Texte paru dans EL S.A, Biographie dissociée, Un projet de Miquel Mont, Editions NAIMA, avril 2024
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.
Paul Valéry, La Jeune Parque (1917)
L’image du corps est spéculaire. Impossible de se voir soi-même, sinon à travers les yeux d’un tiers ; la mère, ou toute autre personne. Alors, lorsqu’il s’attèle à relater des événements de son enfance pour constituer sa biographie, Miquel Mont ne peut la penser que dissociée, diffractée. « Distinctive, distante », peut-on lire aussi dans un portrait de sa mère réalisé en 2021, poursuivant un long processus initié en 2013. Au fil des années, Biographie dissociée devient le nom d’une forme, elle-même fragmentée, qui comporte un film réalisé avec Anne-Marie Cornu en 2021, une série de peintures (2013-2021) qui sont autant de portraits des membres de sa famille, et un livre[1]. À travers tous ces éléments, Miquel Mont affronte le territoire pétri d’affects de son histoire personnelle racontée par le prisme de sa grammaire plastique, nous emmenant dans une danse où chaque fragment, image, mot se fait l’écho d’un ou d’une autre.
Dans une peinture intitulée Dates qui égrène dans une colonne de chiffres les jalons de son histoire familiale, on peut lire : « une image sans nom / un nom sans image ». Après une longue période de méfiance envers les images qui habite toujours sa peinture marquée par l’abstraction, Miquel Mont les accueille avec doute et parcimonie. Afin de donner forme à l’image intérieure qu’il s’est constituée de chacun des membres de sa famille, il n’exclut pas d’utiliser les figures, tout en gardant très alerte cette intuition rigoureuse qui consiste à ne pas les surdéterminer ni les affubler trop hâtivement d’un seul et unique sens. Une image ne peut coïncider avec un seul ni plusieurs mots lesquels, lorsqu’il y a recours, revêtent davantage la forme de l’énigme que du message ; ainsi quand ils défilent sur l’écran de cinéma ou dans une peinture en langue catalane, espagnole ou française – les mots catalans, moins connus de lui-même et sonnant de surcroît comme une langue totalement secrète pour beaucoup de spectateurs, laissant la musicalité et le rythme prendre le pas sur la signification.
« Bien entendu le monde est absurde ; bien entendu la non-signification du monde – mais qu’y a-t-il là de tragique ? – ajouterait volontiers à l’absurde son coefficient de tragique » : les phrases énoncées par la voix de Mickael Lonsdale dans Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet (1997), film consacré à Francis Ponge, me viennent en écho en écrivant ce texte. Alors qu’il a pour projet dans son film-hommage de superposer ses images aux mots de Francis Ponge dans un vœu de fidélité extrême au poète, Pollet s’aperçoit que son projet est absurde car irréalisable : puisque les mots ne seront jamais les images, leur désynchronisation fera bien davantage sens. Car la dissociation est partout : d’un côté il y a le monde muet et de l’autre, l’agitation des hommes ; d’un côté il y a le parti pris des choses et de l’autre, le compte-tenu des mots[2]. Et c’est en séparant les uns des autres que parfois, la floculation[3] a lieu ; floculation ou jubilation de la parole – de « l’expression » écrit aussi souvent Ponge –, lorsque la rencontre avec l’objet a lieu.
Ainsi faut-il ressasser incessamment son exigence ; étant donné son « sujet » (...), ressasser incessamment la forme vide de son rythme initial, sa couleur, dans une certaine mesure sa forme (plastique), et ressasser tout cela avec une telle aspiration, une telle force d’appel, que dans cette exigence vide, dans cette forme, on appelle incessamment la matière verbale, exactement comme on amorce une pompe.[4]
C’est dans cette même exigence nécessitant une concentration extrême allant jusqu’à l’obsession voire au ressassement – il évoque de longs moments proches de la méditation passés à se focaliser sur l’image qu’il s’est construite des personnes chères –, que Miquel Mont affronte dans une série de peintures et un film un territoire gorgé d’émotions et de souvenirs douloureux.
La seule chose que je voulais, c’était de raconter l’histoire de mon frère. Il fallait que ce soit une femme qui parle dans une langue inconnue[5].
