Présente au monde, Esther Ferrer l’est tout entière et tout le temps. À
ceux qui s’étonnent qu’elle soit la même dans la vie et dans ses performances,
elle répond : « oui, c’est le même corps ». « C’est comme
si la performance travaillait le réel en direct et l’installation, son image en
différé[1] »,
dit Esther Ferrer, dont tout le travail peut se penser dans une relation étroite
entre la performance – qui implique une présence du corps en mouvement – et l’installation.
Elle passe de l’une à l’autre, sans solution de continuité. « Il me semble
que toutes les deux, performance et installation, emploient les mêmes éléments
mais de façon différente[2] »,
précise-t-elle. Elle ne recherche pas les expositions. Cela tient sans doute à
plusieurs paramètres de son travail : sa part performative, qui se marie
mal à l’arrêt sur image ; un processus de pensée, aussi, qui se déroule
ailleurs, dans l’atelier ou dans la rue, sans que la problématique de l’exposition
ne se pose pour elle. Toujours une question de diffusion, réelle ou différée.
Lorsqu’on choisit néanmoins d’en organiser une, comment exposer le travail et
la pensée d’Esther Ferrer, tout en restant fidèle à leur pluralité de formes ?
Comment restituer la performance, en rendant compte d’actions qui sont
fondamentalement éphémères ? Vidéos et photographies réalisées par des
spectateurs constituent des documentations de performances, tandis que les
installations ont vocation à s’inscrire dans l’espace. Posée à titre d’hypothèse,
la notion de ligne et de chemin tracés permet de penser ce va-et-vient. « Je
cherche le langage le plus clair pour ce que je veux dire[3] »,
affirme-t-elle. Que signifie cette phrase en termes de traductions plastiques ?
Quels sont ces éléments communs dont parle l’artiste ? La
dialectique qui met en relation corps et espace devient un moyen pour penser
son travail.
Espace-temps-présence : avec cette triade, Esther Ferrer conçoit
toutes ses œuvres. Un espace qu’elle parcourt, dont elle éprouve les limites
par la marche ; qu’elle délimite et façonne, aussi, dans ses
installations. Je me souviens du geste consistant à tracer un carré avec du
scotch bleu au sol autour de l’œuvre Les
Trois Grâces dans l’exposition du Frac Bretagne. Le dernier jour du montage, Renée Levi, qui avait au même moment une
exposition dans une autre salle, était présente dans l’espace d’exposition d’Esther.
Avant l’ouverture au public, plusieurs personnes avaient déjà buté dans cette
structure fragile en fils de pêche juxtaposés suspendant trois chaises dans l’espace,
faisant sauter ces fils comme les cordes d’une guitare. Décider de tracer un
carré au sol, en délimitant une surface à l’intérieur de laquelle il ne serait
plus possible de pénétrer ne fut pas chose aisée. Cela ajoutait à l’œuvre un élément
qu’elle ne comportait pas dans sa forme initiale présentée à la Biennale de
Venise en 1999. Bien plus, ces lignes au sol donnaient de l’espace une
perception trop évidente, celui-ci devenant clairement balisé. Les
interdictions ne sont pas le fort d’Esther Ferrer. Pourtant, lorsqu’avec Renée
Levi elle trace au sol une ligne bleue – beaucoup moins agressive et nette qu’une
ligne rouge ou noire –, un autre espace se dessine pour l’œuvre. Cette action
de tracer est fondamentale pour comprendre ce travail, dans lequel des lignes délimitant
des territoires invisibles donnent naissance à des installations que nous
sommes invités à éprouver, tantôt en les contournant, tantôt en les enjambant.
Avec cet ajout, Les Trois Grâces
retrouvaient la forme carrée souvent tracée par l’artiste, un espace horizontal
venant contrebalancer le premier, vertical.
« Parcourir un carré », l’entreprise a été tentée toutes les
fois qu’elle a donné la performance éponyme. Chez Esther Ferrer, les
performances se disent et se représentent. Elles peuvent être traduites en mots
ou en images. Pour chacune, il existe un texte ou un dessin, parfois les deux,
dans ce qu’elle nomme des partitions. Elle travaille comme une musicienne. En
tant que réalisations dans l’espace, ses pièces ont une durée. Le principe de réactivation concerne à la fois les performances et
les installations qui sont réinterprétées, réadaptées à chaque nouvel espace. Parcourir un carré de toutes les façons
possibles établit une corrélation entre le tracé d’une forme géométrique et
un mouvement physique dans l’espace. « La question est de parcourir »,
martèle Esther Ferrer, comme si dessin et déplacement participaient d’une même
action.
