Autobiographie
Mais le langage, chez Claude Faure, est aussi ce qui construit, se forge,
se façonne. Il n’est pas question ici, comme on ne l’entend que trop
aujourd’hui, de se construire une identité. Claude manie trop la nuance pour
savoir qu’il n’en existe jamais une, mais de nombreuses. Ce qu’il construit en
revanche, ce sont des histoires, des vies, des liens avec ceux qui l’entourent,
qu’il aime ou a aimés. C’est le cas dans une œuvre très touchante intitulée Éloge de Marie Limousin. Entre le
répertoire et la charge affective et personnelle très forte, l’œuvre présente
un collage des certificats de travail de Marie Limousin, sa grand-mère,
employée de maison, témoignant de son activité chez différentes personnes tout
au long de sa vie. Tantôt Marie est désignée comme cuisinière, tantôt comme
bonne à tout faire. Propre ou soignée, les adjectifs la concernant sont
saisissants. Ce qui reste de la vie d’une femme concerne sa propreté, son
dévouement, sa manière de se tenir en société. Dans le même temps, rangée sous
un pupitre, une chaine hifi diffuse la lecture de ces certificats de travail.
Sur un ton très froid, une femme avec un léger accent nordique lit l’ensemble
de ces textes qui résument une vie. Signe de son intérêt pour les registres,
l’œuvre Les receveurs et les receveuses
reprend quant à elle un annuaire des Postes trouvé également dans sa famille,
soulignant simplement les noms des postières d’une certaine catégorie. Le
principe se situe entre le système absurde de classement et la mise au jour
d’une réalité sociale et politique de la place des femmes dans la société
d’après 1914. Si Hanne Darboven et ses listes sont évoquées, c’est à un
registre beaucoup moins conceptuel que celui du travail de cette artiste que se
réfère Claude Faure. Comme chez Darboven, ses listes fonctionnent comme des
« indices » de lecture. Cependant, lui ne vise en aucun cas la
transposition plastique d’impressions glanées au cours d’une vie[2].
Pour lui, les dictionnaires et les listes installent le langage dans une
densité et une masse proprement physiques, visuelles. Les mots ont une matière
qui peut influer de façon sensible sur leurs significations. C’est ce qui le
retient avant toute chose dans le langage.
Ignorances en
réserve et stratégie de poète
Après dissipation des brouillards
matinaux, les lettres sont enfin lisibles ; à presqu’ il manque un e. Dans Less
is more, « more » s’écrit en réserve ; pour les espèces en voie de disparition, les
lettres s’effacent. Les riens et les
ignorances en réserve, les demi-mots en demi-teintes, le mot
« minimal » sans les voyelles, l’absence de marquage écrite ton sur
ton, tout cela se côtoie chez Claude Faure dans ses objets, sculptures, œuvres sur
toile ou cédérom (La dérive des
continents, 1990-2008). Deux livres existent pourtant, dont les titres très
choisis sont respectivement Pas un mot
plus haut que l’autre (1991) et Les
minimes (2007). Comme si tout ce qui trouvait à s’écrire, chez lui, ne
pouvait se faire que sur le mode de la litote. Dire le moins sans jamais
chercher à dire le plus. « Quand je ne me force pas, je me retiens. J’en
fais un système esthétique », dit-il. D’un côté, donc, les textes du
recueil Pas un mot plus haut que l’autre
penchent du côté de l’absence, du non-dit ou de l’à moitié dit. De l’autre, ses
mots sont envahis par la couleur. Ainsi dans la sérigraphie La couleur des mots, dans laquelle les
mots sont à énoncer au même titre que le nom des couleurs dans lesquels ils
sont écrits. Sans distinction de catégorie entre des mots possédant un sens et
des éléments de nature plastique et visuelle (taille des mots, couleur de
ceux-ci).
