« It’s time to order next year’s diaries[1] ». Dieter
Roth
En 1963, l’île volcanique Surtsey
émerge soudainement de la mer au Sud des côtes méridionales de l’Islande, se
développant jusqu’en 1967. Née d’un amas informe de laves, cette île est dès
son apparition étudiée par des volcanologues, qui guettent son processus rapide
d’érosion sous l’action du vent et de la mer, mais aussi par des botanistes et
zoologues, qui y observent l’apparition d’espèces animales et végétales. À
partir de 1966[2], le motif de
l’île devient récurrent dans le travail de Dieter Roth, qui vit depuis
plusieurs années en Islande, où réside sa famille, tout en se déplaçant en
permanence entre la Suisse, l’Allemagne, les États-Unis, où il vient de passer
une année à Providence. Toute lucide et fondée sur l’inquiétude qu’elle soit,
la démarche de Roth, qui suit une piste constructiviste et typographique,
consiste jusqu’alors à inventer des systèmes générateurs de formes. À partir de
1967 et en 1968, ses premiers multiples d’Îles
(Insel) en trois dimensions
inversent ce processus de construction : ces accumulations anarchiques et
chaotiques contiennent leur propre principe de destruction. Forme ambiguë, l’île
est un amas de matières périssables indescriptibles sorties du néant (mélanges
de pain, plâtre, clous, huile, acrylique, etc.). Roth décrit ce choix de
matériaux périssables comme « une sorte de mélancolie[3] »,
prenant en compte le principe héraclitéen du « Panta rhei » :
« tout s’écoule ». Rien ne doit être restauré, demande-t-il aux
conservateurs de musées, afin de ne pas entraver la transformation de la
matière. Désormais, la mise en processus de ses œuvres prend toute sa
matérialité, dans une marche inéluctable vers leur destruction. En 1973-1974,
il entreprend une série sur le thème de Surtsey,
composée de dix-huit gravures reprenant une image commune du volcan en
éruption. Après la réalisation d’un premier collotype en couleurs, très proche
de la photographie que l’on trouve aujourd’hui encore en carte postale, les
suivantes sont passées sous plusieurs couches d’encre. De plus, Roth transforme
progressivement le motif de l’île, soutenu par une sorte de compotier posé sur
un damier, passant ainsi d’un paysage à une nature morte. À deux reprises au
sein de la chaîne des dix-huit estampes, séduisante et effrayante à la fois,
cette construction-destruction devenue noire et illisible par les multiples
passages de la couleur reprend et contient toutes les autres images. Elle
renaît en milieu de course telle le Phénix, puis s’obscurcit à nouveau pour
finir sur une image proche de celle d’origine, si ce n’est qu’un nouveau dessin
y a émergé. L’épuisement a pris
corps, non pas seulement au sens d’une fatigue matérielle et physique, mais
d’une exploitation totale des possibilités d’un lieu, comme chez Georges Perec[4].
Inventer des systèmes de construction de formes révélant la notion de
processus de vie et la destruction qui lui est corrélative, est un aspect
fondamental de la dynamique de création de Dieter Roth. L’exposition « Dieter
Roth, Processing the World » s’intéresse à la manière dont l’artiste
construit son œuvre, dans un mouvement où chaque expérimentation en fait naître
une nouvelle. Qu’est-ce qu’un process,
un processus ? On parle de process
dans l’industrie comme d’une succession des différentes phases d’un mode de
fabrication. Le processus, enchaînement de faits, actions ou procédés, est
directement lié dans la création d’une œuvre d’art à l’organisation d’une
relation au temps. Ces deux aspects sont à l’œuvre chez Dieter Roth, qui d’un
côté épuise des systèmes dans ses livres ou estampes en exploitant toutes leurs
possibilités de développement par des mécanismes tels que symétrie,
superposition, accumulation, transformation, reprise, croissance et
décroissance. De l’autre, il enregistre le réel construit à l’état brut. Dans
une installation telle que Seydisfjördur Slides (1988-1995), il
inventorie sous forme de huit cent quatre-vingt-six diapositives toutes les
maisons d’une petite ville islandaise présentées simultanément par des
projecteurs. À la fin de sa vie, il expose sans les retoucher ses sous-mains (Tischmatten) puis ses tables de travail.
L’attention se déplace progressivement depuis le matériau en lui-même vers le
lieu et le moment du travail.
La notion de processus permet de saisir la plupart des mécanismes de
création de Dieter Roth. Comment rendre compte de cette notion au sein d’une
exposition ? Comment y restituer le mouvement permanent d’une pensée ?
Quelles résonances ce travail a-t-il dans le contexte de l’art actuel ?
L’exposition « Dieter Roth, Processing the World » pose l’ensemble de
ces questions. Elle revient sur la fabrique de l’œuvre et ses données : le
paradoxe existant dans la méthode de création de Roth entre une volonté de
construction formelle permanente et un désir de destruction qui vient sans
cesse la contrebalancer ; la dimension poétique et philosophique d’une
œuvre fortement ancrée dans le réel qui attribue au vocabulaire visuel qu’elle
invente la vocation de « se répandre sur le monde[5] » ; l’archive et le document comme fictions et
éléments vers lesquels sont tournés tous ses efforts depuis les premières
années jusqu’à la fin de sa vie. L’édition conçue en regard de cette exposition
reproduit toutes les œuvres présentes dans l’exposition ainsi que des archives,
en mettant en évidence les relations que ces éléments entretiennent entre eux.
Tout se passe comme si le but
était pour Dieter Roth de donner le plus d’informations possible sur le
processus d’une pensée en action : une pensée complexe, sans cesse passée
à travers des écrans comportant erreurs, incompréhensions, altérations jouant
le rôle de filtres. Parvenir à un mouvement de création sans fin semble en
effet se faire au prix de la dégradation des formes et des matériaux allant
jusqu’à leur destruction, cette œuvre étant, de façon extrêmement lucide,
pleinement consciente de la disparition qui la guette, comme un corps serait
sans cesse aux aguets de toutes ses propres marques de vieillissement. Dès les
années 1950 puis 1960, le livre apparaît comme une forme privilégiée, celle
« qui l’intéresse le plus[6] ».