Par la dissociation dans son film des couches de mots, d’images et de sons et une voix de femme s’exprimant en basque, l’artiste entreprend donc de raconter l’histoire de J., disparu à l’âge de dix-sept ans, nous invitant à expérimenter d’autres territoires du sensible. Le sens se liera dans les interstices laissés entre les sons et les images, au sein d’une forme construite comme un feuilleté. Les images souvent scindées en deux proposent un son qui ne leur correspond pas. Une fois tous ces éléments montés, pensés les uns par rapport aux autres, ça parle, dans un langage qui n’oublie pas le corps ni la sensation physique ; de trouble, de quête, de recherche de vérité qui ne sera jamais que mi-dite. Ou à moitié dite.
La vérité est appareillée à ce que je raconte, à ce que je me raconte et livre à l’autre, analyste. (…) Mais ce qui compte, ça n’est pas seulement que cette narration soit capable de prendre en charge ce qui est resté comme trou dans la réalité du sujet (…). Ce qui importe, c’est que, dans cette narration même, des trous se manifestent, des achoppements, qui sont autant de signes d’une autre vérité, d’un autre sens – mais vérité et sens qui sont en peine de se conjuguer à la fiction d’une narration[6].
Les trous, vides, silences ont toute leur place dans l’autre fiction à l’œuvre dans les peintures, qui reprennent le minimalisme coloré propre à l’artiste. À l’aide de pans de couleur mate ou brillante, mais aussi de certains mots écrits ; par l’utilisation de la transparence du verre ou du plexiglas sur laquelle vient sourdre la matité des aplats de couleur très épais, avec des scotchs ou sur des cartons, Miquel Mont réalise les portraits des membres de sa famille : sa mère tout d’abord, puis son père, ses frères et sœurs.
Je suis parti de ces affects qui sont très forts. Il y a toujours quelque chose qui va manquer, dans un rapport d’aphasie. J’ai produit des portraits qui participent de ma grammaire (bois, carton, plastique, plexiglas), avec des gestes et des couleurs qui en participent mais aussi associés à des affects. (…) Quand j’arrive à trouver comment les faire dialoguer, un équilibre se trouve. Couleurs, gestes et matériaux participent d’un dialogue dont les peintures sont les traces.
Pour celle et ceux qui ont disparu – le père, J., C. – le dessin au fusain, parfois tracé à l’aveugle, est un recours. Il permet d’atteindre un certain degré de figuration, sans passer par les mots – préserver l’aphasie. Associés au dessin, des aplats d’une seule couleur participent également de « l’expérience de couleur qui est pure ; quelque chose qui se passe de mots ; l’expérience à l’état pur, sans les mots[7]. » Les portraits naissent de la juxtaposition de surfaces de natures différentes. Présenté dans une exposition à Barcelone[8], le portrait du père – figure dessinée, occultée en partie par une feuille de papier – est accolé à un pan de mur entièrement peint d’une couleur jaune-vert. Puis se juxtaposent dans son côté droit, comme dans Dates, des rectangles de petits formats de couleurs sombres, comme si chacun représentait un événement ou une personne : de petites peintures qui restent pourtant sans nom, sans identification.
Les doubles
Les doubles occupent une large place dans le langage plastique de Miquel Mont : ainsi cette double plaque transparente surmontée de deux cercles roses et de deux traits jaunes et noirs dans le portrait de C. Peintes à la dimension de corps se tenant debout, ces surfaces réfléchissantes renvoient en effet à la dimension spéculaire de toute image du corps. Puisqu’elles sont les fruits d’une réflexion constante sur la relation de soi à l’autre, les figures ne peuvent être que doubles – comme ce portrait de la mère, peint deux fois car destiné à deux personnes différentes, à la mère elle-même et au psychanalyste[9]. Sur l’une des peintures la figure rit, tandis que sur l’autre, elle est un peu plus terne. L’une a une carnation plus chaude et un regard plus vivant, moins symétrique. L’autre est plus photographique. Dans l’une, Mont se prend au jeu de la chair de la peinture – « il y a une femme là-dessous », dit Porbus à Poussin à propos d’une toile de Frenhofer dans Le chef-d’œuvre inconnu[10]-, celui de la couleur couche sur couche. Dans l’autre, la distance a opéré.
Mais qu’est-ce qui apparaît dans une peinture qui n’apparaîtra jamais dans une photographie ? La photographie, double du réel, donne l’illusion de s’approprier le monde[11]. La peinture déplace la question : elle opère une double distance.
Dédoubler : se réfléchir dans l’autre
L’image mentale vient se constituer à l’aide des éléments de mémoire : la voiture (encore dédoublée), celle de l’accident du père, inscrite dans deux pans de noir sur une toile blanche, sur laquelle est accolé un large tasseau de bois hissant comme un drapeau jaune et noir. Ici la forme de la stèle est presque évidente ; de même que dans le portrait de J., où le visage est dessiné trois fois : deux fois à l’envers et une à l’endroit. À deux reprises, le regard est biffé d’un large trait. Une liste de mots en catalan vient compléter la peinture, évoquant des objets, images, sensations, souvenirs associés au frère, le mot « fustrazioa » (« frustration »), si définitif, venant clore la liste.
