, mais aussi entre texte et image.
Image (imago) : représentation, reproduction, imitation. L’image s’incarne dans une matière. Elle peut également être mentale (représentation mentale d’origine sensible). Texte : de textus (enchaînement d’un récit, vient de tissus, trame) qui est écrit. Langage muet, langage inscrit par excellence. Détermine un rapport à l’espace (sur la page) et au sens. De l’un à l’autre, Franck Scurti établit des passages, des passerelles, des représentations mentales à leur inscription, à leur traduction dans une matière. Plus précisément, à plusieurs reprises, il imagine des pièces dans lesquelles c’est une intervention qui vient modifier le texte, pour en proposer une autre lecture. Une transformation s’opère dans la manière même dont s’envisage le texte, qui bascule dans un tout autre statut, non plus textuel mais plastique.
La double illisibilité
Dans les Private drawings (2009), l’artiste associe plusieurs modalités de langage et d’écriture : le tag, le trait de bombe. Or, travaillé au moyen d’un système de gaufrage, le tag est obtenu sans bombe. Il est rendu invisible / illisible par l’invention du procédé suivant : apparaissant en creux, il s’inscrit de surcroît à l’envers. Ainsi, rendu doublement illisible (inversé) et invisible (sans matière), il est réduit au signe défait de sa visibilité. Scurti lui associe, dans la partie supérieure des dessins, un ou deux traits de bombe horizontaux. Lorsque les traits sont au nombre de deux, la référence à un texte regardé à distance s’impose.
Entre ligne et signe, Franck Scurti n’établit pas de frontière stricte et tranche pour l’hétérogène. Il n’y a pas déformation volontaire mais cohabitation des catégories opposées qui échangent leurs significations, modifiant le texte en un dessin, à la fois à déchiffrer et à voir. De manière générale, certaines résonances s’établissent entre le travail de Raymond Hains et celui de Franck Scurti[9]. Dans ce cas précis, la déformation de langage vise moins l’invention d’un « nouveau langage », telle que la préconisait Hains, que son passage par l’épreuve de la plasticité. Une fois encore, la déformation ne se pense pas comme destruction volontaire, mais comme mise en jeu, poussée à son plus haut point, d’une réalité de matériaux et de significations mis à l’épreuve dans leur tension.
L’œuvre est complexe et fait jouer entre elles plusieurs références. Le travail de la ligne peut évoquer Marcel Broodthaers, en particulier dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (image) (1969). D’un point de vue purement formel, le tracé rapide de lignes noires parallèles nous renvoie à certaines toiles de Martin Barré. Ainsi, tout un univers plastique est convoqué, réduit par Scurti à la fonction de signe. Ce dernier est retravaillé, prolongé dans une esthétique de la reprise[10], du prolongement, de la projection.
Depuis sa toute première exposition, Welkom to Antwerpen, à Anvers en 1991, Marcel Broodthaers est pour Franck Scurti une référence assumée. L’artiste a d’abord été poète et l’on situe l’arrêt de son activité poétique avec l’exposition de son Pense-bête (1964) : l’œuvre consiste en une destruction pure et simple, ou plutôt en une fossilisation de l’ensemble de ses textes poétiques dans une sculpture en plâtre. Directement lié au travail de Scurti dans ces Private drawings, son Coup de dés (image) abolit la différence entre ligne et signe, faisant du texte mallarméen un dessin de lignes noires. Broodthaers fait un pas supplémentaire par rapport au projet de Mallarmé. En effet, dans le Coup de dés, Mallarmé met en œuvre une « utopie des signes », instaurant une « communauté des signes et des formes, de la ligne d’écriture et de la surface des formes »[11]. « Ton acte toujours s’applique à du papier » : ce début du texte « L’action restreinte » de Mallarmé associe plasticité et écriture dans leur dimension d’inscription et de « trace » sur du papier[12]. Pour Mallarmé, et Broodthaers à sa suite, l’impossibilité définie par Michel Foucault à faire cohabiter sur une même page la ligne et le signe est résolue, voire infirmée : le texte devient ligne, tout en gardant résolument son statut de langage, de signe développant une signification. En effet, dans le cas de Broodthaers, le langage est à l’origine et à l’issue du travail, dans le titre donné et dans l’écriture devenue ligne et signe.