Ce support de pensée lui permet d’inventer des modes de narration complexes
grâce à des formes expérimentales mixant textes et images. Fait essentiel pour
lui, il possède une temporalité qui permet au lecteur de suivre les étapes
d’une pensée dont chacune peut être rendue visible. Ainsi, très vite, le livre
adosse sa forme à celle du journal. Devenant une sorte de journal de création,
il rend compte de toutes les phases de sa propre élaboration. Cependant, il
convient de noter que loin de s’observer au travail de façon narcissique à la
manière d’un entomologiste, Dieter Roth a fait émerger de nombreux projets
collectifs. Il est proche du groupe de membres fondateurs du Museum of Living
Arts de Reykjavík. Il a également mené de nombreuses
collaborations, en particulier avec Richard Hamilton, Arnulf Rainer ou encore
Daniel Spoerri. Ce qui l’intéresse, c’est la confrontation. « Je cherche
toujours des interlocuteurs[7] »,
dit-il ; « il s’agit plutôt de “combat” entre concurrents ».
Dans un film intitulé Roth-Rainer, Duell
in Schloss (1976), on voit Arnulf Rainer et Dieter Roth entreprendre un
duel dans un jardin. Cette vidéo très drôle n’a rien d’anodin : Roth
combat l’autre ou son autre. Dans les
Interfaces (1977-1979), triptyques
comprenant quatre images réalisés avec Hamilton, leurs portraits respectifs,
placés en bout de chaîne, se mofidient pour donner forme à des hybrides
mélangeant leurs deux portraits, placés au centre. La confrontation avec
l’autre passe ainsi par son incorporation, et par la transformation de la
figure du moi.
À l’heure où l’archive est un
thème privilégié de l’art contemporain, le travail de Roth est précurseur à
plus d’un titre. L’archive y est en effet partout présente : photographiés dans
les livres puis filmés à la fin de sa vie dans ses installations vidéo, les
documents ou archives de travail sont mis en scène dans des œuvres qui en
livrent la reproduction, la réplique ou la reprise. Publié en 1967, le livre Die blaue Flut rejoue plusieurs fois le
même matériau : un agenda de 1966, dans lequel certaines pages comportent des
dessins, d’autres des tableaux de chiffres impossibles à comprendre sans clés
de lecture. Plusieurs se présentent sous la forme d’ensembles de mots tronqués
constituant des « constellations[8]»,
suivant la leçon du poète Eugen Gomringer[9]
ayant écrit un livre du même nom. Aux pages 196 et 197, on lit : « It’s time to order next year’s diaries »
ou « Data processing
accessories », avant d’entamer la suite du livre. Dans cette deuxième
partie, chaque page, simplifiée, supprime les dessins et reprend tous les mots
de la première en deux polices de caractères, romains et gras, toutes les
phrases ou groupes de mots étant scandés par le mot « Punkt » (point)
ou encore « Apostroph » (apostrophe), les signes de ponctuation étant
écrits en toutes lettres. Ainsi, le même matériau est repris, transformé,
trituré, Dieter Roth procédant comme le ferait un poète qui disposerait de mots
pouvant être distribués de mille manières différentes dans l’invention d’une
syntaxe poétique. L’artiste exécute sa partition en changeant son mode
d’énonciation, un peu à la manière de Jean Eustache dans Une sale histoire (1977), qui fait répéter à Michael Lonsdale très
précisément, c’est-à-dire avec les mêmes mots, une histoire de voyeurisme
racontée par Jean-Noël Picq dans une séquence préalablement filmée. L’histoire,
le nombre de protagonistes, les mots sont les mêmes dans les deux séquences.
Cependant, l’histoire « jouée », qui dans le film est présentée avant l’histoire « document »
comme si elle la précédait, et séparée d’elle par un générique, semble plus
« vraie » que la première. On l’entend
mieux : un rythme, une scansion, une diction différenciant cette
version de sa forme document. Ce qui frappe dans cet exemple comme chez Dieter
Roth, c’est que les deux versions nous soient données. Dans Die blaue Flut, l’énonciation,
l’accentuation – par l’utilisation de caractères gras – le rythme – les mots se
disposent à la manière d’une constellation dans la page – en rejouent
radicalement la signification. C’est ainsi, dans des sortes de vidéo-poèmes,
qu’il procède par la suite dans beaucoup de ses estampes, dessins, peintures.
Il nous donne à la fois la matière de départ et les différentes épreuves et
tentatives d’impression, de superposition, de reprise auxquelles celle-ci donne
lieu, la succession de planches ou de pages de livres formant une narration des
états de la matière comme autant de stations de la mémoire.
À partir d’un matériau initial
très ténu, il va jusqu’aux limites d’un développement possible. Un élément, une
photographie ou un montage de textes et d’images sont repris sous de nombreuses
formes, avec de très légères modifications. Le principe de reprise est étendu à
tout son travail. Ainsi, les Gesammelte
Werke ou Collected Works (Œuvres complètes) constituent une
démarche singulière dans le paysage de l’édition. À partir de 1969, il
entreprend de rééditer la totalité des livres qu’il a publiés jusqu’alors.
Cette démarche devient systématique, chaque nouveau livre ayant son pendant
dans cette collection. Les Collected
Works ne sont pas des réimpressions mais des réinterprétations de ses
propres livres, rejouées au présent. Petit à petit, la date des éditions et
celle des rééditions se rapproche, jusqu’à toucher au plus près ce moment où la
chose devient son propre reflet, sans qu’il soit pour autant question de parler
d’original ni de copie. S’il fallait choisir entre les deux, Dieter Roth
choisirait sans doute la copie, le simulacre, ce qui est d’emblée passé à
travers un filtre, plutôt que ce qui a la prétention de se présenter comme une
idée originale ou première. « Cours-y vite, il va filer » :
l’artiste court sans cesse après une mémoire qui doit toujours se reformuler.
Avec les Collected Works, il va très
loin en donnant à chaque réalisation sa trace pour la mémoire. Son travail suit
la vitesse de la pensée où chaque chose est toujours une réminiscence d’une
autre, devançant le principe des images rémanentes en produisant
systématiquement et simultanément, pour chacune d’entre elles, ses échos ou
reflets.