À l’opposé, le portrait de C. semble respirer : deux pans mats de couleur rose, auxquels répondent des gestes colorés laissant apparaître des coulures, jaunes et orangées. À travers tous ces portraits, l’espace se partitionne, divisé par des pans de murs colorés parfois dans leur horizontalité. Tout est affaire de relations : entre le mur et le tableau, les zones de papier rouge brillant et le dessin tracé d’un trait énergique ; dans la confrontation de la feuille et du tableau, de l’objet et de la peinture. Dans les interstices, se dessinent des zones sensibles qui permettent aux images intérieures de sourdre de manière furtive et éphémère ; le nom donné par l’artiste – des figures intercalaires[12] – aux interventions à l’image[13] ou en voix off des membres de sa famille, également sollicités par des textes qu’ils ont écrits pour son projet, venant souligner ce caractère d’apparition.
On ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé pour J. Lui-même aurait sans doute été en peine de le raconter. La lettre qu’il a laissée s’est perdue. Mais qu’aurait-elle expliqué ? Après la mort du père, une personne manquait dans la photographie de famille et c’est vers cette image manquante que son regard a plongé. Dans Tout sur ma mère[14], les photos de l’enfance du personnage du fils de Manuela, Esteban, ont toutes été découpées, laissant une béance vers laquelle le garçon court sous la pluie, après l’image de cette actrice qui ne le verra pas. Il lui restait à courir, jusqu’à tomber dans ce trou où l’image est restée manquante. Grâce à la mise à distance qu’autorise l’œuvre, Miquel Mont affronte non pas ce trou mais cette image intérieure qui ne peut se traduire en mots.
Au début de son film, la voix off d’une femme énonce :
Tout en moi est devenu à moitié.
Une transformation s’est produite dans mon corps. (…)
Une partie de ma main est partie, a été remplacée par une de ces crasseuses parties dont je ne veux pas.
Cette voix nous dit que son corps ne lui appartient plus. Mais qui parle ? Est-ce celui ou celle qui reste après la disparition ? Est-ce le frère qui a disparu ? Ou les deux à la fois. L’interprétation reste ouverte. La voix off au cinéma est toujours celle du fantôme.
Se voir soi-même à côté de soi
À côté des enregistrements des membres de sa famille, un personnage de savant fou joué par Miquel Mont dans son film délivre un cours sur le syndrome paranoïaque de dédoublement que l’on nomme Fregoli. Il semble en effet que plonger dans son passé et écrire l’histoire de sa famille comporte un risque de folie, a fortiori lorsqu’on manie les images. Cette très belle dernière phrase du livre Aby, de Marie de Quatrebarbes, vient faire écho à l’entreprise de Miquel Mont :
Dans son livre À distance, l’historien Carlo Ginzburg s’interroge à la suite de Benjamin sur la valeur rétroactive des événements : peut-on, et à quel prix, « sauver le passé d’une menace imminente » ? (…) Ainsi la mort sauve Aby de la folie (…), à laquelle il oppose, de son vivant, les motifs déposés dans la bibliothèque et l’Atlas. L’une et l’autre ont été composés dans les lacunes, les taches et les flous, les renversements de perspective. Elles supposent du regardeur qu’il mène la même opération de raccommodage du sens, qui se produit, à chaque instant, à la vitesse des intervalles, là où les planètes dansent, Saturne lance ses dés, les instants se collent à d’autres instants et les corps se touchent dans la distance qui les séparent[15].
À la manière d’un Aby Warburg travaillant à ses conférences à partir d’images, Miquel Mont réinvente les connexions, les distances ; il découpe, monte, retrouve le mouvement d’une pensée qui s’était perdue. Il semble que chez l’historien d’art, travailler avec les images sauve de la folie. La mémoire n’est plus un gouffre informe, elle se recompose à la manière d’un puzzle éclaté. Mais pour y arriver, il a fallu traverser un épisode de trouble profond.
Dans le film de Mont, la contemplation du port de Barcelone se renverse. « Dans le syndrome de Fregoli, l’autre est toujours le même, le nom et l’image existent séparément », poursuit le professeur. Ce syndrome, autre forme du délire paranoïaque, consiste à croire que l’on est sans cesse poursuivi par une personne déguisée, changeant constamment d’apparence. C’est un trouble dans le champ de reconnaissance des personnes, par lequel on identifie les mêmes sous l’apparence des autres.