Entre tentation du concept et séduction de la couleur, Claude Faure se
fraie une voie à part dans le champ de l’art contemporain. Tordre le langage,
c’est à quoi tend la Dérive des
continents. Dans un système interactif, il invite le spectateur ou
utilisateur de son cédérom à venir avec sa souris titiller le mot là où il peut
être susceptible de se modifier. Dissiper les brouillards matinaux en
éclaircissant progressivement l’image, agrandir et bomber le w du mot Wonderbra
et lui faire jouer ainsi l’effet escompté, un train peut en cacher… un autre et
dans la manière dont il s’inscrit à l’écran, percuter cet autre qui était dans
un premier temps caché. Mis en mouvement dans cette écriture interactive, le
langage est également mis en branle, pris à son propre piège, tourné
intégralement en jeux de mots et mots d’esprit. À la question de la difficulté
à exprimer les choses par le langage, Claude Faure, répond :
« Impassible n’est pas froncé » ou encore « à l’impossible nul
n’est ténu[3] ».
Éloge de l’italique (1989)[4],
l’une de ses œuvres emblématiques, est un objet-livre évoquant la collection
blanche chez Gallimard, dont la forme est légèrement penchée. Dans un esprit
tautologique, il incline l’objet « italique » afin de lui rendre
hommage. Faire coïncider la forme et le sens, la matière et la signification,
c’est à quoi tend le système qu’il met en place. Utiliser l’italique, c’est
voir le monde de biais, mais aussi travailler sur le principe de la citation,
des paroles rapportées et, dans le cas de Claude Faure, légèrement modifiées.
Sa stratégie est celle d’un poète car c’est le langage qui gouverne la forme,
et la forme qui à son tour modifie le langage. Imbriquer l’un et l’autre, ne
plus considérer que dire et figurer sont deux actions antinomiques, c’est ce
qui fait de ces oeuvres des lieux de réflexion particulièrement vivaces sur le
lien entre le texte et l’image, dans la mesure où l’un ET l’autre sont
modifiés, transformés. Il sait que les choses peuvent à peine se traduire en mots.
Puisqu’il est plasticien, Claude Faure utilise des objets. Dans le
rapport conflictuel qu’il entretien avec eux, il va parfois jusqu’à les
détruire. Dans une exposition organisée à la galerie Jacques Donguy à laquelle
participait Jean Dupuy, ce dernier avait inscrit la phrase : « Caisse
que j’ai fait ? Caisse que je n’ai pas fait ? ». Cette phrase
était devenu le point de départ d’une œuvre de Claude Faure qui, prenant son
ami au mot, s’était emparé du poème « Le cageot », de Francis Ponge.
Concevant une installation, il avait imprimé le poème et placé sous le texte un cageot brisé.
Par un tel acte, l’artiste appliquait les termes du poète « à la
lettre ». Dans le poème, Ponge écrit en effet : « Agencé de
telle façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne
sert pas deux fois. » Il termine en parlant de cet objet « sur le
sort duquel il convient de ne pas s’appesantir longuement ». Entre
l’interprétation littérale et la traduction en objet, Claude Faure ne choisit
pas : il donne à ses œuvres, qui sont chaque fois le résultat non
seulement d’actes physiques, mais d’une attention très vive à la plasticité des
formes, une dimension sémantique. Il joue encore avec Francis Ponge et son Parti pris de choses en présentant trois
planches de bois portant le bandeau rouge des éditions Gallimard portant la
mention « Ponge », auxquelles il donne le titre de Trois choses. Le nom de l’auteur se
substitue au titre du livre, qui lui-même devient un simple objet, une chose.
Ce sont ces renversements permanents qui fondent son travail. Un livre sans
texte. Un livre-objet. De la même façon, il prend trois exemplaires du livre de
Jean Echenoz, Nous trois et les
installe côte à côte sur une planchette de bois, les instituant ainsi en
œuvres. Cette fois, le texte n’est pas évidé, ni effacé, mais sa seule
existence reste celle du titre. Redoubler le sens du mot dans l’objet,
exacerber l’image propre d’une chose par le langage : lorsque Ponge dit
qu’oiseau, pour lui, devrait s’écrire avec un v (oiveau), afin de donner à voir la forme de celui-ci lorsqu’il vole,
il regrette que la langue et la forme du langage ne puisse davantage
s’infléchir l’un l’autre. Claude Faure, lui, donne au langage une vraie
matérialité. Il le tord en objet. C’est dans le support que s’exprime une idée.