Parallèlement aux livres, Dieter
Roth réalise de très nombreuses estampes et éditions. S’inscrivant dans la
tradition de Dürer ou de Géricault, Dieter Roth utilise l’estampe pour sa
capacité de très grande diffusion des formes, des images. Il s’en sert pour
reproduire et reprendre, en faisant de la gravure sur bois, de la lithographie
ou de la sérigraphie des moyens non seulement de faire connaître son travail
mais, par un développement de variations chaque fois différentes, de lui donner
la plus grande étendue de possibles. Il a reçu une formation de designer graphique
puis a étudié la lithographie auprès de Eugen Jordi. Il réalise ensuite des
gravures sur bois, l’une des premières et plus connues étant celle figurant sur
la couverture de la revue Spirale en
1953. D’emblée, il met en place un système à travers lequel une série entière
se fonde par répétition, transformation, changement, sur le mode du thème et
variations. Parfois, ce principe prend forme sur une seule planche. Ainsi dans New Year Greetings (1954), où des
cercles rouges et bleus constitués par des segments rectangulaires sont
imprimés en opérant pour chaque couleur une légère rotation de la page. L’œuvre
gagne une dimension de mouvement grâce à ces impressions décalées simultanées.
Quelques années plus tard, il réalise les Rotating
Screen Pictures ou Disc n° 2 (1960),
dont le mouvement est la principale visée : là encore, plusieurs écrans peints
de lignes parallèles aux orientations différentes sont superposés et mis en
rotation autour d’un axe sur une planche de bois, créant une vibration optique
proche à la fois des Rotoreliefs de
Marcel Duchamp et de certaines œuvres de l’Op art. La comparaison faite plus
haut avec le cinéma n’est pas anodine. Dès 1956, il réalise plusieurs
films : Dock 1, Dock 2, Dot, Letters
ou encore Pop 1. Dock 1 et Dock 2 sont
construits à partir de bribes d’images du port de Hambourg, qui deviennent
progressivement irreconnaissables à mesure que le rythme de montage d’images
filmées par mouvements brusques s’accélère. Les mouvements de caméra sont si
amples et rapides dans Dock 1 qu’ils
forment comme des coups de pinceaux sur l’écran. Une image du réel devient
abstraite, les noirs de plus en plus nombreux au cours du film laissant place à
quelques apparitions succinctes. Dot
et Letters généralisent ce
principe : apparition et disparition rapide de points blancs, très
difficiles à saisir dans le premier, succession de lettres qui s’enchaînent et
finissent par se fondre les unes dans les autres à un rythme très soutenu dans le second, ces formes impossibles à
fixer apparaissant sur fond noir semblent désigner une sorte de point aveugle
de la vision. Ces films, livres, œuvres en trois dimensions et estampes des
débuts permettent d’entrer pleinement dans la dynamique de l’œuvre de Dieter
Roth, dans laquelle la succession très rapide d’épreuves modifiées produit un
rythme très particulier à la fois continu, inscrit dans le temps, et
discontinu, fortement saccadé.
Partir d’une matière du monde –
images du réel – pour mieux la transformer et donner à voir son point
d’aveuglement est une donnée essentielle de l’esthétique de Roth. Dès les
premières années, il a pleinement conscience des mécanismes de perception
sollicités par ses œuvres. Il décrit très précisément la manière dont un dessin
naît, dans un processus qui va des impressions vues à leur transcription par
des symboles et des couleurs ensuite traduits par des machines qui elles-mêmes
produisent des erreurs, des accidents, etc[10].
Influencé par la poésie concrète, il s’intéresse en outre au pouvoir visuel des
mots. Il travaille les principes de changements et les possibilités offertes
par les superpositions et la disposition des mots envisagés comme formes
visuelles efficaces. Dans son texte « Dieter Roth, An introduction»,
Dieter Schwarz précise que le livre « peut contenir des centaines d’images
et même quelques symphonies[11] » :
pouvant regrouper des éléments de natures plurielles, il a une temporalité
complexe. Tout ce travail va à l’encontre du choix d’une direction esthétique
unique ; il est à l’opposé d’une volonté de style identifiable. Roth
crée de véritables ramifications avec la série Scheisse notamment : « un défi porté à la variété »,
écrit Schwarz. Composée de plusieurs volumes[12]
et d’un portfolio de cinquante-deux planches (die Die DIE Verdammte Scheisse), cet ensemble comporte de
nombreuses erreurs laissées sciemment dans les textes par Dieter Roth, le
premier livre ayant été publié à Providence par des étudiants américains ne
connaissant pas l’allemand[13].
« Scheisse », merde, est ce qui est repris, transformé, digéré par
l’artiste. Déconstruisant la représentation, cette série donne à voir un autre
type de matériaux constitués à partir de restes. Extraites pour certaines de
son journal, ces phrases et images trouvées vont à l’encontre d’un désir
d’unité. Emmett Williams décrit ce livre comme présentant une « vue
presque transversale des idées, de l’imagerie visuelle et des méthodes de
travail de l’artiste mature jouant et travaillant ». Il précise en effet
que des taches et erreurs d’impression sont conservées dans l’édition mais
aussi des corrections, additions et nouvelles additions associées à des dessins
trouvés dans son propre travail ou encore des dessins explicatifs ou relatifs à
ces derniers. Il ajoute : « Progressivement, et parfois violemment,
la destruction des éléments comme les textes, dessins, et objets résiduels des
processus d’impression se combattent pour gagner en visibilité. Et la
métamorphose du texte et du sens en image, en processus, en…, en… Je déteste
utiliser ce mot, trop facile, mais sous ce nom de Scheisse, on peut parler d’œuvre d’art totale[14]. »
Dans l’ensemble de gravures die Die DIE
Verdammte Scheisse, qui reprend les motifs dessinés plus tôt, les formes
circulaires reprises de façon symétrique ou les spirales figurant des sortes de
cyclones sont nombreuses. Partir d’un point pour agrandir progressivement ses
dessins par circularité et répéter les lignes d’un même profil suivant un
procédé de diffraction font partie des processus récurrents chez Roth, qui
figure bien souvent de cette manière les liens entre lui-même, son propre
centre, et le monde extérieur. Ainsi dans certains dessins et gravures de
1965-1966 : « My Eye is a
Mouth », dit-il, ou bien « How One Has a Inner and a Outer Vanishing
Point » : il est chaque fois question de créer par des gestes de
répétition des formes qui se multiplient en se propageant vers l’extérieur ou
inversement, vers l’intérieur.
