Texte publié dans le catalogue de l'exposition d'Erwan Ballan "It takes two to tango", Espace d'art contemporain Camille Lambert, Juvisy/Orge, mars 2010
« Toute une série d’observations mystérieuses entre l’état de taches et l’état de choses ou d’objets interviennent, coordonnent de leur mieux des données brutes incohérentes, résolvent des contradictions, introduisent des jugements formés depuis la première enfance, nous imposent des continuités, des liaisons, des modes de transformation que nous groupons sous les noms d’espace, de temps, de matière et de mouvement »[1].
Erwan Ballan se situe à proximité de la peinture. Ses pâtes de silicone colorées courant sur les murs dans des entrelacs complexes ont quelque chose à voir avec la peinture. Une peinture un peu épaisse qu’il ne voudrait pas dégrossir et qu’il garderait, sans la diluer. Il choisit même de l’épaissir, au point qu’elle devienne un objet. Dans son travail il y a tension d’un élément à l’autre : de la peinture au dessin et du dessin à l’objet, à travers tout un système de trames et de réseaux. L’objet de la peinture est indécis, dit Valéry[2] : ni imitation d’un réel, ni amusement de l’œil par un bel arrangement de couleurs. Si les œuvres d’Erwan Ballan ressemblent à des peintures mais ne sont pas des peintures, si elles prennent en charge quelque chose de la peinture, elles sont donc doublement indécises, plus indécises encore que s’il s’agissait – vraiment – de peinture. Dérouler un tissus de calicot pour former une ligne sur un mur, entremêler des fils de scoubidou comme autant de traits possibles d’un dessin, laisser ces fils en rouleaux pendant au sol, en deçà de la surface du tableau, comme des hors champs possibles : tous les processus qu’invente Ballan semblent faits pour sortir du cadre du tableau. Par l’utilisation de miroirs et d’objets, l’artiste fait signe vers un réel.
De la peinture, il garde trois éléments : la couleur, le dessin, le cadre devenu écran de verre, qu’il transforme en des objets dans lequel l’espace environnant se reflète. Des bobines de fils multicolores de scoubidou sont emprisonnées derrière un écran (Thanks for all, Lulu, e.t.c.). Dans les Peintures plastic, e.t.c, des réseaux en silicone rose placés derrière une plaque de plexiglas laissent visibles le mur, tandis qu’ils courent en tous sens par les côtés et en deçà du tableau. Par endroits, des masses de matière s’appliquent par écrasement. Comme si toute composition (rétinienne) s’opérait par pression sur une matière (haptique), dans une répartition des masses qui, tout en laissant une place à l’aléatoire et au désordre, rappelle une histoire de la peinture moderne – empâtements, hautes pâtes.
Car Erwan Ballan poursuit une déconstruction du tableau, amorcée dans les années 1960 par les artistes de Support / Surface. Il adopte une attitude post-moderne. Les références sont partout, des réseaux de lignes de Pollock aux grilles orthogonales de Mondrian : un Pollock qui serait devenu du chewing-gum et un Mondrian dont les grilles se traduiraient en cornières de métal grandeur nature. Mise à distance, la peinture est passée au crible du ready-made et du rock-and-roll. Chez lui, la parodie ne prend jamais la forme d’un pillage citationnel qui rejouerait toutes les données de la peinture. Depuis l’observation de la matière à l’état de taches (de peinture) et de choses (fils de silicone), il invente des narrations dans lesquelles la répartition des formes se fait par couches, par éclatements. Progressivement, la matière se durcit, la couleur prend, s’organisant en un réseau à la fois lié et délié, organisé et grouillant. Dans L’Atelier contemporain[3], Francis Ponge évoque l’embrouillamini d’une peinture[4] : un mot du langage courant par lequel il traduit l’idée de lisibilité complexe, brouillée. Les entrelacs embrouillés de la peinture d’Erwan Ballan, impossibles à désigner par un mot, ont quelque chose à voir avec cet embrouillamini : ils sont produits par des objets de tous les jours, des objets du quotidien.
It takes two to tango
Seule une lecture phénoménologique permet de contourner la difficulté à décrire cette œuvre. L’artiste nous place face à une série de situations contradictoires. Des actions président à son travail : écraser une pâte, rose, jaune, bleue qui s’évase sur les côtés du verre, ou l’enfermer dans une structure.
Dans les petites structures en plexiglas de la série des Matuvu, e.t.c., il dispose une masse épaisse de silicone, puis rabat un verre sur la composition. Il associe dans une structure en diptyque – deux petits carrés accolés de taille identique – un miroir et une plaque de verre faisant écran à un élément de silicone rose. Devant ces œuvres, nous sommes dans le même temps renvoyés vers le dehors du tableau ou vers notre propre image (miroir), et projetés à travers et au-delà de l’écran, vers une matière colorée et vers le mur, laissé visible à travers la vitre. Ce mouvement d’avancée et de recul, d’attraction-répulsion, place le spectateur dans une situation inconfortable, puisqu’il doit constamment revoir sa propre position face à l’œuvre. L’artiste ajoute en outre de véritables signes, peints sous la plaque de verre, qui sont autant de référents historiques : une croix, un zigzag, avec lesquels il articule une syntaxe picturale. La confrontation de ces éléments au statut différent crée une indétermination, entre la forme véritablement peinte mais toujours vue à travers un écran de verre, et l’objet pressé, écrasé sous le verre.