Pour lui, il s’agit de « replanter les signes dans un matériau, dans une
infinité de matériaux ».
Bien qu’il réfute le principe de hasard et s’oppose en
cela à la démarche de Raymond Hains, Claude Faure et Hains ont une certaine
parenté d’esprit. « Je prends les choses au pied de la lettre pour mieux
retomber sur les miens », disait ce dernier. Le travail de Claude Faure se
situe également au pied de la lettre : une lettre qui se renverse s’il le
faut, qui disparaît (« presqu »), s’efface ou apparaît
progressivement (« Après dissipation des brouillards matinaux »),
pour mieux faire apparaître le sens. Chez lui, le sens devient plastique. La
traduction de l’idée se fait en couleur et en forme. Dans ses œuvres, l’artiste
utilise très fréquemment des stratégies du renversement. S’il regarde le monde
de biais, Claude Faure le regarde aussi par-dessous, par-dessus, en position
inversée. De là vient l’étrangeté de ses maximes, qui ne sont pas simplement
des sentences brillantes ou amusées, mais de véritables renversements du
sens.
The less you see, the more you say
L’une de ses séries d’œuvres importantes s’intitule Série blanche. Entendez par là un ensemble de toiles sur lesquelles
il inscrit un mot ou un texte en blanc sur blanc, ou parfois en réserve, en
perçant ou en ouvrant le support. Le blanc est ce qui se trouve entre les mots,
entre les lettres et entre les formes. C’est aussi la blancheur mallarméenne,
« l’absente de tout bouquet », la blancheur d’une fleur simplement
désignée par son manque, non représentée. Le blanc joue inévitablement son rôle
symbolique, presque symboliste de pureté. Il fait signe vers la poésie, vers la
blancheur de la page. Il est aussi ce qui s’installe dans l’entre-deux des
formes afin de leur donner sens.
« Le démarrage, la source de la Série
blanche est une réflexion sur le blanc, sur le fait qu’il n’y a pas deux
blancs identiques, comme à la limite il n’y a pas de blanc pur dans notre
environnement quotidien, dit-il. Ce sont plutôt des gris plus ou moins clairs.
Il y a le croisement de deux types de considérations : la question
qu’est-ce qu’un blanc ? Et le blanc comme manque. Avec comme exemple
massif l’expression allemande de Goethe : « Mehr Licht » :
davantage de lumière ou « Plus blanc que blanc. » » Dans une
œuvre telle que L’œuvre ouverte,
l’expression est écrite en français et en italien (Opera aperta) en ménageant des ouvertures ou des trous à l’endroit
des o ou des e. Le mot est ainsi ouvert, et l’œuvre avec lui. Elle insiste sur le creux, la réserve. La référence
à Lucio Fontana est explicite. Pour Claude Faure, il s’agit à nouveau de
mettre en péril ou d’attaquer le support. Ouvrir l’œuvre en l’enserrant dans un
ensemble très précis de références contemporaines, telle pourrait être une
autre définition du travail de l’artiste. « Je me sens très inséré dans le
contemporain, avec beaucoup d’influences », avoue-t-il.
Ouvrir l’œuvre, c’est aussi penser le langage
dans son lien avec un support qu’il s’agirait de modifier, de travailler. C’est
le cas dans la série des Étagères ou
des Bibliothèques. Évidés, vidés de
leur contenu, les livres sont collés et suspendus au-dessous des planches des
étagères. Seule leur tranche reste visible. Il associe ainsi un principe de
lévitation des objets, proche d’un procédé surréaliste, à une volonté purement
plastique de montrer une succession de graphismes et de couleurs différentes.
