« Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. Le nom de Parme […] m’apparaissait compact, lisse, mauve et doux ». Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1987, p. 380-381
Chercher les points de résonance entre une image et un mot, une couleur et son nom, est l’un des jeux de Morgane Tschiember, vidéaste, peintre, sculpteur et photographe qui multiplie les expériences avec une légèreté qui n’appartient qu’à elle. Ni un médium, ni un style ne peuvent qualifier facilement ses oeuvres, qui tracent des voies interstices entre peinture et photographie, peinture et espace, dans un travail particulièrement subtil de la couleur : chez elle la surface colorée est une récurrence, une surface vibrante se développant dans les trois dimensions. Dans ses Wall painting ou ses Open painting, les Iron maiden, feuilles d’aluminium gigantesques peintes par des carrossiers ou ces bâtons de bois colorés formant un autoportrait, elle associe mouvement et force visuelle : deux mots qui sonnent juste pour parler d’elle, qui improvisait récemment une performance au MOMA en dansant devant une série de toiles d’Ellworth Kelly. Morgane Tschiember danse devant Kelly ou évoque Richard Serra, autre pionnier du Minimalisme que l’on a souvent présent à l’esprit lorsqu’on regarde ses pièces, avec la même finesse de perception : chez elle la méthode de construction et le mouvement du tracé n’ont d’autre source qu’une véritable intuition formelle.
Car Morgane Tschiember exerce sans relâche « une certaine manière de regarder à distance », selon la formule de Merleau-Ponty. Elle est de ces artistes qui guettent sans cesse la forme qui surgira dans un moment vide, ou un moment d’attente : la photographie, la vidéo et le dessin adoptent chez elle la fonction d’un notebook, d’un laboratoire de formes. Il y a de l’indéfini et du trouble quant à la provenance de ses formes, que ce soit en vidéo ou en photographie, dont on ne reconnaît ni les objets ni les images : l’éblouissement du soleil sur la mer ou une ambiance de boîte de nuit créant des effets que le spectateur associe librement à ce qu’il veut, un coucher de soleil, une voie lactée, dans des formes toujours ambiguës, des formes de l’entre-deux. Ces évocations ne sont pas forcément voulues par l’artiste : ce sont des suites, ou des conséquences de sa sensibilité de vision. Chez elle la forme découle de l’expérimentation, et dans ses peintures et ses pièces en trois dimensions, d’une extrême précision dans ses modes de construction, dans le choix de ses couleurs et de ses matériaux.
L’infra mince et le monumental
Ses images proviennent souvent de la vidéo, qu’elle pratique depuis de nombreuses années : de légères modifications de la lumière et des formes, ou encore l’infiltration dans un intérieur de néons oranges venant du dehors qui viennent clignoter dans la pénombre, qu’elle montre dans leur durée, presque sans montage. Elle cherche les rainures formant des lignes, le vibratoire de la lumière changeant de façon presque imperceptible à chaque seconde. La vidéo permet de partir du réel, d’un événement concret qui mène à un résultat visuel surprenant.
Les très légers mouvements d’une scène sont enregistrés par des plans fixes, avec parfois des mouvements de caméra très lents, de l’ordre de l’infime, et des travellings. Comme dans cette vidéo d’une nature luxuriante, d’un vert presque irréel, dans laquelle des gouttes de pluie tombent sur l’eau stagnante d’un lac recouvert d’une pellicule verte. Le bruit est cristallin, léger, puis vient l’événement : des applaudissements très forts, provenant d’un hors champ. Toutes ces vidéos, datées du jour, saisissent un instant et une vision souvent caractérisée par son caractère fragmentaire et indistinct : les effets de distorsion sont partout, entre le son et l’image, ou bien dans ces effets aveuglants du soleil provoquant un scintillement de l’image.
Regarder ces vidéos très minimales qui vont dans l’infra mince, l’à peine perceptible, avec tous ces effets de points lumineux et de diffraction de la lumière, c’est comprendre l’acuité de la vision qui caractérise toutes les pièces de Morgane Tschiember. L’artiste recherche en effet cette précision du détail visuel dans les phénomènes de seuil et de passage d’un élément vers sa disparition, décrits sous forme de notes par Marcel Duchamp[1], et ceci y compris dans ses réalisations « monumentales ». Ainsi dans la pièce Running bond (nom intrigant qui est en fait le nom technique de ce type de mur en maçonnerie), lorsqu’elle immisce dans les rainures d’un mur en parpaing un liseré de pigment rose.
Entre le charnel et le tranchant
A la limite de ce que l’oeil peut voir, dans l’effet dérangeant, qui parle à l’inconscient, cette série d’affichages 4 × 3 distribués dans l’espace urbain (2002), toujours des diptyques : deux ballons de baudruche gonflés évoquant de manière saisissante une paire de seins, ou bien ces orifices, ces narines et ces paupières, qu’elle nomme des « blasons »[2]. Des seins figurés par deux ballons de baudruche... le simple fait de nommer l’opération provoque un saisissement. Morgane Tschiember sait créer ces effets de décalages sans retoucher l’image, en utilisant simplement le principe de la fragmentation des formes, le plus souvent des morceaux de corps. Chez elle la peau est partout, aussi bien dans les surfaces de ses oeuvres abstraites que dans ses photographies. Elle joue de cette forme de transgression bien connue des surréalistes[3] qui consiste à transformer le corps en quelque chose d’autre, en un objet informe, qui mène l’image vers le tactile, vers le charnel.
