Texte paru dans la revue Roven nº5, printemps-été 2011
Sculpteur, Peter Soriano a mis le dessin au centre de sa pratique. Le geste graphique structure son travail et le dessin lui sert quotidiennement pour traduire sa pensée. « Mes dessins, explique-t-il, se partagent entre ceux qui s’accumulent dans mes carnets de croquis et ceux que je fais sur des feuilles volantes. Les premiers prennent la forme d’idées ou de problèmes ; il s’agit de réflexions sur mon travail en trois dimensions. Les autres existent par eux-mêmes. Ils tiennent compte de la matérialité du support[1]. » Dans ses pièces réalisées depuis 2008, qu’il nomme des « situations », ces deux catégories sont mêlées : espaces ouverts, elles décrivent des idées en mouvement et des déplacements de pensée, à travers des signes tracés à l’aide de bombes aérosols sur les murs et prolongés par des câbles en tension. Rectangles, cercles, croix, flèches, associés aux câbles, y construisent un espace situé entre signe, langage, espace, couleur, forme, autant d’éléments qui travaillent et modifient le rapport de l’artiste au dessin.
Dans les dessins individuels qu’il nomme aussi dessins de « site », telle la série Brooklyn (2010), les mêmes figures et la même inscription dans l’espace sont rejouées. Croquis au crayon et signes tracés à la bombe – flèches, cercles, lignes – se partagent la feuille de papier. Cependant, la volonté de rendre compte d’une pensée s’y traduit au sein d’une forme plus libre, car moins attachée à un tracé déterminé ou définitif. Considérer les relations entre dessin et pensée, examiner l’espace entre les choses mais aussi le rapport du dessin au signe et au langage envisagé comme un ensemble de symboles visuels, font partie des préoccupations de Soriano. À travers son choix d’ouvrages, il rend compte d’une vision très singulière du dessin, considéré dans un champ élargi.
Le site, l’espace de fiction, le non-site
Dans ses dessins de « site », Peter Soriano tente de transcrire ce qui agit dans sa vision lorsqu’il se tient à un endroit donné de l’espace et qu’il laisse errer son regard. Le tracé, les mouvements, les directions appréhendées par son œil sont traduits par un dessin entre ligne et langage. « C’est comme si je réalisais un film sur ce que je vois. Ces dessins rendent compte de la manière dont mon œil circule dans l’espace et passe d’un élément à l’autre. J’invente un langage, qui traduit ce que l’œil voit : l’effet d’une lumière, l’activité de ma tête qui absorbe ce que je vois autour de moi. Je prends conscience de mon regard. J’entre dans ce que je regarde : la lumière, une fenêtre, vus à travers des mouvements de zoom. Si ma caméra est en gros plan, elle ne fait pas de panoramique, mais un mouvement et c’est ce mouvement qui m’intéresse ». Les lignes et signes graphiques tracés à la bombe de couleur et les câbles tendus traduisent l’ensemble de ces mouvements. Ils rendent compte d’une tension.
Articulés à des espaces précis, les dessins de Soriano donnent lieu à des catégories d’œuvres distinctes : des sites où le corps s’inscrit tout entier et rend compte de son rapport aux choses ; mais aussi des espaces de fiction, où un scénario étrange se met en place, où des possibles se dégagent, traduits par des flèches, des cercles, autant de signes graphiques qui renvoient notamment aux routes américaines ; enfin des non-sites, lieux de l’entre-deux. « J’aime le mot site comme j’aime les mots “activité” et “situation”. Il y a d’abord la référence à un lieu de travail qui est un lieu de construction. Ensuite, je fais référence au mot “site” dans le sens de “site Internet”, c’est-à-dire un espace de fiction. Enfin, je renvoie au non-site, à une sorte de néo site Internet qui est un lieu hors du temps, comme l’ont montré Robert Smithson et d’autres post-minimalistes et Land artistes en choisissant des lieux inaccessibles au plus grand nombre. »
À travers tous ces lieux, l’artiste vise à redonner forme à des espaces de pensée. Selon lui, le dessin est par essence la matérialisation de processus en continuels rythmes, mutations et mouvements.
