Les pièces de Nicolas Guiet sont
de celles qui résistent au langage parlé. Impossible de les traduire en mots.
Au jeu des dénominations, on sort perdant. Car nulle expressivité n’en émane,
au profit d’un silence, presque insolent. Leurs formes sont peu nombreuses.
Articulées les unes aux autres, elles composent des ensembles chaque fois
différents. Afin de nous dissuader de chercher l’évocation précise qui les
sous-tend – on pense à quelque figure pop, ou à des jouets démesurés – il leur
donne des titres, imprononçables. Des suites de consonnes assorties de quelques
voyelles qu’il ne choisit pas mais fait taper de façon aléatoire à des
personnes différentes sur des claviers d’ordinateur. Une façon, en déjouant
toute logique, de distinguer chacune d’entre elles et de les confondre tout à
la fois. Par de tels titres – on trouve, par exemple, ertyuhfdcv ; en l’écrivant, je m’aperçois que dans ce cas,
plusieurs lettres forment une suite sur un clavier d’ordinateur – il rejette
violemment le sens. On pense à Antonin Artaud et à ses glossolalies, où
l’imprononçable le dispute à l’inintelligible. Où le sens semble ce qui se
refuse en bloc. Ce qui résiste au langage résiste aussi à la parole critique.
L’artiste construit une de ces œuvres devant lesquelles tout texte est
inapproprié, voire inepte. Parler de l’impossibilité à dire, comme l’ont
beaucoup fait les critiques après la Seconde Guerre Mondiale devant les
peintures de l’abstraction lyrique, relève aujourd’hui du cliché. C’est
pourtant ce qui advient lorsqu’on se confronte à un tel travail. Les œuvres qui
résistent m’intéressent, beaucoup plus, sans doute, que celles à propos
desquelles on sait d’emblée ce qu’on a à dire.
Dans le même temps, Nicolas Guiet
joue sur un paradoxe. Pour le projet qu’il réalise à la galerie L’H du Siège à
Valenciennes, en effet, les éléments de langage sont partout présents :
des parenthèses dans l’espace, des pointillés parcourant les plinthes des murs,
comme s’il fallait singer quelque grammaire ou syntaxe inconnue. Le point, la
ligne en zigzag, les formes courbes s’y retrouvent comme les termes d’un
vocabulaire inventé par lui : un langage imprononçable pour des morceaux
de gruyère nichés dans les murs ; une grammaire de signes sans mots. Ce
qui arrête le regard également, c’est la façon dont ces formes se développent
dans l’espace, s’y étirent. Comme s’il fallait le scander, le rythmer, le
parcourir tout entier par des lignes ou formes répétées. À chaque nouvelle
exposition en effet, beaucoup de figures récurrentes dans son travail se
reprennent, se redisent, essaient leur place et leur agencement les unes par
rapport aux autres. Elles se créent sur un principe de toiles tendues sur des
châssis agencés en volumes, qui sont ensuite peintes de couleurs vives :
des peintures qui se distendent et se logent dans les coins, les rainures des
murs, comme des parasites. Démultipliées de façon modulaire, elles envahissent
l’espace avec une stratégie propre à celle des moisissures ou des champignons.
Ce qui frappe, c’est leur côté séduisant de plantes vénéneuses qu’on rêverait
oser toucher. Ces choses posées là viennent agrandir nos visions les plus étranges
et les moins avouables. Des formes molles qui, une fois tendues sur châssis
avec la plus grande précision, la plus grande rigueur, deviennent regardables.
Faisant allusion à l’une de ses pièces, Nicolas Guiet évoque un « chewing-gum
étiré ». À une chose peu ragoûtante, de l’ordre du « crachat »
dont parle Georges Bataille, il octroie un aspect lisse et attirant, aux délimitations
bien dessinées, bien marquées, donnant forme à ce qui s’inscrit dans les angles
détournés de nos visions, s’immisce et s’installe avec permanence dans la mémoire.
Séduisantes, ces pièces
comportent le plus souvent des trous, des creux ; aux belles couleurs
s’associent des manques. Séparées dans le lieu d’exposition, la distance de
l’une à l’autre crée un espace à regarder et à parcourir à la fois. Ce qui ne
se touche pas se contemple et s’éprouve par le déplacement, dans des œuvres qui
prennent toute leur force lorsqu’on les met à l’épreuve de la marche et de la
vision sous tous les angles. En regardant dans les espaces intermédiaires et
entre ceux-ci ; dans les interstices. Ces volumes sont chaque fois
préparés, peints en blanc puis posés dans l’espace. La couleur, qui intervient
ensuite, dépend de l’environnement d’exposition. Aussi, si une pièce est
présentée à deux occasions distinctes, elle aura deux coloris différents. Car
Nicolas Guiet est peintre. Un peintre dont les peintures se développent en
trois dimensions. Dans le vocabulaire de l’artiste, on trouve des lignes et des
cercles, des surfaces reliées entre elles par des éléments courbes. Tout ce qui
s’agence s’agrège au moyen de la toile et du châssis. La couleur fait le reste.