Dans l’exposition collective « Zones arides », organisée en trois volets en 2006, elle montrait un diaporama de photographies de dégradés lumineux[4] évoquant les couchers de soleil de l’Arizona, où elle s’est rendue à plusieurs reprises. Elle intitule cette pièce Matière et mémoire, en référence à Bergson, mais on pense aussi au texte de Francis Ponge reprenant ce même titre : l’auteur y développe le lien dialectique qui existe entre ce qu’on inscrit sur une surface et ce qui s’imprime, dans l’épaisseur. Morgane Tschiember entraîne le spectateur dans cette dualité-là, entre des photographies lumineuses absolument planes et la vibration, la profondeur de champ qui les anime.
Formalisme et intuition
Même dualité dans ses Iron maiden, exposés à la galerie Loevenbruck en 2007, dans lesquelles la référence Hard Rock habille des « dames de fer », qui sont en fait de grandes surfaces d’aluminium peintes. Morgane Tschiember observe ce qui se joue entre un projet initial et sa réalisation, après le passage chez le carrossier de grandes feuilles d’aluminium de trois millimètres d’épaisseur réalisées au chantier naval de Cherbourg : l’effet produit est celui d’immenses pages de livres. On pense à Richard Serra, dont elle cite le déroulé des opérations dans un texte de présentation de ce travail : « Cut, curve and roll up » (couper, tourner, enrouler), écrit-elle. Comme chez Serra, il y a montage, assemblage et mise en équilibre des matériaux, qui tiennent par leur propre poids. Cette recherche s’accompagne chez elle d’une vraie finesse de couleurs, chaudes et laquées, jaunes, roses, rouges, bleues.
Le mouvement est présent dans toutes ses pièces : dans son autoportrait, intitulé Section, ensemble de bâtons de bois dont les dimensions reprennent ses propres mensurations. Dans sa recherche constante de nouvelles façons de voir, ces derniers ne sont jamais disposés de la même manière : rassemblés ou non, posés contre un mur ou placés à terre, en deux ou trois dimensions, en friche ou bien comme des mikados. Une cadence se crée, proche des toiles des années 1980 de Bridget Riley, dont la scansion verticale très serrée des traits de couleurs produit des rythmes musicaux qui se forment et se modifient, imitant la forme d’une symphonie.
Ouvrir la peinture : l’art de la syntaxe
Toutes ses expositions peuvent être perçues comme des promenades, ou des « prétextes à la déambulation » : c’est encore le mouvement qui anime les Open paintings (2008), à lire comme de véritables promenades dans la peinture. Pour cette série, elle a photographié les façades délabrées d’immeubles anciens dans les rues de Grenade, transformant en scènes abstraites les cheminées et morceaux de papier peint délimitant des pièces disparues.
On retrouve Francis Ponge : l’oeuvre devient chantier. Un chantier que l’on aurait laissé en cours. L’artiste dispose dans l’espace des palettes de bois, des morceaux de papier peint, de moquette, des fils traînant à terre... Elle joue sur l’effet de distorsion entre l’objet dessiné qui devient un motif et celui qui est effectivement posé dans l’espace, comme oublié là. Tout est coloré, à pois, dans des dessins d’une délimitation très franche et non finis à la fois. Morgane Tschiember invente un vocabulaire de la ligne, du rond, de l’arabesque, autant d’éléments et de motifs picturaux, qu’elle agence en une syntaxe, transformant un amas d’objets en une composition plane sur un mur.
Ses Wall painting provoquent la même impression : murale. Les lignes horizontales parallèles de deux ou trois couleurs, arrêtées à leurs extrémités par des points, courent sur le mur, créant des effets de perspective. Dans une exposition à la Villa du Parc à Annemase (2008), elle expose ses Home run aux côtés de l’oeuvre Section. La rencontre de l’effet bombé, brillant de ces excroissances tout en rondeur en aluminium laqué qui sortent du mur, et des lignes de bois peint de Section, produit des jeux de contraste et de perception surprenants, mélanges d’une picturalité forte et d’un véritable sens de l’espace.
Dans le deuxième volet de l’exposition « Zones arides » au Lieu Unique à Nantes, Morgane Tschiember exposait une immense route intitulée Parallèle. Pour elle, l’influence de l’Arizona s’est manifestée non seulement par les couleurs et lumières vues là-bas[5], mais aussi par le noir de cette route, très mat, comme une signature dans l’espace. En montrant alternativement des photographies très sensibles et ce signe parfaitement graphique flottant dans l’espace, Morgane Tschiember rassemblait deux oeuvres très différents dans leur rendu qui proviennent chez elle de la même veine : la matérialisation d’une vision singulière, une vision de peintre. L’expérience du voyage, dans son déroulement et sa durée, produit parfois ce genre de fulgurance.
Paris, 25 juin 2008
Marion Daniel
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[1] Cf. Marcel Duchamp, Notes, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1999 (1980), p. 19-47. Les notes 24 et 46, notamment, développent l’idée du rayon de lumière et de son reflet, très présents dans les photographies et vidéos de Morgane Tschiember, comme élément infra mince :
« 46. Inframince
Reflets de la lumière sur diff. surfaces plus ou moins polies.
Reflets dépolis donnant un effet de réflexion – miroir en profondeur – pourraient servir d'illustration optique à l'idée de l'infra mince comme "conducteur" de la 2e à la 3e dimension. »
[2] En guise d’exergue à une petite vidéo montrant ces affiches et donnant le témoignage de passants en bande-son, elle donne une définition du mot blason, tirée du petit Larousse : « Court poème en vogue au XVIe siècle, faisant l’éloge d’une personne, notamment du corps humain et de ses parties ».
[3] Cf. Georges Bataille, définition du mot "Informe", in revue Documents 7, décembre 1929, p. 382.
[4] Exposition « Zones arides », Fondation d’entreprise Ricard, 2006.
[5] Cf. Photographies et diaporama Matière et mémoire, cité plus haut.
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