Du dessin-signe à la pensée visuelle
« Dans les dessins de site, j’assemble une grande quantité de papier japonais (à la fois assez fin et résistant, il se plie facilement) et je le place sur le sol de la pièce que je veux dessiner. Commence alors une activité, qui est comme si je m’adressais au papier et à l’espace en même temps. Nous entrons tous trois en dialogue. Mes yeux pourraient être attrapés par l’espacement qui me sépare de la fenêtre, ou par la mesure directe de la profondeur du châssis de la fenêtre. Je plie le papier pour assembler différentes parties du dessin, comme on pourrait réaliser une vidéo mal faite. »
Savoir comment un espace est regardé est ce qui l’a intéressé dans des dessins de Roy Lichtenstein présentés à l’automne 2010 à la Morgan Library à New York. Alors que les dessins de Lichtenstein sont pour la plupart liés à d’autres médiums – peintures, sculptures ou estampes –, l’exposition montrait une série d’une cinquantaine de dessins en noir et blanc de grandes dimensions, considérés par leur auteur comme des dessins et non des études préparatoires. Soriano y perçoit une réflexion sur le signe et le langage appréhendés de manière visuelle. Il insiste notamment sur la façon dont certains détails sont rendus de manière très singulière, presque abstraite. Ainsi dans des morceaux d’architecture, des détails sur un vêtement, un visage ou dans le dessin de miroirs, par le tracé desquels Lichtenstein « réduit le langage à une abstraction passionnante ». « Plus je les regarde, plus ces images me fascinent, deviennent plus mystérieuses. Elles ne sont pas réalistes et elles ont toutes, lorsqu’on les observe plus longuement, une qualité abstraite. Elles me rappellent Ingres, qui a développé un langage qui incite à croire au réalisme de l’image, jusqu’à ce que vous remarquiez l’inconsistance d’un avant-bras qui fait de la peinture une image brillante, mais pas quelque chose d’anatomique. Ces raccourcis deviennent des sortes de notes de dactylo, un alphabet fait de signes à la fois neutres et denses. Exactement comme le sont les images elles-mêmes. Les dessins de Lichtenstein permettent le plaisir de ce jeu. »
Selon Soriano, les raccourcis du dessin créent cette qualité abstraite, ils « ne sont pas réalistes, mais dans une efficacité de dessin. L’ombre, le chignon d’une femme deviennent des abstractions. Ces dessins sont faits à la main : son langage de simplification est fascinant. »
Du dessin-activité au dessin-pensée
L’artiste établit un lien entre ses deux visions du dessin – du dessin-activité pratiqué dans les dessins de « site » au dessin de recherche et de pensée – et le travail de Sol LeWitt et de Donald Judd. Ces notions étaient abordées dans l’ouvrage Undervejs: The Gilbert and Lila Silverman Collection, Detroit, l’un des catalogues qui l’intéressent le plus, dit-il. « La collection de Gilbert et Lila Silverman est entièrement focalisée sur le dessin. Ce couple a amassé une collection d’“instructions”, de Picasso à Yoko Ono. Leur idée du dessin est plus large que simplement minimaliste et conceptuelle. » Cette collection inclut en effet des plans, des notes, autant d’éléments de nature graphique pouvant participer du dessin comme activité de recherche.