Michel Foucault écrit :
Le fou est le grand opérateur de vérité : c’est l’alternateur ; il établit et efface la vérité de chaque niveau de discours[16].
Le fou est la puissance allégorique.
On devient fou parce qu’on se regarde dans une glace.
Passez trop de temps devant votre miroir et vous verrez le diable.
La forme typique de la folie, c’est de se voir soi-même à côté de soi (Dostoïevski)[17].
Sous la forme d’un aphorisme, Foucault définit très précisément la fonction de la folie : celle de l’allégorie. Si la folie a si étroitement à voir avec l’art et la littérature, c’est qu’elle confine au dédoublement, à la représentation de soi. Jouer avec les images comporte la même part de risque. Miquel Mont le sait bien, qui choisit plutôt l’abstraction. Lorsqu’il fait intervenir les affects, le cinéma le tente. « Le cinéma est un feuilleté de signification[18] ». Pensé comme un miroir sans fond, une projection vertigineuse qui vous aspire jusqu’au trouble le plus abyssal, il permet de pousser à son extrémité la double distance. C’est lui qui autorise à écrire l’histoire du frère, renvoyant toujours à cet endroit de frottement de l’entre-deux des images et du texte, de l’acuité du souvenir et de l’amnésie, de la parole et du silence, du trop-plein du trauma et du vide.
Michel Foucault poursuit :
La folie, c’est quelque chose qui a à voir avec le double, le même, la dualité partagée, l’analogon, l’inassignable distance du miroir. Alors que la folie dans les sociétés, c’est la différence absolue, l’autre langage, elle est à l’intérieur du langage, représentée comme une même chose, vérité en reflet, pellicule dédoublée.
L’éloge de la folie, c’est la vérité représentée des hommes.
Cervantès, c’est la littérature même dans la littérature[19].
La traversée du miroir
Associé à Anne-Marie Cornu qui réalise les images, Miquel Mont joue pleinement le jeu du double : la et le cinéaste sont les doubles du peintre ; la dissociation opère entre la perception et son interprétation. La disjonction entre l’image et le nom provoque une duplication de l’image. De manière réflexive, le film insiste sur le texte de Jacques Lacan, Le stade du miroir[20], qui introduit la fonction du tiers afin de constituer l’image du corps. Le très jeune infans découvrant son image dans le miroir doit être nommé par un ou une autre pour faire retour sur son corps et constituer pleinement son Moi.
Comme si ce souci de diffraction insistait, trois voix différentes lisent le texte de Lacan et son interprétation par des psychanalystes. J’attrape des phrases au vol : « L’image du corps passe par celle imaginée dans le regard de l’autre. Sans cette altérité, cette constitution d’un moi idéal ne peut exister. Ce regard s’identifie aussi avec le grand Autre (ici la mère), avec l’ensemble et la trame du signifiant ». L’enfant aboutit à une image de soi comme autre : « L’image se scinde, puisqu’elle se reconnaît comme image séparée ».
En écrivant ce texte, j’ai aussi à l’esprit le séminaire de Lacan la Lettre volée, qui dissocie le texte à proprement parler de son destinataire, de son adresse. Je me situe dans ce lieu sensible qui consiste à être à l’écoute d’un discours chargé d’affects, pourtant déjà passé au crible de la distance de l’œuvre. Entre soi et soi, il faut un tiers qui puisse accueillir la parole ; qui regarde l’œuvre ; reçoive la forme temporelle du cinéma, proche du territoire du rêve – en quatre langues, avec des images en surimpression, d’autres qui se renversent, et toujours dans cette non-coïncidence entre les mots et les images.
Inverser par le rêve
Dans la première image, la caméra filme l’artiste tournant sur lui-même, pointant de son doigt un paysage vallonné. Que montre ce doigt ? Que désigne-t-il ? Il découpe, dé-signe, partage l’image. Lacan écrira : « nul index ne suffit à montrer où agit l’interprétation[21] ». Si le réel[22] est l’impossible à pointer et à toucher, le miroir, en inversant l’image, fait une partie du chemin. Originellement, l’image projetée par la camera obscura était inversée. Si la photographie et le cinéma ont redressé l’image, les surréalistes conservent la mémoire de ce renversement en tentant par l’analogie du rêve d’inverser le sens commun, de le traverser. Chez Boiffard, une femme allongée est redressée[23], devenant rêveuse somnambule immobile. Quelle partie du moi reste devant l’écran, tandis que l’autre le renverse, le traverse ?