Parallèlement à Scheisse, livre majeur concernant
l’écriture de poésie et l’élaboration d’un vocabulaire formel chez Dieter Roth,
trois livres constituent des tournants dans son travail : Copley Book, initié en 1962 et paru en
1965, dans lequel l’artiste constitue un recueil de toutes ses
« méthodes » de travail, formé uniquement de matériaux hétérogènes
imprimés réunis dans une boîte ; Mundunculum,
commencé peu après Copley et paru en
1967, marque la formation d’un alphabet d’images qui tend chez l’artiste à se
constituer en pensée visuelle. Snow,
enfin, publié en 1964, photographie l’ensemble des matériaux de travail de
l’artiste à une époque donnée. La thèse de Schwarz est la suivante : les
livres fonctionnent chez Roth comme des machines de production d’images chaque
fois nouvelles. Grâce au principe de superposition de deux ou plusieurs
planches, après Kinderbuch et Bilderbuch (1954, 1956), dans les livres
de 1958 (Book, AC) qui utilisent des planches cartonnées de deux couleurs finement
découpées à la main suivant des formes différentes, mille configurations sont
proposées. Suivant l’ordre dans lequel on superpose ces planches et leur
nombre, les variations de couleurs et de motifs sont infinies. Les pages
peuvent en effet être tournées, empilées, montrées côte à côte, etc. Dans le
journal de 1966, il évoque le fait de « looking through/ as looking behind/ looking forth / as looking in front[15]» (regarder
à travers comme regarder derrière, regarder en avant comme regarder
devant) : il convoque ainsi à travers ses livres des modes de perception
multiples, rendus possibles par une lecture « active » d’un regard en
mouvement confrontant plusieurs méthodes – tourner les pages d’avant en arrière,
les regarder par superposition de deux, trois, quatre, etc.
L’accident devient une notion
phare de son travail, à travers l’utilisation des principes d’usure, de
destruction, de déplacement – à la fois des textes et des images, qu’elles
soient empruntées, volées, transformées –, d’association ou de découpage. La
dynamique de ses livres illustre le principe de variation et de changement dans
un travail où tout élément semble faire naître la conscience de sa propre fin.
Dieter Roth construit et détruit, à chaque instant et jusqu’à l’absurde. En
perçant ses livres et en les suspendant à des chaînes dans l’exposition Books and Graphics (1947-71) à la
Hayward Gallery à Londres en 1971, il dénature la fonction du livre. Montré
suspendu comme de la viande, le livre que les visiteurs sont invités à regarder
et à toucher devient une sculpture-objet morbide. On pense au bœuf écorché de
Soutine : il en fait une nature morte. Dans Copley Book, il définit en quelque sorte les règles du jeu pour sa
création à venir. Dans une lettre du 19 juillet 1962, envoyée à Richard
Hamilton qui s’est chargé de l’impression du livre et intégrée à celui-ci comme
tous ses autres matériaux de travail, il précise qu’il veut cet ouvrage
« comme un enchaînement de réactions en deux dimensions sur, autant que
possible, tout ce qui pourrait le toucher ou rencontrer son chemin[16] ».
Viennent ensuite une liste de méthodes ou procédés qu’il souhaite mettre en
œuvre. Techniquement, ce livre prendra la forme d’une boîte à l’intérieur de
laquelle s’insèreront des documents ayant tous la même taille, une fois pliés
ou non. Dieter Roth a d’emblée la notion de « process » en tête, à la
fois comme méthode personnelle de travail et comme élément devant être laissé
visible pour son interlocuteur (en l’occurrence Hamilton) et par extension,
pour son lecteur. Il précise à Hamilton qu’il lui enverra des éléments au fur
et à mesure de la création du livre afin qu’il puisse lire le
« process » de celui-ci. Ce livre donne pleinement à voir sa propre
méthode de constitution : matériaux disparates, impression sur des papiers
divers, pliage, réimpression, etc., rendant compte d’un processus de travail
accumulé par strates avec toutes ses marges d’erreur et de ratage. Ce qui
frappe dans cette lettre, c’est à quel point les actions de superposer et de
voir à travers des écrans – que ces
derniers soient de l’ordre d’une traduction ou qu’ils prennent matériellement
la forme de filtres transparents pouvant se superposer les uns aux autres
– sont omniprésentes dans son
esprit. La création, ici, est conçue comme une série d’étapes de travail où
chaque chose est transformée, recouverte, réinterprétée. Une dynamique est à
l’œuvre, qui fait du travail sur et à partir des ruines[17]
une notion centrale. Ainsi, la matière du monde qu’il utilise – images, objets,
« choses détruites », « tout ce qu’il trouve sur son
passage » –, est d’emblée filtrée par le cycle du temps.
Le principe d’incompréhension est
également fondamental chez lui. Dans sa préface, Hamilton explique que
certaines instructions ont parfois été mal comprises par les imprimeurs :
modifiées pour des raisons de coût ou impossibles à comprendre pour des raisons
de distance physique et de langue. Toutes ces données s’intègrent au livre, y
compris la lettre de l’imprimeur exprimant ses difficultés à travailler. Didactique ou polémique, ce livre
semble donner toutes les clés pour un art qui fait de l’incertitude un principe
de création. Ses planches sont difficilement descriptibles : documents
dont on ne connaît pas nécessairement l’origine, coupures de journaux,
photographies de famille reprises sous forme d’estampes, autoportraits, dessins
imprimés sur des papiers colorés. Dieter Roth s’intéresse à ce qui est volé,
coupé symétriquement, superposé ; aux processus troublés, aux pages
rendues illisibles, aux ratages. Les mises en abyme sont également
fondamentales dans son travail : goût pour les images d’images, pour les
langages cryptés (une image désigne une lettre ou un mot, un dirty message doit être transformé de
façon à ne plus être lisible). Richard Hamilton parle au sujet de ce livre
d’une « nouvelle forme de poésie graphique ». Montrer le processus
plutôt que le résultat est ici un postulat. Hamilton précise : « le
livre de Rot pourrait être de l’art, dans ses termes, plutôt qu’une évaluation
critique et le résultat d’expériences achevées », c’est « une sorte
de journal visuel[18] ». Il
note le désarroi des libraires à classer cette boîte contenant des éléments
très épars parmi des formes connues. Nulle volonté de créer une narration
suivie ni de produire un récit articulé. Au contraire, seules les tentatives
arrêtées, les velléités de destruction, les démarrages et les arrêts sont mis
au jour. Comme si le livre, écrit sous forme d’un vaste cut-up à partir d’une série d’actions : couper, reprendre,
réimprimer, imprimer sur, etc., dévoilant ainsi sa propre syntaxe, ne faisait
signe que vers l’acte de l’écriture proprement dit. A rose is a rose is a rose.