« Parcourir un carré de toutes les façons possibles, qui comme son nom l’indique
consiste à parcourir un carré de toutes les formes possibles, trois, quatre ou
cinq lignes si on pénètre dans son intérieur. Comme d'habitude elle peut être
faite par une personne ou beaucoup, cela dépend des possibilités. La question
est de parcourir un carré, la taille, la façon, le rythme, le nombre de
personnes, etc. sont complètement aléatoires. […]. Les variations sont nombreuses, car il faut tenir compte du fait que
pour moi ce n'est pas la même chose d’aller de droite à gauche que de gauche à
droite, ni marcher normalement et marcher en reculant […][4]. »
Ce n’est pas la même chose car cela participe d’un choix, fondamental
pour l’artiste, qui consiste à tracer une voie. Pour elle, un espace s’éprouve,
se ressent. Cette performance a donné lieu à une installation, réalisée pour la
première fois à Roskilde en 2001. Sous forme de dessin puis de partition, elle
matérialise un ensemble de permutations par un système de flèches indiquant le
parcours choisi. Parcourir un carré, Un espace à traverser, Performance à plusieurs vitesses, Performance à plusieurs hauteurs : il s’agit
chaque fois d’inventer des déplacements possibles dans des espaces donnés, en éprouvant
tous les paramètres de ces derniers par des variations de vitesse, de rythme,
de direction, de style de marche. Comme l’a montré Tom Johnson dans un très
beau texte sur le travail d’Esther Ferrer, la répétition est un concept
impossible. Un concert ou une performance ne peuvent être joués ni écoutés deux
fois de la même manière. Esther Ferrer parle davantage de permutations et de
variations, qui s’opèrent à l’intérieur de ses performances et dans chaque
nouvelle exécution qu’elle en donne. Proche de John Cage, elle s’intéresse à l’espace
en tant qu’il est porteur de toutes ces impuretés, décalages, imprévus, « habité »
par des mouvements multiples mais aussi par les sons de ce monde. « […] Le
silence devient quelque chose de différent – non plus du tout du silence, mais
des sons, les sons ambiants. La nature de ces derniers est imprévisible et
changeante. Peut-être faut-il devoir compter sur ces sons (que l’on appelle
silence uniquement parce qu’ils ne font pas partie d’un intention musicale)
pour exister. Le monde grouille de ces derniers, et, de fait, il n’est pas de
lui qui n’en contienne pas[5] »,
écrit John Cage.
Écouter les sons de ce monde ou l’arpenter par la marche : comme
ses installations, les performances d’Esther Ferrer sont extrêmement simples.
Une performance se déroule au présent, lorsqu’une ou des personnes la réalisent,
à des vitesses chaque fois différentes. Elle intègre par essence les notions de
temps et de présence, également constitutifs de l’installation : réalisée pour
une durée donnée dans un espace spécifique, s’activant au contact des
spectateurs, l’installation est le plus souvent détruite à la fin d’une
exposition. L’artiste pense la circulation à l’intérieur d’un espace sur le
principe du fil : celui qui s’amasse, constitue progressivement une masse
puis se déroule pour former des lignes dans des œuvres telles qu’Au fil du temps, mais aussi celui qui
trace un parcours, un chemin. Le chemin
se fait en marchant : cette performance réalisée à de nombreuses
reprises dans des lieux comme Ramallah en Palestine, Toulouse ou Rennes, désigne
une donnée fondamentale de son esthétique. Ce titre est celui d’un poème d’Antonio
Machado. « Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant »,
précise-t-il.
