jeudi 22 mars 2012

Jorinde Voigt. Entre l’action et l’écriture, le tracé comme acte performatif

Texte publié dans la revue Roven n°7, mars 2012.

« Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit.
Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, des champs de cellules, ou tournant, tournant en spirale pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates.
Celles qui se promènent. Les premières qu'on vit ainsi, en Occident, se promener.
Les voyageuses, celles qui font non pas tant des objets que des trajets, des parcours.
Il y mettait même des flèches. »
Henri Michaux à propos de Paul Klee in Aventures de lignes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 2001, p 361.

Jorinde Voigt conçoit des structures graphiques immenses qui utilisent des algorithmes. Par définition, l’algorithme est une méthode, un processus systématique permettant de décrire les étapes de résolution d’un problème. Graphiquement, il produit un ensemble de données successives pouvant former une courbe, ou un dessin. À l’aide de ces algorithmes, l’artiste crée des ensembles visuels qu’elle définit comme des partitions. Depuis John Cage notamment, la notion de partition s’est élargie. Elle désigne non seulement un programme à exécuter, mais une forme d’écriture dont l’interprétation n’est jamais figée et repose sur le hasard. En 1969, Cage réunissait dans l’ouvrage Notations des œuvres d’artistes et de musiciens transcrivant la musique dans des formes non conventionnelles de notation. Oubliant ces conventions, beaucoup d’artistes et de musiciens tels George Brecht, Iannis Xenakis ou encore, dans le domaine de la performance, Esther Ferrer, ont créé des partitions prenant la forme de dessins simples ou complexes.
Partitions au sens large d’une écriture processuelle, les œuvres de Jorinde Voigt figurent de véritables modèles dynamiques d’espaces. Dans le même temps, elles sont à lire comme des programmes, dont la vision globale est susceptible de produire selon l’artiste un « son spécifique de vrombissement » (« a specific roaring sound[1] »). « À la fois temporellement et formellement, la partition joue avec la logique et ses propres proportions. Ceci se fonde sur les éléments de construction essentiels de mon travail : chercher une structure ou des moyens de notation qui se comportent de la façon la plus vivante possible ; au final, c’est quelque chose de vivant qui est observé[2]. »
Elle opère une distinction franche entre dessin et écriture, préférant parler d’écriture au sujet de ses travaux. « Pour moi, le dessin n’est pas du dessin, c’est de l’écriture de texte. C’est de l’écriture dans une forme très élargie, bien sûr. Mais c’est seulement par cette forme très élargie d’écriture qu’un niveau visuel apparaît dans l’écriture d’après un algorithme, qui révèle d’autres informations sur le contenu[3] », dit-elle aussi dans un entretien. Chez elle, la ligne est un flux, la couleur est utilisée en tant que code et champ de forces et les mots sont à la fois des signes visuels et des lieux sémantiques. À partir de ces éléments formant des signes démultipliés, elle définit des structures qui créent une écriture. Ses travaux sur papier ont en effet des significations pouvant être liées à la symbolique, à la mythologie, à l’héraldique, à la biologie ou encore à la météorologie. Elle mêle par exemple une notation sur le vol d’un aigle à des indications sur des chansons pop, la force et la direction du vent ou la géographie et les quatre points cardinaux. Si l’on prend l’exemple de l’aigle : c’est un élément de la civilisation gréco-romaine, il est l’animal au moyen duquel on lit les oracles. C’est aussi un oiseau dont elle peut observer les vols et déplacements dans l’air. Autant de données grâce auxquelles elle organise un langage à la fois rigoureux, schématique, hérité de l’art conceptuel – Hanne Darboven est souvent citée lorsque l’on parle de son travail –, et incluant les données de l’émotion, humaines, qui se traduisent notamment par une vibration et une picturalité de ses œuvres.
L’écriture comme champ d’action et de représentation
Lorsqu’elle travaille, Jorinde Voigt parcourt de tout son corps des feuilles de très grands formats. Elle-même utilise le mot « performance » : a priori, ce terme recouvre deux choses. Non seulement l’action du corps sur l’espace de grands formats qu’elle trace au sol mais aussi la catégorie de résultats obtenus : des surfaces vibrantes, dynamiques, dépositaires d’un rythme et d’une gestuelle affirmée. En somme, ces œuvres rendent compte d’une action, qu’elles figurent et transmettent à leur tour grâce à un ensemble de lois dynamiques. « L’acte d’écrire est performatif. Pour moi, cela est directement lié au fait que le processus est irréversible, tout comme le temps que l’on passe à le faire », dit-elle[4].
Jorinde Voigt vise l’interaction entre les éléments, d’un point de vue visuel et sémantique. Dans l’installation Deklination « Grammatik » (8 x 8 möglichkeiten, 2010), par exemple, soixante-quatre (8 x 8) hélices d’avion faites en carbones sur lesquelles sont inscrites respectivement soixante-quatre manières de conjuguer les pronoms personnels je, tu, il... au verbe aimer, dans sa forme positive et négative. La vitesse de rotation rend les phrases illisibles. L’œuvre devient tout à la fois un champ d’action et de représentation, c’est-à-dire un lieu où un processus dynamique est en acte. S’il y a performance, c’est donc du point de vue du processus de perception et d’observation, du geste qui forme le trait, mais aussi de la forme visuelle obtenue, à la fois trace d’une action et proposition d’une autre forme de langage.