La comparaison avec la poésie
revient de manière récurrente chez Dieter Roth, qui adopte une stratégie de
poète travaillant avec des matériaux visuels et textuels. Prendre un élément et
le modifier jusqu’à ce qu’il se transforme totalement : il procède un peu
à la manière de Gertrude Stein. Il triture textes et images en leur faisant exprimer
toutes leurs possibilités. Stein prend par exemple deux mots ou deux
propositions qu’elle confronte de mille façons, déconstruisant ses phrases en
jouant sur les homonymies, homophonies approximatives et glissements
progressifs de sens dus à ces glissements de sonorités. Elle joue avec le
langage comme on joue avec une matière. Dieter Roth procède de même dans sa
poésie et ses œuvres plastiques, mettant le je et toute subjectivité à
distance. « Prends signe et lis le monde avec[19] »,
écrit-il littéralement dans Mundunculum :
le programme est ambitieux. Mundunculum
signifie, dit-il, Petit monde, tentative de classification du monde[20].
L’ensemble du livre est créé à partir d’un système de tampons différents qui
forment un alphabet visuel – à chaque lettre de l’alphabet il fait correspondre
un dessin. Mettre le monde en processus, telle est l’une des vocations de Mundunculum, qui initie la mise en
mouvement d’un geste de répétition et de reprise qui ne s’arrêtera plus. À
travers ce livre, Roth invente un vocabulaire de formes qui deviennent
récurrentes dans son travail. L’exposition « Dieter Roth, Processing the
World » choisit de montrer
certains éléments de ce vocabulaire qui sont suivis à travers plusieurs
planches, dessins, peintures appartenant à diverses époques. Dans les dessins,
le mouvement de la main inscrit une succession très serrée du même motif – un
crâne, un cœur, un motard, un motard devenant un sexe puis une saucisse, etc. –
tamponné à la manière d’un bégaiement juqu’à créer des sortes de rubans ou faisceaux
parcourant les feuilles de papier, au sein desquels la forme initiale devient
illisible. Les formes désignant des lettres disparaissent en effet au profit de
dessins qui sont eux-mêmes superposés de façon à créer des mots visuels rendus
imprononçables. Ce qui semble intéresser Roth dans la création de ce nouveau
système sémantique, c’est l’invention d’une pensée visuelle, passant par
d’autres voies que celles du sens, pouvant naître du dérèglement et de
l’absence de lisibilité.
Les mêmes formes vivent ainsi à
travers le temps, s’inscrivant dans différents supports. Dieter Roth poursuit
la création de cet alphabet visuel tout au long de sa vie. Mundunculum inscrit son travail dans une dynamique qui fait de la
répétition un facteur de mouvement. Ici le processus s’entend au sens de mise
en action et en geste du dessin. L’artiste donne un caractère de
« vidéo-fiction » à son travail, qui prend une dimension narrative
excluant toute signification claire et unique. Associer textes et images jusqu’à
inventer un nouveau langage est la vocation de ce livre, qui se situe dans une
volonté totalisante de création d’un monde pour mieux contenir sa destruction.
Mouvements de la main, symétries, superpositions et reprises ne s’interrompent
pas, au point de créer une dynamique autonome, une ligne infinie qui ne
s’arrêtera qu’avec sa propre mort. En repensant radicalement le travail visuel
comme construction d’un alphabet permettant de lire le monde, « à répandre
sur certaines parties du monde[21] »,
Mundunculum apparaît fondamental dans
l’esthétique de l’artiste. À l’opposé du formalisme, cette œuvre invente des
moyens de penser nos perceptions du réel en les restituant par l’invention de
formes visuelles. Cependant, que disent ces signes illisibles et alphabets
imprononçables de notre perception du monde ? Il est écrit dans Snow : « Trouve un champ
d’action pour l’impuissance », tandis que dans Mundunculum, notre périple est décrit « entre les points morts
de l’ennui et de la peur agréable[22] ».
Comme dans les pièces de Samuel Beckett, la répétition devient génératrice
d’absurde. La dialectique entre langage et monde réel est définie dans la
postface du livre, dans laquelle Roth établit une correspondance entre une
déconstruction de la langue (ou sa déchirure)
et un point d’invisibilité du monde : « Au centre/milieu entre la
frontière du monde où cesse la visibilité et le point le plus défini qu’elle,
cette même phrase, contient, et que l’on pourrait appeler le
« foyer » (au sens optique) de l’être qui dit la phrase, si l’on
voulait décrire ici par plaisanterie l’être vivant dans la terminologie de
l’optique. La phrase se déchire donc en
son centre. Dans le milieu entre le tout et le rien, la phrase se déchire,
c’est-à-dire : la langue se déchire[23]. »
Loin de se présenter en tentative utopique, ce « petit monde »
propose une vision dérisoire et désenchantée qui déchire ou dévore toute
tentative en son centre. Dans une biographie souvent reprise, l’artiste se
présente lui-même en « cannibale[24] ».
L’idée renvoie d’abord à l’utilisation qu’il fait dans son travail de matériaux
périssables, d’œuvres mangeables mais
aussi de merde. « Lorsqu’on se sert de tampons, on
sent le rythme, on sent son propre corps[25] »,
dit-il dans un entretien avec Kees Broos à propos de Mundunculum. Ainsi, le désir ne semble pas tant de dévorer le corps
de l’autre que de détruire une langue au rythme chevillé au corps pour en
inventer une autre.
Snow met en abyme
cette pratique : le livre reproduit les photographies en noir et blanc des
textes, livres, photographies, estampes, collages, débuts de peintures, mis sur
un même plan, donnant ainsi à voir la reprise ou le simulacre d’un matériau de
pensée qui semble avoir existé. Les pages se suivent, presque identiques,
chacune venant ajouter plus d’illisibilité à la précédente ou la modifier très
légèrement. Les mêmes textes circulent d’une page à l’autre, toute variation
prenant sa source dans la répétition. Chaque séquence porte un nom : l’une
s’intitule « Processing of a painting », montrant les étapes d’une peinture,
une autre « A collection », une autre encore « Stages » (p.