Les livres sont rangés par format et par coloris, suivant un principe qui n’est
pas celui du hasard mais bien celui d’un classement aberrant. Ainsi classés,
les mots retrouvent un enchaînement que l’on n’attendait pas, de L’amour dingue à Laurent Le Magnifique, du Bonheur
des dames aux Dents du tigre.
« Le langage est tellement plastique qu’on peut le mettre dans plein de
médiums différents, y compris dans le livre. Soit le livre doit être
fonctionnel, soit je le fige dans sa matérialité avec les bibliothèques »,
explique-t-il. Figé dans sa matérialité, le livre continue de fonctionner en
tant que signe. Comme dans cette scène de dispute dans le film Une femme est une femme, où Anna Karina
et Jean-Claude Brialy ne communiquent plus que par titres de livres interposés,
les titres encore visibles de livres choisis par Claude Faure font sens dans
l’enchaînement qui s’opère de l’un à l’autre. Même figé dans sa matérialité, le
livre produit des significations. C’est dans cet entre-deux entre objet et
signe que réside tout son travail.
Dans plusieurs de ses œuvres, il joue sur une partition entre l’œuvre et
son titre : une partie du texte est écrite sur le support de l’œuvre elle-même,
tandis que l’autre apparaît dans le titre. Ainsi pour l’œuvre intitulée La Pittura. Sur l’œuvre, nous ne lisons
plus que Cosa mentale. Au spectateur
de reconstituer la phrase de Vinci : « La
pittura è cosa mentale ». Pour l’œuvre The less you see, the more you say, seule la mention The less you see est inscrite sur
l’œuvre. The more you say en est le titre.
Comme si seul ce qui concerne le langage trouvait à s’inscrire, tandis que ses
conséquences visuelles traduites par un manque pouvaient à l’inverse s’écrire.
« Enfin Daguerre vint, écrit Paul Valéry[6]. »
Ajoutant : « Ainsi
l’existence de la Photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire
ce qui peut, de soi-même, s’inscrire », concluant ainsi à une
éviction de la parole et de la description par l’image. Rien de tout cela chez
Claude Faure. Ce rôle d’inscription accordé
à la photographie, il semble qu’il le redonne au langage, en le tournant en
objets.
Faire prendre forme, mettre en couleur, décaler, faire lire dans tous les
sens, le travail de Claude Faure consiste à fabriquer des objets dans lesquels
forme et sens sont parfaitement imbriqués, si liés l’un à l’autre qu’ils
provoquent un rire sensible, cristallin. Dans ses pièces, il n’y a pas à
comprendre. Il suffit d’entrer dans un système, dans une sensibilité au sein de
laquelle la forme devient lieu du sens. Une stratégie du renversement se met en
place. Claude Faure oublie les noms savants pour mieux prendre le langage à son
propre piège et le retourner comme un gant. Puisqu’il se modifie en objet, on
peut le tourner à l’envers, le voir dans un miroir, regarder de l’autre côté si
l’on peut le modifier dans quelque couleur ou matériau. Prendre les mots pour
mieux se saisir du monde. Ou se dessaisir en lui.
Marion
Daniel
Paris, Reykjavik, le 4 avril 2012
[1] Les notes
non référencées de ce texte proviennent d’entretiens de Claude Faure avec
l’auteur en 2009, 2010 et 2011.
[2] Voir
notamment l’œuvre Für Jean-Paul Sartre,
1975, Centre Georges Pompidou, en trois parties, qui décompte le temps d’une
vie jusqu’en 1975 et transcrit dans un langage plastique les Mots ainsi qu’une interview donnée par Sartre.
[3] Phrases
extraites de Claude Faure, Minimes,
Galerie Bernard Jordan, 2007.
[4] Éloge de l’italique, 1989, Emily Harvey
Foundation.
[5] Les
citations de Claude Faure non référencées proviennent d’entretiens avec
l’auteur en 2009, 2010 et 2011.
[6] Paul Valéry,
« Discours du centenaire de la photographie », Bulletin de la SFPC (mars 1939, 4e
série, t. I, n°3. Repris in Études photographiques, 10, novembre
2001.
Quelqu'un de bien.
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