« On pourrait presque dire que la pensée se fait en marchant, car
comme écrivait Jean-Jacques Rousseau (peut-être suivant la tradition ou la légende
des péripatéticiens) : « Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt
que je m’arrête, je ne pense plus et ma tête ne va qu’avec mes pieds[6]. » »
Cette phrase vaut pour son travail, dans lequel rien ne se donne a priori, sans que le corps ne se mette
physiquement et mentalement en mouvement. Le fil s’enroule, s’emmêle, se casse,
se raffistole, lie des éléments qui ne l’étaient pas. Comment ne pas voir cette
œuvre comme une incitation, non autoritaire, à percevoir le réel autrement ;
à repenser et organiser notre propre rapport au monde en y traçant des
lignes ? C’est l’œuvre « nomade » dit l’artiste, vouée à accueillir
les transformations provoquées par le temps. Elle intègre et pense les vides
qui sont comme sa colle. À celui qui s’attendrait à trouver des œuvres d’une
grande densité de matière, très « plastiques », elle donne une fin de
non-recevoir. Une fois réalisées, ces installations qui existent avant tout à l’état
de concept proposent au spectateur de considérer les contours et limites de son
propre corps. De tracer son propre espace, en repensant son rapport à l’autre.
L’espace des installations et celui des actions d’Esther Ferrer est
fondamentalement l’espace réel. Cette idée très simple permet d’appréhender une
grande part de son travail.
« Je disais tout à l'heure que la performance n'a pas de domicile
fixe et que j'aime ça ; normalement le domicile de ceux qui n'en ont pas
un, c’est la rue, et je pense
que de plus en plus l'art doit investir la rue. Pour cette raison je vais
sortir dans la rue pour cette performance : on prend une chaise, et on la tient
comme ça. Je marche, si vous voulez participer, prenez une chaise et marchez
avec moi, en ligne par exemple, (je sors de la maison), je marche avec la
chaise, je m'assoie, je regarde le spectacle, j'applaudis. […] L'action peut
durer autant qu'on veut, mais la durée idéale pour moi est de 24 heures (avec
des interruptions pour manger, faire pipi ou autres nécessités, physiologiques
ou d'autre ordre plus stimulant), etc. »
Choisir l’espace réel c’est refuser la fiction ou l’illusion, en
acceptant toute sa trivialité ; jusqu’à accueillir, sans détour, un effet
si vrai qu’il en devient absurde. Esther Ferrer rejette tout esprit de sérieux.
Dans un entretien avec Eric Dicharry, elle insiste sur la notion d’ « accident »
pouvant surgir dans la situation réelle. L’action – plus ouvert que celui de
performance, ce terme désigne toute forme de réaction à un événement dans l’espace
– se donne au présent, dans un temps et un espace dont elle accepte les aspérités.
« Naturellement “l’accident” peut arriver, dans le théâtre ça sera une
catastrophe, pas dans la performance telle et comme je la comprends, tout
ce qui arrive fait partie de l’action, c’est le réel qui s’impose, à toi de l’intégrer
dans ton action comme tu veux ou comme tu peux. Ma réaction à cet accident sera
aussi naturelle que dans la vie de tous les jours, si quelqu'un par
exemple m’empêche de marcher je peux réagir de beaucoup de façons différentes, je
peux m’arrêter et attendre qu’on me laisse passer, dans ce cas l’action peut
prendre des chemins très différents de ceux que j’avais pensés, mais c’est
ça l’action. Ce réel qui s’impose est plus important que ce que j’avais pensé
faire. Je peux réagir aussi en poussant la personne qui m’empêche de
marcher ou faire ce que j’ai envie de faire dans ce moment, ça dépendra
de mon humeur du moment[7]. »
Dans son texte « Accident
et nécessité dans l’art », publié en 1957, Rudolph Arnheim montrait
comment dans toute la peinture occidentale, sous l’impulsion des romantiques
qui en font un véritable facteur de composition au même titre que l’inconscient
et le rêve, l’accident devient une donnée fondamentale de la création, les archétypes
d’une vision trop rigoriste et schématique de l’art étant mis au second plan « quand
il y a détresse des nations et perplexité ». Au-delà d’une vision liée à
la peinture, cette réflexion révèle que l’acceptation de l’accident a une
dimension politique : elle prend en compte le réel, avec toutes ses aspérités,
en particulier dans les périodes troublées. Ce qui intéresse Esther est toujours d’ordre
politique : non pas dans un quelconque message à délivrer mais dans son
attention si vive à être présent à l’espace que l’on habite. L’accident n’est pas le hasard, qui aboutirait à un non-choix, ce qu’elle ne
vise jamais. Bien au contraire.