168). On lit, sur une page quasiment vierge, page 169 : « Stage for
memories », une scène pour les mémoires/souvenirs. « Reprise » : « ressouvenir tourné vers
l’avant », dit Kierkegaard, associant d’emblée cette notion au principe
d’une mémoire sans cesse rejouée au présent. Dans le même mouvement, Dieter
Roth semble toujours faire signe vers une scène originelle, vers le
« siège des idées » pour reprendre une expression de Robert Filliou, tout
en s’inscrivant dans un processus de mémoire active « tournée vers
l’avant » – looking forth as looking
in front, dit-il. Tous ces dessins, documents montrent un cerveau au
travail – le motif de l’ampoule, omniprésent dans Snow, renvoie directement à cette notion –, comme il le fait avec
le motif du crâne dans Mundunculum.
Dieter Roth donne corps au texte, mais il donne aussi forme à tout ce qui
traverse son cerveau, sa pensée et ses émotions. « Prends une chose et
mets-la sur une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept choses[26]… »,
écrit-il dans Snow. Cette phrase,
énigmatique, désigne la superposition d’un élément sur un ou plusieurs autres,
dans des empilements sans fin. Des empilements de souvenirs qui sont aussi des
masques, filtres ou écrans de fumée dans un travail qui fait de l’instabilité
un moteur de création.
Adossée à celle de la
constellation, la forme de l’archipel devient une figure pour penser son
travail. Le motif de l’ampoule défini dans Snow
génère des dizaines de variations. Il est ainsi possible de tracer un fil
temporel d’une œuvre à l’autre, tout en conservant à chacune sa faculté
d’autonomie, d’œuvre-île pouvant être
regardée dans son isolement. À la suite des îles (Insel), la notion de construction-destruction est définitivement
acceptée. Des œuvres telles que Thomkinspatent
(1968) ou Two bulbs (1969), renvoyant
aux ampoules de Snow, mettent à
l’épreuve l’utilisation de matières périssables. Thomkinspatent crée des variations élégantes à partir de la même
impression de quatre dessins en couleur : sur chacune d’entre elles, Roth
a jeté du jus de fruits. Les résultats sont multiples, le jus de fruit
attaquant le papier coloré de façons diverses, comme les corps s’abîment à
différentes vitesses avec le temps. Le geste reprend celui des drippings de Pollock. Plus transgressif
que ce dernier, Roth accorde pleinement à l’image son caractère de saleté et
d’impureté. Progressivement, les variations sont montrées simultanément. Tout
se passe toujours comme si Roth choisissait des systèmes de travail pour mieux
les dérégler. Ce qui frappe lorsqu’on pénètre dans sa méthode, c’est l’absence
de choix dont il semble faire preuve. De même qu’il cherche à rendre visibles
toutes les étapes du travail, sans vouloir apparemment à faire le tri parmi ses
différentes tentatives, il répète à l’envi des formes qui se vident
progressivement de leur signification pour déplacer l’attention ailleurs.
Ainsi, il peint chaque fois sur la même carte postale représentant des macareux
moines qu’il envoie à Emmett Williams, allant jusqu’au bout des possibilités
offertes par ce système, ou propose différentes variations autour de vues du
quartier Piccadilly à Londres. Il
procède de la même manière dans Blumenstrauss
ou Blumenstilleben. Les quatre séries
citées ici empruntent à des genres très classiques, du paysage à la nature
morte. À travers toutes ces référence, Dieter Roth semble se placer
définitivement dans une lignée classique. Cependant, la volonté n’est pas,
comme l’a fait Monet avec les cathédrales ou les meules, d’épuiser les
possibilités de lumière et de couleur d’un même lieu. Non seulement ses
variations se déploient dans l’espace – la ligne d’épreuves formée par les
différentes versions ou étapes de création est un élément récurrent de son
travail – mais elles se superposent aussi dans le temps. En retravaillant à
l’infini une même image, il l’étouffe en la rendant illisible.
En informatique, on parle de
« mémoire vive » et de « mémoire saturée » lorsqu’un disque
dur ne peut plus rien emmagasiner. Roth joue sur ces deux notions à la fois
dans son travail. Il va jusqu’au bout de processus inscrits dans le cerveau
humain : chez lui, l’hypermnésie, c’est-à-dire la faculté trop développée
du souvenir, va jusqu’à la saturation et à la folie accumulatrice. Il fait ainsi
de la répétition un principe de création sans cesse adossé à une pulsion de
mort. En psychanalyse, on dit que les traces de mémoire s’effacent, pour
pouvoir mieux ressurgir de l’inconscient à certains moments spécifiques de la
vie. Lorsqu’il s’intéresse aux erreurs, incompréhensions ou principes de
destruction, Roth fait place à cet effacement ou oubli nécessaires. Ainsi,
produisant une sorte de documentation fictive des étapes de son travail qui
n’en finit pas de se constituer, il s’intéresse également à la perte
d’information. Pleinement conscient des limites et de la dégradation
inéluctables des mécanismes d’enregistrement, il en change suivant les époques
dans ses installations multimédia, nullement attaché à l’un d’entre eux mais
s’adaptant à ceux qui existent – diapositives, films super 8, cassettes VHS,
etc. Parallèlement, ses choix esthétiques semblent se faire chaque fois moins
nombreux dans ses œuvres : à première vue, il s’agirait de montrer toutes
les étapes de travail, sans nécessairement en faire le tri. Avec A Diary, il franchit une étape[27].
Alors qu’il photographie depuis de nombreuses années sa propre image – à
considérer ici comme celle d’un corps, du corps de l’artiste, et non comme une
entreprise narcissique –, il entreprend de présenter pour la Biennale de Venise
de 1982 quarante-quatre films le montrant dans les différentes actions de sa
vie quotidienne. Les films projetés sur des murs en all-over, sans montage, l’archive brute (et la mémoire) d’un
journal de création devenant l’œuvre elle-même. En donnant forme à ces scènes
de vie et de pensée, il ne prouve rien – comme la photographie, la vidéo
devient une preuve qui ne prouve rien, si ce n’est que « ça a été »
pour reprendre Barthes –, sinon le passage du temps. Dans cette mise en fiction
d’un « champ pour l’impuissance », rien n’est produit que le lieu de
la pensée et du travail. De la matière du monde à celle de la pensée, ne
séparant définitivement plus l’art de la vie, Dieter Roth crée un flux. En ce
sens, il est véritablement l’artiste hors-limite.