Des lignes, des flèches, des mots. L’écriture comme geste et captation du réel.

Jorinde Voigt répète un moment – une ligne, un mot, une flèche, un point – jusqu’à ce qu’il devienne abstrait. Redessinés à l’infini, ces éléments apparaissent tantôt comme des signes liés à une signification donnée, tantôt comme de simples lignes. Ainsi, le mot est parfois pris comme motif, parfois comme signe donnant une indiction sur la nature du phénomène représenté, comme les « pulsions acoustiques »[5] par exemple. Il vient rythmer et scander des lignes figurant le plus souvent un flux constant, comme le font aussi des chiffres, des flèches ou bien des points.
La ligne chez Jorinde Voigt délimite un espace, entre ordre et chaos. Pensée comme un élément directionnel, elle s’associe d’emblée à l’idée de réseau et de flux. Par sa multiplication, l’artiste mue ses tracés en enchevêtrements infinis. La multiplication en réseau crée invariablement un principe dynamique de mouvement. Si la ligne est un flux indiquant une direction, elle devient fondamentalement chez l’artiste une manière de parcourir et d’habiter l’espace. Dès 2006, elle utilise aussi des flèches. Le signe de la flèche indique une direction. Selon Paul Klee qui l’a beaucoup utilisée, elle insuffle à elle seule un mouvement à une surface. Réalisées en très grand nombre, ces flèches construisent dans le travail de Jorinde Voigt des labyrinthes étranges. Elles créent des modèles dynamiques et mobiles d’espaces. Une fois encore, la notion de notation est à lire à plusieurs niveaux : notation d’un mouvement imaginaire, ces tracés forment un ensemble dynamique qui en produit un autre, créant ainsi une forme de partition de performance à travers laquelle l’espace pourrait être ressenti, vécu et parcouru de mille façons possibles.
De fait, c’est un territoire qui se délimite à chaque nouvelle œuvre. Dépositaires de nombreuses données objectives telles que la température, et subjectives – parfois, les titres désignent de façon explicite des thèmes plus ouvertement philosophiques et politiques, tels que le « temps commun » (Collective time, série de 2010) –, écriture et tracé se confondent : le tracé comme acte et représentation, et l’écriture comme investissement continu d’un espace par le geste de la main et comme captation du réel. Ainsi, il semble que les possibilités linguistiques du tracé soient exploitées au même titre que sa capacité à rendre compte d’un être-au-monde, d’une inscription dans le réel. Ces deux données étant combinées dans le geste.