Comme Francis Ponge, Broodthaers considère le mot comme une coquille[13] – un élément à partir duquel il peut créer des matrices pour les œuvres. À son tour, Scurti s’empare des coquilles vides du langage, pour les articuler en signes et objets. C’est ce qu’il fait dans l’œuvre De la création du monde jusqu’à nos jours (2005-2007). « La série commence avec le Big Bang et le geste divin, puis file de dessin en dessin jusqu’à aujourd'hui. La recherche est un peu vaine mais mon envie était surtout de liquider la notion de symbole ou de métaphore. (...) Ce travail avec les noix est devenu une sorte de délire, à la fin ! C’est aussi l’envie d’une économie de moyen qui m’a poussé à travailler avec les noix »[14], écrit l’artiste à ce sujet.
Chez Scurti, le langage est partout, tantôt sur le mode de citations, tantôt en tant que traduction visuelle et plastique d’une phrase. Dans l’œuvre Hand-made (2008), deux mains réalisées en néon fixées au mur par des fils pendants. « Faites mains », ces deux substituts de mains n’ont évidemment rien d’un travail fait « à la main ». C’est dans la distorsion qui s’opère entre l’expression et sa mise en forme, mais aussi entre la réalisation conçue à partir d’un jeu de langage et l’oscillation que le spectateur effectue entre l’œuvre et son titre, que se joue la question du sens. S’opère également une confusion entre le tracé du contour des mains sur le papier et le dessin d’observation des lignes de la main, qui se retrouvent inversées. Une fois encore, cette œuvre fait appel à des références précises : Bruce Nauman et plusieurs de ses œuvres faisant apparaître les mains – Hand Puppet ou From hand to mouth (1967) –, dans un lien qui s’établit avec l’utilisation du néon chez ce dernier.
Si l’on définit le langage comme élaboration d’une syntaxe menant au sens, le travail de Franck Scurti est bien une œuvre de langage : il associe à l’élaboration d’une syntaxe visuelle celle d’une sémantique, au moyen d’une organisation de formes ordonnée dans la direction non pas d’un sens, mais d’une pluralité de sens.
***
La métaphore du phrasé, souvent reprise pour qualifier le travail de Franck Scurti, se développe au sein de chacune de ses pièces mais aussi d’une pièce à l’autre. En cela, cette métaphore est bien plus qu’une simple image. Ce phrasé se définit comme un système engageant des principes de réversibilité, de vases communicants, de pièces considérées comme des décisions à un moment donné, pouvant être prolongées à un autre moment de leur histoire. En produisant une pièce, Scurti fixe un moment de la pensée, en décidant de pas y revenir. Ainsi dans la série des Bridget’s comb (2008), dans laquelle l’artiste travaille le simple geste du tracé de diverses propositions formelles, à partir des dents d’un peigne utilisé comme instrument de mesure et d’étalonnage. Issues d’un même système de mesure, plusieurs formes sont obtenues : les rayures noires sont tantôt dessinées sous la forme de courbes, de rideau vertical, de nuées de fumée... La référence au travail de Bridget Riley, présente dans le titre, est travaillée dans le sens d’une réduction de la peinture à des signes, à de simples tracés graphiques extraits dans ce cas d’un objet domestique. Réduites à un tel geste, les peintures optiques de Bridget Riley sont quelque peu mises à mal, dans un geste iconoclaste qui les renvoie à leur statut résolument rétinien. Mais cette série désigne également une fascination pour les images, pour leur fabrication et l’effet qu’elles impriment dans notre regard. Sans doute Franck Scurti retrouve-t-il, dans ces Bridget’ comb, la désinvolture d’un Marcel Duchamp, apparaissant bien souvent sous forme de citation dans ses œuvres, en particulier dans la pièce Amnesic cinema (2001). Scurti y filme le mouvement de rotation d’un équipement d’escalator dans le métro parisien, évoquant la bobine de film présente dans Anemic cinema de Duchamp. Vu à travers le verre de l’escalator, le mouvement des passants se fait à la manière d’apparitions successives, qui se chassent les unes les autres. Rien ne se fixe tout à fait sur sa bobine, toutes ces images sont passantes, sans devenir. Elles agissent sur notre cerveau à la manière d’un rêve. Voilà ce que nous disent les œuvres de Franck Scurti : ne pas agir sur le monde mais viser l’ « action restreinte » voulue par un Mallarmé, c’est-à-dire : dire le monde en suivant ses propres inscriptions, tracés, mouvements, autant d’éléments qui habitent notre mémoire.