Ses œuvres embrassent un mouvement qui conditionne une vision de
l’existence : la vie comme reprise, jeu redéfini chaque jour, déclinaison
d’une même idée sous mille versions différentes, mais aussi la vie comme
pourriture et disparition. Ainsi, bien que resté en marge de Fluxus, si l’on
prend cette attitude pour ce qu’elle affirme être dans son refus de séparer
l’art de la vie considérée comme flux, Dieter Roth en est peut-être le meilleur
représentant.
Quel sens cela a-t-il de donner à
voir les étapes de travail de Dieter Roth à travers ses archives, c’est-à-dire
en restituant dans une exposition y compris ce qu’il n’a pas choisi de
montrer ? Une fiction de l’archive comme matériau sans cesse rejoué se
déroule à chaque endroit de son travail. En présentant des archives, nous
montrons des éléments qui ne sont pas plus « originaux » que les
pièces auxquels ils ont donné lieu, pour mieux pénétrer dans cette fiction.
Dans les autoportraits et œuvres des débuts, on voit d’emblée l’artiste qui
travaille, qui cherche. Tout comme le livre permet de mettre en ordre – ou de
produire une nouvelle forme de chaos dans – une documentation, la table est le
lieu du travail, sur lequel il étale ses matériaux, fait des tentatives, essaie
ses dessins. À travers livres et tables, d’autres types de narrations
s’inventent : tronquées, verticales plutôt qu’horizontales (principes de
superposition, d’accumulation). Capable de se montrer dans toutes ses phases de
construction, d’erreurs et de développement, l’œuvre de Dieter Roth est non
autoritaire par excellence. Lorsqu’on regarde attentivement le Diary ou bien Solo Szenes, plus que l’artiste vivant, se levant, se lavant,
mangeant, c’est l’artiste assis à sa table de travail qui est partout
montré ; cette table devenant une scène pour les souvenirs/mémoires, ainsi
qu’il l’écrivait dans Snow.
La notion de scène pour la
mémoire me semble une hypothèse intéressante pour comprendre le travail de
Roth, qui enregistre pour lutter contre la perte de la mémoire et donner lieu
et forme à celle-ci, un peu comme dans l’Antiquité, au Moyen Âge et à la
Renaissance les méthodes de l’ « Art de la mémoire[28]
» consistaient à travailler celle-ci en faisant correspondre à chaque mot,
image ou idée un lieu spécifique. Ainsi, Dieter Roth renouvelle sans cesse les
supports et lieux pour ses images et textes, afin de mieux en garder la trace.
Dans le même temps, la disparition et la perte sont acceptées et même
convoquées : comme les copistes recopiaient des erreurs dans les manuscrits du
Moyen Âge, il fait des altérations des textes et des images un principe moteur.
En confrontant Tischmatten et ses
agendas ou « diaries », on entre progressivement dans le cœur de son
travail. La fiction, s’il en est une, consiste à vouloir entrer dans son propre
cerveau en action. « Change les lettres et les mots en appliquant des
signes imprimés dans les marges et montre les épreuves qui continuent à se
modifier jusqu’au chaos »,
écrivait-il à Hamilton. Non seulement Roth a conservé ses archives, notamment
ses agendas, au sein desquels idées et dessins sont crayonnés, mais il les
pense comme des éléments à part entière de son œuvre. « It’s time to order next year’s diaries »,
écrivait-il dans une page reproduite dans Die
blaue Flut. J’ai laissé cette phrase en suspens : elle signifie
commander un nouvel agenda mais aussi mettre de l’ordre dans son journal de
l’année à venir, soit ce qui n’a pas encore eu lieu ni n’a encore de
lieu ; l’entreprise est a priori
absurde. Comme si mise en ordre et classement précédaient l’écriture et la
création même, le processus de pensée devenant plus rapide que les événements
et idées qui le traversent. Non seulement cette pensée en acte ne s’arrête à
aucun moment mais elle devance ses propres réalisations, dans une course sans
fin. La volonté de totalité s’affirme dans les œuvres des dernières années.
Tout, enfin, semble pouvoir être montré simultanément. Cependant, ce travail
est à l’opposé d’une démonstration didactique. Le grand ensemble Old Bali Tischmatten (1974-1984) frappe
par son aspect proche de certaines peintures expressionnistes. Le geste
pictural et les touches de peintures y sont partout présents. Roth semble
chaque fois vouloir enregistrer des principes créatifs et se situer à leur
source : les Tischmatten, sous-mains
déposés sur des tables, consignent
des amorces ou des bribes de pensée, réalisées par lui ou par d’autres
personnes de sa famille jouant ou travaillant. Lorsqu’il choisit, dans certains
cas, de ne pas intervenir après-coup sur
ces derniers, il vise une sorte d’origine de la création, une authenticité (ou une fiction
d’authenticité). Le simple choix de les basculer sur le mur et de les montrer
par séries procède d’une volonté formelle. Une fois de plus, Roth se place dans
une grande tradition de l’histoire de l’art, dont il s’échappe brillamment
grâce à sa subversion. Amassant des épaisseurs de signification, chaque œuvre
donne à la précédente son sens et sa densité, annonçant la suivante. Dans Gartenskulptur (1997-1998), machine dans
laquelle enchaînements, chevauchements et contradictions mènent au non-sens et
au chaos, l’artiste expose tout ce qui est à l’œuvre dans la création, depuis
les amas de dessins griffonnés jusqu’aux plantes vertes et structures en bois
formant une sculpture gigantesque.
À ce sujet, Seydisjördur Slides (1988-1995), montrée pour la première fois dans
une exposition, est significative.
Reprenant le principe de Reykjavík
Slides (1977) à une plus
petite échelle, Seydisfjördur Slides fait un inventaire sous forme de
diapositives des habitations d’un village islandais dans lequel il avait une
maison, enregistrant des éléments du réel de manière absolument systématique.
Chaque maison est photographiée à deux époques différentes, à l’hiver 1988 et à
l’été 1995, qui sont présentées simultanément sur des projecteurs fonctionnant
par groupes de deux. Ici, la constitution de l’archive devient collection mais
aussi enregistrement du passage du temps. On retrouve la notion de contenant,
d’enveloppe, de boîte mais aussi celle de lieu de vie dont toute vie semble
s’être absentée, aucune personne n’apparaissant sur les images. Coquilles
vides, ces maisons montrées en chaîne dans le battement de la projection de
diapositives ont perdu toute signification. Comme dans toute collection, ce
désir de totalité adopte un tour morbide. Scènes ou théâtres de la mémoire, Seydisfjördur Slides et Reykjavík
Slides activent une mémoire
du vivant produisant impuissance – autre programme de Snow –, non-sens mais aussi drôlerie de l’absurde.