Récemment, Peter Soriano a organisé avec David Read une exposition de dessins d’artistes minimalistes et post-minimalistes. « Les premiers dessins que j’ai choisis sont ceux de Judd et de LeWitt et au fur et à mesure que je les regardais, quelque chose de curieux se passait pour la première fois. Ils comportaient des calculs et étaient même dominés par eux. S’ils n’avaient pas pour but de représenter un calcul, ils étaient, en eux-mêmes, le problème mathématique résolu. Ce n’est pas si courant, si ce n’est que les deux dessins étaient signés par les artistes. De ce fait, ce problème mathématique, ce calcul devenait une forme de performance. En effet, quand signe-t-on un calcul de son nom ? À l’école, lors d’un examen. La plupart des dessins que je connais incluant des calculs sont des esquisses rarement signées par les artistes ; elles font plutôt partie de fragments d’ateliers. Judd et LeWitt ont ainsi affirmé, je crois, qu’ils souhaitaient signer ce qu’ils voulaient et appeler une chose un dessin, dès lors qu’elle se rapportait à leur travail. Par essence, le papier devenait un lieu de travail où des activités se déroulent pour faire de l’art. D’autres artistes, Serra, Heizer, Lozano, ont également élargi cette définition du dessin. »
On s’achemine ainsi vers une définition du dessin comme activité graphique inscrite dans une temporalité forte. « Le seul médium où ce genre de chose arrive, c’est en musique. Récemment, j’ai vu une page remplie d’écrits de John Cage, de calculs et de gribouillis délicats, qui était également signée. » Dès lors, quel est le statut de ces notes ? Pour Soriano, les musiciens ouvrent des possibilités concernant la nature du dessin : dessin réalisé pour donner une explication détaillée à un coauteur, ou dessin-partition.
Iannis Xenakis et Pierre Boulez : pour une vision élargie du dessin
Parmi les ouvrages choisis par Soriano, deux concernent des musiciens. Le premier est le catalogue d’une exposition organisée au Drawing Center à New York en 2010, consacrée aux dessins de Iannis Xenakis. « [Il] a commencé sa carrière comme architecte et était l’un des bras droits de Le Corbusier, pour lequel il a développé des courbes complexes, qu’il calculait et dessinait. Il a réalisé plusieurs façades qui ont une vibration quasi musicale. Dans sa musique, il reprend ses idées spatiales et sa connaissance des mathématiques. Ainsi, ses dessins d’architecture se transforment et deviennent des partitions. Il envisage la musique comme quelque chose de visuel, dans un rapport à l’espace. »
Quant à Pierre Boulez, Soriano mentionne l’exposition Pierre Boulez, Œuvre fragment au Musée du Louvre en 2008 : « L’exposition et le livre sont divisés en trois parties : la genèse, le fragment/la rupture, l’objet suspendu. Les dessins vont de Delacroix et Cézanne à Beuys. C’est la sélection la plus risquée et le choix des œuvres est remarquable. Mais le plus important était que les œuvres étaient exposées à côté de celles, musicales, de Varèse, Ligeti, Boulez, parmi d’autres. »
Pour l’artiste, les différentes propositions retracées dans ces livres sont une manière de braver les frontières entre la pensée et le dessin, et vice-versa.
Nancy Spero : pour la fragilité du papier
Peter Soriano a enfin retenu Nancy Spero, qu’il a côtoyée et autour du travail de laquelle il a organisé une exposition. « Nancy Spero et son mari Leon Golub m’ont encouragé en tant qu’artiste tout au long de leur vie. Ils m’ont aussi inclus dans ce qui fut ma première exposition à New York ». Selon lui, la somme de Christopher Lyon, Nancy Spero, The Work est l’ouvrage le plus abouti sur son travail. « Le texte de Chris Lyon est brillant parce qu’il couvre parfaitement le sujet, la biographie, avec la chaleur de quelqu’un qui a connu l’artiste. J’ai une critique au sujet du rôle du papier, qui n’est pas assez mis en avant. L’un des apports les plus intéressants de Nancy Spero est d’avoir insisté sur le papier, non seulement considéré au sein de la catégorie des arts graphiques, mais plus généralement dans le champ de l’art contemporain. Elle a utilisé sa légèreté et sa fragilité d’une manière à la fois terrifiante et omniprésente. Ses dessins peuvent par exemple être roulés, puis pointés sur le mur. »
Pour Peter Soriano, cette fragilité agit également comme une métaphore : Nancy Spero a mis l’accent sur la relation entre la dureté d’une pensée et la fragilité du papier. Sans jouer la puissance masculine.
[1] Toutes les citations sont tirées d’entretiens et d’Emails échangés entre l’auteur et l’artiste, au mois de décembre 2010.
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