Un ensemble de sérigraphies s’intitule It takes two to tango : il faut être deux pour danser le tango. Ce titre convient bien pour parler de ses œuvres qui mettent toujours en tension au moins deux éléments. Des corps à corps se mènent avec la matière, des passages s’organisent du dessin vers la peinture, et du tableau vers l’objet.
Quand la peinture devient l’objet
Erwan Ballan conçoit la peinture comme travail à plat et comme emprisonnement. Toute une tradition moderniste, avant lui, a voulu aplanir la peinture. Il applique ce précepte à la lettre, réduisant le recouvrement de la peinture aux deux dimensions. La couleur devient un objet qui s’aplanit par pression / inscription. Tout se passe derrière l’écran, dans les dessous de la peinture ou au verso des images, et se perçoit toujours à travers un filtre, sans que l’on sache véritablement où la peinture a été appliquée, dans un dessus-dessous indécidable. Comment s’est-elle trouvée là, enfermée sous la vitre ? La peinture est prise au piège de son support, contenue derrière son écran par pression.
Tous les titres des œuvres d’Erwan Ballan sont suivis de la mention e.t.c. N’entendez pas et caetera, mais Enfer-Terre-Ciel, suivant une formule de Walter Benjamin. « Le ciel, que le tableau montre au contemplateur, se trouve toujours dans la direction dans laquelle le ciel réel doit être cherché ; le dessin, lui, n’est pas subordonné à ce constat. La peinture projette l’espace dans la tache verticale, le dessin le projette dans la tache horizontale. La projection verticale de l’espace fait seulement appel à la puissance figurative du contemplateur ; sa projection horizontale aux forces sensori-motrices. Le dessin reproduit le monde de sorte que l’homme puisse, concrètement, y marcher »[5], écrit Benjamin. Ce texte, souvent cité par Ballan, définit deux notions principales de son travail : l’artiste conçoit la peinture comme une projection verticale du monde environnant et le dessin, comme projection horizontale et tracé produit par un corps en mouvement.
Peinture, dessin, projection, tracé, toutes ces données construisent le travail de Ballan. Entre la couleur et le dessin, la répartition de la matière colorée par masses et le tracé linéaire, les éléments de cette peinture échangent sans cesse leurs caractéristiques : la matière de silicone rose qui tient lieu de couleur prend également la forme de lignes multiples (de dessin). Comme si peinture et dessin devaient chaque fois être redéfinis, chacun devant réinventer sa fonction par rapport à l’autre.
L’art de la tache
Erwan Ballan se situe du côté de l’accident. Dans L’art de la tache, Alexandre Cozens pense la forme et l’informe dans des rapports dialectiques[6] : il explique comment ses figures se dessinent à partir de taches, perçues comme de simples « accidents ». La tache intervient chez lui comme un principe de composition et de liaison des formes. De la même façon, Ballan procède à partir de masses colorées, chacune jouant un rôle très précis dans la composition. Tout se passe comme s’il cherchait à aplanir les aspérités qui ressortent par les côtés du cadre. Des aspérités impossibles à faire disparaître. Il s’agit d’un débordement dont on ne connaît par les limites, fait dans une matière qui se délite tout en restant maintenue, dessinée, prise dans la pâte.
Dans la pièce construite à partir de cornières en acier intitulée Dans tous les sens où ça se machine, Erwan Ballan repense la question du cadre. Les structures orthogonales en acier sont accumulées, posées les unes sur les autres, contre un mur. Au croisement des cornières, des carrés et des rectangles fermés par des plaques de verre ont été remplis de peinture. Certains forment des pans monochromes uniformes, d’autres miment le geste du peintre par larges coups de pinceaux appliqués sur le verre. L’artiste fait l’essai d’une peinture qui se construirait par ajouts successifs de structures, dont la forme et le nombre d’éléments pourraient être modifiés s’il le souhaitait. Comme dans une liste infinie. « Dans tous les sens où ça se machine », cette formule est une phrase de l’Anti-Oedipe. « L’œuvre d’art est une machine désirante elle-même. L’artiste amasse son trésor pour une proche explosion, et c’est pourquoi il trouve que les destructions, vraiment, ne viennent pas assez vite »[7] écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari. De même, Ballan se situe du côté de l’explosion, de la destruction. Dans tous les sens… propose une construction modulable d’éléments métalliques et colorés qui s’empilent les uns sur les autres. Sans composition stricte, ces objets forment une orthogonalité qui n’est pas fixée et peut se détruire à tout instant. Les plans de couleurs se cachent les uns les autres, proposant une instabilité qui vient toujours menacer l’équilibre des pièces.