Dieter Roth prend la matière du
monde qu’il enregistre pour la rejouer et la mettre en mouvement dans une
pensée en acte, où figure de la mélancolie – notons que mélancolie vient de
« bile noire », le noir comme accumulation et recouvrement de toutes
les matières et couleurs étant partout présent dans son travail – et idéal
renaissant de classification exhaustive du monde se combattent à chaque
instant. Processing the World ?
Les processus mis en place chez Dieter Roth produisent un rythme, inventant la
fiction d’une création vertigineuse qui serait permanente, sans limite et sans
fin. En cela, ils se rapprochent fortement des principes expressionnistes de
quêtes de processus créatifs spontanés. Ils mettent aussi, très
clairement, cette utopie en boîte.
Why wake up again, and then wake up again, and then
again, and again, and again, and then again, and then wake up again[29] ?
[1] Dieter Roth, Die
blaue Flut (1967), Gesammelte Werke,
Band 14, Stuttgart, Londres,
Reykjavík, éd. hansjörg mayer, 1973, p. 196.
[2]
Le motif de l’île est présent dans le portfolio Popular music (1966).
[3] Cité par Dirk Dobke dans Roth Time, A Dieter Roth Retrospective, New York, The Museum of
Modern Art, 2004, p. 107.
[4]
Georges Perec, Tentative d’épuisement
d’un lieu parisien (1975), Paris, Éd. Christian Bourgois, 1982.
[5]
Dieter Roth, Mundunculum, Cologne,
DuMont, 1967, p. 18 : « Ces signes peuvent être : un vocabulaire
visuel ; à déverser / répandre sur certaines parties du monde ».
Trad. Elisabeth Laurence.
[6]
Dieter Roth, entretien avec Kees Broos, in Dieter
Roth, cat. exposition, Labège, Centre Régional d’Art contemporain
Midi-Pyrénées, 1987, p. 180.
[7] Ibid., p. 176.
[8] Cf.
Eugen Gomringer, Konstellationen
constellations constellaciones, Berne,
Spiral Press, 1953.
[9]
Dieter Roth fonde avec Eugen Gomringer la revue Spirale en 1953.
[10] Voir Dieter Roth, « Offhand Design » in Dieter Roth, Frühe Schriften und tipische
Scheisse, Introduction par Oswald Wiener, Stuttgart, éd. hansjörg mayer,
1975, n.p., traduit p. 107.
[11]
Dieter Schwarz, « Dieter Roth, An Introduction », tiré à part, n.d.
[12]
En 1966, Dieter Roth publie Scheisse,
puis en 1968, Die Gesamte Scheisse. Voir
diagramme réalisé par Dieter Schwarz, reproduit p. 111 et bibliographie.
[13] Entretien
avec Kees Broos, op. cit., p.
184 : « (…) j’avais fait exprès de laisser toutes les coquilles,
toutes les conneries du typographe dans le texte définitif. J’avais fait faire
toute la typo de ce livre par mes étudiants à Providence, aux USA, qui ne
savaient pas un mot d’allemand et ils ont fait ça n’importe comment. Tout de
travers ! J’ai dit : surtout, ne corrigez rien, allez-y, composez… et
hop ! C’était imprimé ».
[14] Emmett Williams, « Dieter Roth, The Alchemist,
or Iceberg, or Fire », in Williams, My
Life in Flux – and Vice Versa, Stuttgart, Londres, éd. hansjörg mayer,
1991, p. 448.
[15] Dieter Roth,
Die blaue Flut, op. cit., note de 1966.
[16] Notre traduction.
[17]
Une série d’œuvres postérieures de Dieter Roth s’intitule Ruines d’une table (Ruins of
a Table).
[18] Notre traduction.
[19]
Dieter Roth, Mundunculum, op. cit., « Liebe Freunde ».
[20]
En vérité, cette contraction de deux termes donne un mot impossible en latin. Mundunculum pourrait aussi se traduire
par « petit cul ».
[21] Mundunculum, op. cit., p. 18.
[22] Ibid.
[23] Ibid.,
p. 326.
[24] In Dieter
Roth, Centre Régional d’Art contemporain Midi-Pyrénées, op. cit., p. 186 : « Je me
suis fais cannibale ».
[25]
Dieter Roth, entretien avec Kees Broos, op.
cit., p.185.
[26]
Notre traduction.
[27]
Pour des raisons liées à son état de conservation, la pièce A Diary (1982) appartenant au [mac] Marseille
n’a pu être montrée dans l’exposition de Rennes. Seuls sont montrés ses agendas
papier. Le débat, ouvert, consiste à savoir si l’on peut la montrer sous forme
numérique de vidéos projetées par des vidéoprojecteurs, en annonçant évidemment
le déplacement par rapport à l’œuvre de départ, ou s’il faut attendre sa
disparition totale sous forme de films super 8, qui se détruisent avec le
temps. Entre attendre la disparition totale ou déplacer les formes au moyen des
technologies, de son vivant il semble que Roth avait fait son choix. Il écrit
ainsi dans le catalogue Stretch and
Squeeze publié par le [mac] Marseille en 1997 qu’il imagine : « un inventeur démodé, détrôné par le
technicien électronique. Je parviens à imaginer cet homme car je le vois comme
je me vois. Scotché, par l’inertie de son âge qui avance et son obsolescence
croissante, à ses outils acquis de longue date. Des outils (imprimerie offset,
écriture manuscrite, peinture par exemple), que je marie à des équipements
nouveaux pour autant que mes capacité d’intégration et ma rapidité de réaction
le permettent (l’imprimante laser par exemple) ». Chez Roth, toujours
frappée par sa propre obsolescence, la technologie du moment n’est faite que
pour être détrônée, déplacée. C’est un outil au service d’une œuvre en
mouvement.
[28]
Voir Frances Yates, L’Art de la mémoire
(1966), Paris, Gallimard, 1975.
[29] Dieter Roth, 246
Little Clouds, (1968), Gesammelte
Werke band 17, Stuttgart, Londres, Reykjavík, éd. hansjörg mayer, 1976.
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