Elle dit parfois que son
travail est fondé sur « un minimalisme très particulier basé sur la rigueur de
l’absurde ». Dans sa définition
des œuvres minimalistes, Michael Fried a mis en avant le fait qu’elles ne
reposent plus sur l’illusion mais sur la présence physique de l’objet. Esther
Ferrer retrouve précisément Donald Judd lorsqu’il déclare : « les
trois dimensions sont l’espace réel[8] ».
Minimales, ses pièces réalisées autour des nombres
premiers le sont aussi, de même que ses Pyramides,
une série d’installations mêlant
structure géométrique constituée de câbles et peinture gestuelle appliquée sur
un mur adjacent, basées sur des combinaisons mathématiques.
Pourtant, la plupart des décisions prises dans la réalisation des Pyramides relève davantage d’une
sensibilité aux mouvements d’un corps dans l’espace. « Je voulais mélanger la rigueur des structures
géométriques avec la spontanéité et l’anarchie de la couleur appliquée de façon
gestuelle », ajoute-t-elle. Plus
que l’absurde, dans ce cas, c’est l’ « anarchie » qui contrebalance
une forme trop figée. L’artiste lutte précisément contre le trop grand
rigorisme de l’art minimal. Dans ses pièces intégrant les mathématiques, elle s’intéresse
à la notion d’infini, allant délibérément du côté des structures ouvertes et du
désordre plutôt que de celui des données quantifiables. Mais en mêlant
structure et spontanéité, espace et corps, tout se passe comme si elle donnait
en quelque sorte forme et matérialité au projet formulé de l’art minimal, pour
lequel la perception des objets dans un espace réel doit déterminer toute une
dynamique de création.
Pour Esther Ferrer, performances et installations sont des situations.
Du latin situs (lieu,
emplacement), une situation a lieu dans un espace et un temps donnés. Elle
parle aussi parfois de « situactions[9] ».
« A s’avance et se met derrière C.
Le temps s’écoule. » Elle est de ces artistes qui donnent à la participation, notion galvaudée s’il en
est et qu’elle rejette pourtant, tout son sens et sa nécessité. Le mot « situation »
renvoie de son côté aux « Situationnistes ».
« Dans la performance, nous sommes tous des viveurs dans le sens que donnèrent
à ce mot ses inventeurs, les Situationnistes. Tout ce qui arrive pendant ce présent
performatif fait partie de la performance, et quand je dis tout, je veux dire
ce qui était prévu et ce qui n'était pas prévu, ce qui est désirable et tout ce
que normalement on considère comme indésirable : l'accident, l'erreur et même
la fameuse participation (dans mon idée de performance, la participation est inévitable
de toutes façons)[10] . »
Esther Ferrer pense de façon radicale la relation d’un corps à un
espace. Elle entretient un rapport processuel avec ses actions et
installations. Toutes existent à l’état d’idées, puis de maquettes ou de
dessins. Avant d’être réalisées, elles ont une vie dans la tête de l’artiste
qui les date du moment où l’idée en est née, puis se transforment dans le temps
de la réalisation et de l’exposition. C’est le cas, par exemple, de l’œuvre Mémoire, une installation dans laquelle
des enveloppes ouvertes s’affaissent au fil du temps de l’exposition. Ainsi, même
ce qui semble relever strictement de l’installation et de l’objet intègre la
dimension du temps. Elle va très loin dans son refus des objets qui, cependant,
sont partout. Dans une exposition de 1997 au Centre d’art contemporain de Séville
intitulée « De l’action à l’objet et vice-versa », l’artiste place
pourtant explicitement l’installation dans la catégorie des objets. Elle en réalise
de nombreux, préhensibles, composés d’éléments usuels détournés – des cadres (Dans le cadre de l’art), des « jouets
éducatifs », godemichés composés à partir d’avions de chasse miniatures et
autres jouets à thèmes guerriers. Cependant, son désir est d’en produire le moins
possible. L’objet englobe le dehors, ce à quoi on se confronte – pour être plus
précise en reprenant la définition du réel par Lacan, « c’est quand on se
cogne ». En ceci, les installations d’Esther Ferrer sont des objets :
elles donnent corps à des concepts, matérialisant en trois dimensions nos
perceptions de l’espace. Nous sommes invités à passer au travers, à se glisser
dessous, à s’infiltrer à l’intérieur de ces structures composées de fils, câbles,
peinture, chaises, autant d’éléments usuels. À buter contre, aussi, parfois.