De la partition au dessin-orchestre

Sur un mode pseudo-scientifique, ces partitions de Jorinde Voigt indiquent des données, des paramètres dont elle observe les changements au sein de la feuille. Les vingt-sept œuvres de la série Symphonic area (2009) sont composées suivant différents paramètres : césures, rotations, directions géographiques. Des courbes de température, d’altitude, des satellites, des constellations : Jorinde Voigt crée des grilles qui intègrent tout ceci à la fois. Certaines courbes sont mathématiques, comme cette suite de Fibonacci, une suite de nombres entiers qui génère une courbe. L’un des dessins de la série 2 Küssen sich / Fibonacci, O. T. (2 Küssen sich var. 7, 2007[6]) est partagé en deux parties. L’une des parties figure une suite de Fibonacci avec ses chiffres, tandis que l’autre décrit l’action du baiser. Les deux créent un ensemble dynamique, lisible à la fois comme la trace et le programme d’une action.
Jorinde Voigt explore les thèmes de la musique et sa notation, dans ce qu’elle produit dans son propre esprit en termes de rythme et d’émotion. Selon elle, les différents éléments interagissent alors « comme dans un orchestre ». Dans Beat Var. II (Mexico-Series), 2009[7], le système est très simple : sur des segments horizontaux, elle inscrit le mot « loop » (cercle). Elle ajoute aussi des marques rouges horizontales qui portent le mot Beat (rythme). On trouve enfin une numérotation des lignes opérant une suite de chiffres non croissants, paraissant aléatoire. On assiste à la création d’une œuvre dans laquelle un phénomène – le rythme – est à la fois nommé par un mot (Beat) et figuré par la pulsation de l’espace entier. Dans les partitions dessinées de la série Symphonic Area, la mesure devient un élément de base du rythme. Jorinde Voigt arrange les mesures au sein d’un tableau. Dans le même temps, la partition met en forme graphiquement toutes les popsongs chantées au même moment. Retrouvant sa dimension de partition, la ligne est à la fois expression rythmique et modèle de lecture du monde. Comme si écriture, geste et tracé étaient si intriqués qu’ils formaient dans leur association l’utopie d’un langage embrassant toutes les données du monde, à la fois purement schématique et motivé, non arbitraire, inscrit dans le mouvement des choses.

Processus et matrices : Du système de notation aux projections de pensée

Dans la série Matrice (Matrix, 2008), des valeurs numériques sont arrangées de façon à représenter des modèles possibles d’une organisation spatiale de la pensée. Le symbole de l’infini s’y associe à celui de l’aigle. Les matrices créent des organisations processuelles. En ce sens, elles peuvent être rattachées à des formes de projections mentales. D’un point de vue visuel, elle figurent ce que Jorinde Voigt nomme des « swarms[8] », à savoir des essaims ou des groupements d’animaux. Le mot « Matrice », aussi, désigne une possible organisation du monde. De façon générale, Jorinde Voigt construit des structures capables d’accueillir les données d’un rapport complexe au monde.
Classer et organiser un ensemble de données qui composent un environnement : musique écoutée, température de l’air, relations entre les êtres, comme dans 2-Küssen, en prenant la forme d’une déclinaison, ses tracés organisent toutes ces possibilités de relations. Écriture et langage, geste et signe, organisation mentale et développement graphique, ils ouvrent des possibles à la fois performatifs, linguistiques et plastiques, dans une volonté de trouver un lieu de correspondance entre les médiums quasi utopique qui a une très grande actualité chez les jeunes artistes. À travers de telles œuvres, le pari semble réussi. Jorinde Voigt propose en effet une partition pour une performance pouvant être exécutée de mille façon possibles (gestes, sons, paroles, etc.). Une partition pour la pensée, pour un espace de pensée.
Jorinde Voigt est née en 1977 à Francfort. Elle vit et travaille à Berlin.



[1] Jorinde Voigt, interview avec Lisa Sintermann (2010), citée in Jorinde Voigt, Nexus, Hatje Cantz, Von der Heydt Museum, 2011, p. 38. Les citations en français qui suivent sont traduites par l’auteur de l’anglais.
[2] Jorinde Voigt, Projektbeschreibung : Watermill Center, n. d., repris in Jorinde Voigt, Nexus, op. cit., p.14.
[3] « For me the "drawing" is not drawing, it is writing text. It is writing in a very exaggerated way of course. But only by this very enlarged way of writing, a visual level occurs by writing after an algorithm, which reveals new information about the content ». Entretien avec Marion Daniel, janvier 2012.
[4] « The act of writing is performative. For me this part meets directly with the fact, that the process is irreversible, as well as the time you spended doing it. ». Entretien avec l’auteur, op. cit.
[5] L’une des séries s’intitule Akustisches Feld (Acoustic Impulse en anglais), 2008.
[6] 51 x 36 cm. Encre et crayon sur papier. Collection Zimmermann, Berlin.
[7] 46 x 61 cm. Encre et crayon sur papier. Courtesy Jorinde Voigt.
[8] Jorinde Voigt, interview par Lisa Sintermann, reprise in Jorinde Voigt, Nexus, op. cit., p. 60.

1 commentaire:

  1. Superbe article de cette artiste que j'apprécie énormément. Dans le même esprit, une artiste française :
    http://mimozagraphiclab.blogspot.fr/2012/08/catalogue-pour-lartiste-contemporaine.html
    Merci pour votre travail d'analyse et d'écriture.

    RépondreSupprimer