Tout se passe comme si, pour évoquer un passé lointain, il avait fallu dans Biographie dissociée passer par le phénomène d’inversion ou de renversement (Verkehrung chez Freud), si souvent à l’œuvre dans le rêve. Un autre mot, « Re/co/naissance », apparaît dans le film comme une fulgurance ; comme s’il s’agissait d’y naître à nouveau avec l’autre, grâce au regard de l’autre ; de retourner l’image pour regarder son envers en confrontant les points de vue opposés, de façon à ce qu’un autre espace mental se crée. À la fin du film, Miquel Mont raconte et joue l’histoire d’un homme qui vit une crise de dédoublement de personnalité. Tout en se servant plusieurs verres, il précise qu’il a arrêté de boire : car ce sont ses frères qui boivent, dit-il.
Parmi les images de rêve me viennent aussi celles d’un autre film de Jean-Daniel Pollet, Tu imagines Robinson. Dans les premières minutes, lorsque le rêveur peine à revenir à l’éveil, nous sommes témoins de ce moment où l’envers des choses vient donner son sens aux peurs et à la mémoire dormante. Une voix off énonce :
Mais d’abord, il aurait fallu expliquer ces images.
Expliquer maintenant cette scène : la femme, le foulard, l’oiseau, le mur, le visage. Dans une sorte de sommeil, avec aussi ce paysage réel où tu es, où tu serais vivant. Avec l’envers du paysage, comme dans le sommeil, où tu approches ce qui te fait peur. (…) les mêmes images qui insistent, qui reviennent d’une autre façon.
Où le dormeur se rêverait lui-même, dormant dans un rêve[24].
Par l’inversion du haut et du bas, la superposition et la duplication des images, Miquel Mont parvient, à travers l’invention de ce personnage de double de lui-même traversant une expérience de trouble proche de celle des rêves, à écrire sa biographie dissociée. Le film ajoute un texte et des images aux peintures, leur proposant une tentative de traduction : pleinement articulé à elles, il rétablit les intervalles, restaure une temporalité, redonnant sens à ce qui faisait trou dans l’histoire du sujet.
Marion Daniel
[1] Ce texte en fait partie.
[2] Francis Ponge écrit en 1952 dans La Rage de l’expression : « PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS.
[3] Terme employé pour la première fois par Francis Ponge dans sa Tentative orale.
[4] Francis Ponge, Pour un Malherbe, éditions Gallimard, p. 247-248.
[5] Entretien de l’artiste avec l’auteure de ce texte, janvier 2022.
[6] Jacques-Alain Miller, « Choses de finesses », mars 2009.
[7] Ibid.
[8] Exposition à la présentée en septembre 2021 à la Galeria Rosario Santa Cruz.
[9] Pour la mère, il s’agissait d’un don (ou d’une dette), pour le psychanalyste, de son acquittement.
[10] Honoré de Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu, Folio Classique, 2015.
[11] Cf. ici les premières pages de Sur la photographie, de Susan Sontag : « Collectionner des photographies, c’est collectionner le monde ».
[12] Entretien de l’artiste avec l’auteur de ce texte, janvier 2022, op. cit.
[13] Miquel Mont a demandé à chacun des membres de sa famille (mère, sœurs et frère) d’écrire sur le souvenir qu’ils ont de la période de la mort du père et du frère ; il leur a aussi demandé d’intervenir dans son film.
[14] Pedro Almodovar, Todo sobre mi madre, film, 1999.
[15] Marie de Quatrebarbes, Aby, éditions P.O.L., 2022, p. 195. C’est moi qui souligne.
[16] Michel Foucault, Folie, langage, littérature, Vrin, 2019, p. 85
[17] Cité par Michel Foucault, ibid.
[18] Entretien avec Miquel Mont, op. cit.
[19] Michel Foucault, Langage, folie, littérature, p. 91.
[20] Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique ». Communication faite au XVIè Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949 publié dans Ecrits, Les éditions du Seuil, 1966, p. 93-100.
[21] Lacan J., « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 593.
[22] Au sens lacanien.
[23] Jacques-André Boiffard, Renée Jacobi, 1930 ; photographie publiée dans Documents, n°8, 1930. Épreuve gélatino-argentique, tirage d’époque, 23,8 x 18,8 cm. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris.
[24] Jean-Daniel Pollet, Tu imagines Robinson (1968). Premières phrases du film.