Au début de ce texte, j’ai parlé de va-et-vient :
le va-et-vient hésite entre deux options possibles, sans jamais en choisir une.
Pousser cette idée à sa limite amènerait à un non-choix et à une absence totale
d’œuvre. Dans le transport d’une de ses expositions, il n’y a rien ou peu de
chose, par exemple trois chaises destinées aux Trois Grâces ; simplement parce qu’elle en aime l’arrondi qui correspond
bien aux courbes féminines des nymphes. Cependant, elle pourrait aussi bien en
utiliser d’autres. Toutes les versions
sont valables… ou presque. Une pièce murale, qu’elle demande à d’autres
personnes de réaliser, se fait suivant une partition qui laisse libres les
paramètres d’espacement, de grosseur du trait. Toutefois, si elle le pense nécessaire,
elle demande à ce que celle-ci soit effacée puis refaite. Non pas tant que la réalisation
ne corresponde pas à l’image qu’elle en a ; plutôt parce qu’elle demande à
celui qui la réalise d’être présent et engagé à ce qu’il fait. D’être là. Toutes les versions…, à condition d’en choisir une.
« En réalité quand j'ai trouvé ZAJ j'étais en train de réfléchir
sur la possibilité de faire un travail artistique éphemère, qui ne laisse de
traces que dans la mémoire de celui qui le regarde, c'était l'époque où j'ai
commençais mes premiers projets avec des fils, donc la performance me convenait
très très bien. Finie l'installation, il ne restait rien, parfois même pas une
photographie, car faut dire que à l'époque en Espagne, souvent il n'y avait
aucun photographe ni aucun journaliste sur le lieu[11]. »
Éphémères, ses installations sont constituées d’objets qui retournent à
leur « usualité » première.
« Une autre chose que j'aime est l'idée que ces éléments, une fois
finie l'installation, retournent à "leur quotidien" à eux, et
remplissent encore une fois la fonction pour laquelle ils ont été fabriqués[12]. »
George Brecht précisait qu’à la différence des ready-made de Duchamp,
il était possible de s’asseoir sur ses Chair
events. Inspiré notamment par John Cage, l’art action est allé très loin
dans son refus de sanctifier l’œuvre d’art. Esther Ferrer lui donne la forme la
plus souple, aussi non pontifiante que possible. Cette forme souple n’est
pourtant jamais non-forme. À l’opposé, l’artiste vise une précision folle qui n’en
finit pas de se reprendre, de se dire à nouveau, dans un autre lieu et un autre
temps. Le « même corps », jamais pareil.
Une exposition consacrée à Esther Ferrer est toujours une hypothèse. Du
geste physique à une présence du corps qui s’affirme progressivement, les
quatre installations montées à Rennes témoignent d’une sorte de gradation. Le
geste physique est présent dans les Pyramides.
Ici, pas de corps mais celui, très réel, de l’artiste qui construit cette
immense installation, apposant son geste pictural sur les murs ; le corps
du spectateur, aussi, qui est amené à s’y déplacer. La couleur joue son rôle :
une couleur industrielle, mixant couleurs primaires et fluos qui compose un
espace rythmé. Silhouettes pense de
façon explicite la question du corps et de ses limites. Trois grosses cordes ou
« bouts » utilisés pour le bateau disposés en cercles y sont disposés
les uns au-dessus des autres, leurs diamètres s’accroissant à mesure qu’ils s’approchent
du sol. En pénétrant à l’intérieur de cette structure, nous ressentons à la
fois les limites d’un corps schématisé dans l’espace et nos propres limites,
notre espace étant totalement déterminé par ces cordes fermées. Dans le même
temps, cet espace reste ouvert, simplement délimité par l’épaisseur de trois
cordes. Plusieurs pièces d’Esther Ferrer jouent sur cette dialectique
ouvert-fermé. Nous sommes chaque fois invités à voir les structures composées
de vides comme des pleins, à recomposer des figures. Pourtant, dans un refus de
se placer en monuments autoritaires, ces pièces laissent toujours le regard et
le corps circuler, ressentir les vides. L’épisode raconté à propos des Trois Grâces est significatif à cet égard :
est laissée au spectateur la possibilité de franchir ou non les lignes d’un
carré. Esther Ferrer s’intéresse à ce qui vient très légèrement modifier notre
trajectoire. Dans la dernière installation présentée, Perfiles, elle donne corps
à une vision qu’elle a eue étant enfant. En cours de biologie, on lui parle d’ondes
émises par le corps ; elle s’imagine entourée de lignes contournant sa
silhouette, s’agrandissant à mesure qu’elles s’éloignent d’elle. « C’est
un corps qui se déploie dans l’espace et qui disparaîtra un jour », ajoute-t-elle. Accompagnant cette
disparition, les traits du mural s’effacent progressivement.