Il faut encore être deux pour danser le tango. Dans cette pièce en équilibre instable et en possible devenir, on retrouve également une image (un Mondrian).
Fictions
La peinture post-moderne d’Erwan Ballan renvoie à une histoire moderniste : elle est (presque) plate. Toutes ses œuvres pensent les deux dimensions. Rejouer la confusion entre peinture et sculpture, défaire la « pureté » moderniste définie par Clément Greenberg[8], voici apparemment ce que vise Ballan. Chez lui, tout se passe comme si l’opération d’aplanissement, aussi acharnée soit-elle, avait raté. L’aplanissement d’une matière si épaisse, irréductible, ne conduit qu’au débordement, et à l’« impureté ». « J’en avais assez de toute cette pureté », dit Philip Guston lorsqu’il se met à peindre des toiles figuratives[9]. Une peinture impure faite de toutes sortes d’histoires suggérées, non narrées, de directions adoptées puis oubliées, dans une compétition entre l’objet et le tableau qui ne se résoudrait jamais que dans des objets hybrides, des créatures d’un autre monde.
Avec ces images, Erwan Ballan fabrique des fictions, se situant dans une histoire toujours plus raffinée où tous les objets employés sont artificiels. Grâce à ces objets, il fait appel à des histoires multiples : la silicone renvoie à un corps refait ou à un ectoplasme écrasé, s’échappant par les côtés, dans des formes jamais tout à fait identifiables. Dans le processus, il y a de la fiction. Fiction d’une peinture réinventée, d’un réseau de lignes qui renvoie nécessairement à des formes. Des formes molles, des choses étranges que l’on verrait plutôt en rêve, quelque part entre le Festin nu, Héliogabale d’Antonin Artaud et Eraserhead de David Lynch. Ballan insiste souvent sur la présence du corps dans sa peinture : le corps bionique auquel on applique de la silicone sous la peau pour arranger ou arrondir les formes, à la chair un peu trop rose, comme dans une mauvaise photographie ou un film X ; mais aussi le corps de celui qui fait usage de son poids, écrase une matière et l’apprivoise sous la pression de sa main. Ballan se situe dans un endroit où ces éléments se rejoindraient. Où de grandes quantités de matières artificielles seraient travaillées à la manière d’un corps.
L’autre histoire à laquelle se réfère Erwan Ballan se situe du côté de la bande dessinée et de la citation. Proche d’un univers de films de science-fiction, il évoque une superstructure transparente qui permettrait d’établir un lien des gens entre eux, ou bien des monstres du futur. Une abstraction qui reprendrait corps. Dans la lignée de Figarella, qui insère des objets dans la surface de ses tableaux et défait une histoire de la touche et de la surface des tableaux, devenue réfléchissante, trouée, Ballan détourne les « images » de l’abstraction et opère un renouvellement de ses formes. Avec les réflexes du peintre qui réfléchit en termes de composition et ceux du joueur, qui pense toute cette histoire en termes de décalages, il se situe quelque part à proximité d’un Marcel Duchamp qui serait marié à un Jackson Pollock, tout cela au milieu d’un embrouillamini de lignes, dont parle Francis Ponge.
Marion Daniel
Paris, le 16 février 2010
[1] Paul Valéry, Degas, danse, dessin, Gallimard, 1965, p. 11
[2] Paul Valéry, Œuvres, t. II, Tel Quel : « L'objet de la peinture est indécis. S'il était net, - comme de produire l'illusion de choses vues, ou d'amuser l'œil et l'esprit par une certaine distribution musicale de couleurs et de figures, le problème serait bien plus simple, et il y aurait sans doute plus de belles œuvres (c'est-à-dire conformes à telles exigences définies) - mais point d'œuvres inexplicablement belles. »
[3] Francis Ponge, L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002.
[4] Il s’agit d’un texte sur le peintre Kermadec.
[5] Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard, Folio Essais, 2003, p. 190.
[6] Alexandre Cozens, Une méthode nouvelle, traduit in L’Éphémère n° 15, 1970, p. 289.
[7] Gilles Deleuze et Félix Guattari, l’Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 39.
[8] « L’histoire de la peinture d’avant-garde est celle de sa reddition progressive à la résistance de son médium. Et le fond de cette résistance, c’est essentiellement le refus du tableau à se laisser creuser pour permettre des effets réalistes de perspective. » Clément Greenberg, « Vers un nouveau Laocoon », traduit in Art en théorie 1900-1990, 1997, Hazan, p. 618.
[9] “I got sick and tired of all that purity. I wanted to tell stories”, A. Kingsley, “Philip Guston's Endgame”, Horizon, 1980, p. 39.
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