Il utilise très peu de couleurs, une quinzaine dont chacune est bien repérée,
comme le « bleu playmobil », et des formes que tout le monde a
rencontrées, des cubes, des tracés dignes d’une culture pop, de la bande
dessinée ou de la science-fiction, mais aussi d’un minimalisme amusé. Tous ces
éléments se distribuent dans ses dessins préparatoires. Dans des vues dessinées
très précises des espaces dans lesquels il souhaite insérer ses formes, il
tente plusieurs compositions. Comme un architecte dont le matériau serait la
peinture, il agence les éléments de son vocabulaire, essayant et déplaçant
progressivement formes et couleurs qu’il replante ensuite dans l’espace.
L’espace, pour lui, devient ainsi
un immense terrain de jeu pour une vaste composition qui est comme le théâtre
d’événements visuels multiples et de fantômes d’objets. Ce qui s’y joue en
effet à l’échelle d’un lieu, c’est la distribution précise d’impressions et de
souvenirs de vision agencés entre eux, comme dans un tableau. Certaines figures
pyramidales rappellent celles que l’on trouve dans les dessins-partitions de
Iannis Xenakis où les formes se distribuent par masses distinctes, et plus
encore dans ses dessins d’architectures utopiques – je pense ici, par exemple,
à ses dessins de « villes cosmiques ». Parfois davantage encore que
le tableau, ces propositions spatiales évoquent en effet une partition
musicale, où chaque forme joue sa partie, dans un ensemble parfois dissonant où
chaque impression visuelle trouve à se développer dans l’espace. Ces
impressions ou évocations d’objets peuvent être réalisées au moyen d’outils
assez pauvres ; un bâton, une ficelle permettent d’en réaliser les
maquettes. Elles rendent compte de ce qui persiste lorsque l’objet est absent,
au sens où l’on parle de vision persistante : ce qui subsiste de sa
construction, de sa forme et s’inscrit sur la rétine. Ces formes, Nicolas Guiet
les déjoue en les agrandissant à outrance, en les assortissant de couleurs
industrielles, puis en les agençant les unes aux autres, créant ainsi des
sortes d’hybrides. Il redessine nos mémoires d’objets, dans une dialectique
toujours tendue entre ce qui se donne avec une certaine générosité et ce qui se
refuse à toute interprétation immédiate.
Des couronnes de galettes des
rois aux excroissances ménagées dans des cubes pour imbriquer des Lego, des
chewing-gums aux sculptures molles, des morceaux de gruyère aux bouffons
sortant de quelque boîte musicale, ce qui surgit des pièces de Nicolas Guiet ne
relève pas d’un langage articulé mais bien d’une mémoire un peu égarée. L’artiste
compose les éléments d’une symphonie silencieuse, dont toutes les parties
seraient prêtes à s’exécuter. Une grande peinture en sourdine pour une mémoire
visuelle tout en rapprochements, en déplacements. Ce qui advient, devant ces pièces,
s’apparente parfois au travail du rêve. Au réveil, il en reste peu d’éléments
mais tous se condensent à travers une image. Une fois mise en mots, celle-ci se
distend et se perd, sans doute, mais elle ouvre vers d’autres signifiants. Ce
qui frappa les nombreux auditeurs de la conférence du Vieux-Colombier d’Antonin
Artaud le 13 janvier 1947, c’est un corps criant inventant une nouvelle forme
de langage. Les pièces de Nicolas Guiet possèdent cette dimension d’invention. Elles
ont la vitalité et l’éclat des visions les plus justes et sonnantes, et la
complexité des œuvres qu’on n’a pas fini de regarder.
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RépondreSupprimer"qu'on a pas fini de regarder......" et de commenter.
RépondreSupprimerCe qui prouve bien que la tentative de mise à distance du langage critique est une boutade.
Ce que nous regardons nous regarde, c'est à dire s'inscrit dans un texte qui appartient à l'histoire du sujet, il me semble.
Ensuite il faudrait poser la question à un psychanalyste pour s'en assurer.
Cordialement Frédéric
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