Absent-présent, le corps s’affirme depuis la trace physique d’un geste,
sa représentation abstraite sous forme de cercles concentriques ou de chaises
avec figures absentes, jusqu’à sa propre silhouette dans Perfiles. Et ce qui en reste une fois l’installation et la
performance finies, ce sont des traces, des lignes, des indices d’un passage.
Des traces qui, fondamentalement, font image.
Réelles et différées.
Esther Ferrer conçoit l’espace comme une vaste partition pour les corps.
Tout ou presque, peut être refait, rejoué. Le parti adopté de l’exposition de
Rennes s’est situé du côté de la documentation et non de l’archive, l’artiste
rejetant l’aspect fétichiste que peuvent prendre ces documents : existant à
l’état de fichiers numériques, les photographies de ses actions qu’elle a scannées
au fil des années ont été tirées sur des papiers très simples. Plus nombreuses
que les vidéos, elles choisissent le parti du « geste arrêté », dans
un refus de mimer l’action ou le mouvement. En plaçant des ensembles de
photographies et de vidéos sur les murs en relation avec les installations, un
processus de travail est suggéré dans une dynamique de renvois, où chaque réalisation
peut en amener une autre. L’idée est de pénétrer dans un mouvement de travail
et de pensée. Surtout ne rien figer. Placées à proximité des installations, ces
traces d’actions et d’installations passées viennent y apporter une épaisseur
de temps. Disposées en série, des photographies décomposent un mouvement comme
des sortes de vidéogrammes. D’autres se juxtaposent, mettant en liens des
actions différentes. À travers ces restes et ces fragments, Esther Ferrer
incite le spectateur à tracer ses propres lignes, à se mettre en marche. En
dessinant des gestes et des figures qui s’impriment dans la mémoire.
Je reprends l’idée ouvrant ce texte : pour Esther Ferrer, les
installations produisent une image du réel en différé. Qu’est-ce qu’une image en différé ? Une vue de l’esprit,
une image de pensée, une mind map ?
Pour Walter Benjamin, les images de pensée sont des sortes de condensateurs de
pensée. Produites en différé, les images d’Esther Ferrer sont dialectiques :
elles rendent compte au présent d’une expérience passée qui peut être une
performance, construisant dans tous les cas une forme en écho à une expérience.
De la même façon, les installations se rejouent comme des partitions. Regarder
un corps figé se propageant dans l’espace, placer sa silhouette à l’intérieur
de celle-ci, se glisser sous les cordes des Silhouettes
afin d’être encerclé, voir l’espace à travers les fils d’une pyramides : les
modifications de la perception sont chaque fois infimes. Elles produisent une image
à l’échelle d’un espace, dont les contours ne sont jamais fixes ; une
image constituée de vides qui délimitent autant de figures à parcourir. Draw the line, Walk the line.
Marion Daniel
Paris, le 8 février 2014
[1]
Esther Ferrer, revue « Inter » n° 74, 1999, p. 29
[2] Ibid.
[3] Les
citations non référencées de ce texte sont extraites d’une série d’entretiens
avec l’auteur en 2011 et 2012.
[4]
Esther Ferrer, « Raconter des performances ». Partition, 1995. C’est
moi qui souligne.
[5]
John Cage, in Silence, Conférences et écrits, éditions
Héros-limite, Genève, 2003
[6]
Esther Ferrer, « Le chemin se fait en marchant ». Partition
[7]
Esther Ferrer, « Raconter des performances », op. cit.
[8]
Donald Judd, Specific Objects, in Arts Yearbook 8, 1965
[9]
Cf. Article « Différences », Revue Inter n° 74, op. cit.
[10] Ibid., p. 30
[11]
Entretien, Musée d’art contemporain de Roskilde, Danemark, 2002
[12] Ibid.
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