Marion Daniel
Paris, 18 août 2009
[1] Francis Ponge, « Le cageot », in Le parti pris des choses, Œuvres complètes t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 18.
[2] Pierre Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Belfond, 1967, réédition en 1995 par Somogy, p. 78
[3] Il s’agit d’une traduction de la phrase inscrite sur l’affiche de l’Exposition Internationale Surréaliste de 1960, D’Arcy Galleries, New York, réalisée par Marcel Duchamp. Cf. développements plus bas.
[4] Franck Scurti, De sept à sept, Éditions Janninck, coll. L’art en écrit, non paginé.
[5] Francis Ponge, « Le cageot », op. cit.
[6] Ibid.
[7] Francis Ponge, Méthodes, Oeuvres complètes t. I, op. cit.
[8] Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe. Sur Magritte, Fata Morgana, 1973.
[9] Cf. deux expositions consacrées au travail de Raymond Hains dans sa relation avec la jeune génération d’artistes, dans lesquelles Franck Scurti était exposé. La question des déformations visuelles / déformations de langage, dans la première exposition et le rapport à l’objet, dans la seconde, y étaient successivement abordés : « Comme le verre à travers le soleil », Frac des Pays de la Loire, Domaine de la Garenne-Lemot, Gétigné-Clisson, 19 juin - 11 novembre 2008 et « Sculpteurs de trottoir », Centre d’art Le Quartier, Quimper, 28 mars - 14 juin 2009.
[10] La reprise, roman d’Alain Robbe-Grillet, est aussi le titre d’un essai de Kierkegaard. Pour ce dernier, la reprise est un « ressouvenir tourné vers l’avant ». Dans l’hypothèse, établie dans ce texte, d’un rôle de la perception et de la mémoire dans l’élaboration des pièces de Scurti, cette référence peut fonctionner à la manière d’un nouvel écho littéraire.
[11] Jacques Rancière, L’espace des mots. De Mallarmé à Broodthaers, Éditions du Musée des beaux-arts de Nantes, 2005.
[12] Stéphane Mallarmé, « L’action restreinte », Divagations, 1897, in Igitur, Divagations, Un coup de dés, Poésie Gallimard, 2003, p. 262.
[13] Jean-Paul Sartre, dans Situations I, Essais critiques, Gallimard, 1947, p. 228, est particulièrement éclairant à ce sujet : « Ponge tient la parole pour une véritable coquille qui nous enveloppe et protège notre nudité, une coquille que nous avons sécrétée à la mesure de nos corps si mous ».
L’utilisation des coquilles d’œuf et des moules dans le travail de Broodthaers, associée à son jeu sur le langage, peut être considérée comme une métaphore du langage comme coquille. L’ensemble de ses réalisations engageant une destruction du texte va également dans ce sens.
[14] Franck Scurti, De sept à sept, op. cit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire