Texte publié dans La tentation littéraire de l'art contemporain, sous la direction de Pascal Mougin, Les Presses du réel, juillet 2017
« Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des
surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à
tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre
magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur
d'une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature[1]. »
« Leurre
magnifique » : les écrivains s’emparant de la langue entretiennent
une relation de non-soumission avec celle-ci, affirmait Roland Barthes dans sa
Leçon inaugurale au Collège de France. Avec d’autres moyens, sonores,
plastiques mais aussi filmiques, la même liberté anime les artistes, qui
réussissent à faire passer dans certaines de leurs pièces sonores et leurs
œuvres de langage tout ce qui parle de corps plutôt que de déploiement d’une
pensée articulée, d’image plutôt que de texte, d’entre-les-mots plutôt que de
discours. Mon hypothèse de travail est la suivante : au contraire d’un
emprunt à la littérature de ce que nous pourrions nommer un « médium
texte », les artistes procèderaient à une réinvention de toutes les
caractéristiques de celui-ci.
Anne de Sterk (née
en 1970, vit et travaille à Nantes) et Dominique Petitgand (né en 1965, vit et
travaille à Paris et Nancy) envisagent le texte entre son, visualité et
littérature. « Je porte à bout de bras la parole de qui m’a manqué, la
parole manquée[2] », dit Anne
de Sterk lorsqu’elle évoque son travail, citant Marc Perrin. En traduisant le
son en image dans ses partitions, et l’image en son dans ses pièces sonores,
elle désigne ces dehors de la parole, situés à l’endroit du manquement et de ce
que l’on ne parvient pas à dire. Dominique Petitgand déconstruit quant à lui
les modes d’énonciation, accordant autant de place au silence qu’aux mots. En
repensant fondamentalement le rythme et la syntaxe d’une parole, ces deux
artistes inventent grâce au montage des formes de récits fragmentés. Ainsi dans
les pièces sonores de Petitgand, pensées de façon très musicale, les silences
prennent une place tout aussi importante que les paroles. « Il s’agit de révéler, par le biais du montage, le chemin
qui va vers l’énonciation, ce qui la retient et la prépare, quand la parole
patine ou que la pensée est prise en défaut[3]
», dit-il. Une façon, chez l’un comme chez l’autre, dans deux histoires et à
travers des médiums différents – pièces sonores, radiophoniques pour l’une,
installations sonores pour l’autre –, de repenser la construction du texte dans
ses relations à l’image, au silence et à l’espace.
Walter Swennen, un
peintre belge que j’aime beaucoup, rappelle cette idée que « le langage
est porteur d’un sens distinct de l’information au service de laquelle il est
souvent mis[4]. »
Il ajoute : « Les poètes ne sont pas les seuls à connaître et à
employer ce déracinement de la langue hors de ses occupations quotidiennes. Les
artistes visuels qui explorent le langage, ou l’idée de langage, pratiquent
également ce déracinement. » Déracinement : le mot frappe. Nous
tenterons de comprendre ce qu’il signifie. Walter Swennen a aussi cette phrase
assez belle dans laquelle il dit tenter de « capturer la matérialité
visuelle et l’apparence du langage, sa façon de se prêter au jeu de la traduction, du glissement de sens, de la
métaphore et de mimétisme, pour mettre en scène une poignée de main visuelle, glissante, entre le texte et l’image[5]. »
Si leurs approches sont très différentes, Anne de Sterk et Dominique Petitgand
sont tous deux des plasticiens qui entretiennent un lien très particulier avec
l’image. La première accepte le qualificatif de poète, tout en se disant
« insatisfaite des modes d’énonciation de cette poésie[6] ».
À la question de savoir si elle serait poète sonore, elle répond par une construction
de filiations : « Je me suis trouvé comme arrière-grand-père,
Isidore Isou. Comme grand père, Heidsieck. Mon oncle c’est Tarkos, ma tante c’est
Katlin Molnar. Petitgand, c’est mon cousin[7] ».
Elle ajoute qu’elle se différencie des poètes sonores car elle ne performe pas
en direct. Elle a cependant inventé des formes performatives, qui tendent à
« porter la parole vers le collectif[8] » :
ainsi les Sonoguidées, dans lesquels
des personnes, invitées à répéter des phrases lorsqu’une voix diffusée dans des
casques remis à chacun le leur enjoint. Ils portent des paroles qui ne sont pas
les leurs, construisant ensemble une masse sonore à la fois anarchique et
drôle. « Mes paroles sont
imagées et mes images racontent[9] »,
précise-t-elle. Qu’entend-on dans ses pièces ? Des petites musiques, des
histoires ou plutôt des bribes d’histoires, situées du côté de la
sensation : viendront faire dévier ou basculer le flux sonore un jeu
d’homonymie, ou encore la répétition d’un mot jusqu’à ce qu’on en oublie le
sens. Anne de Sterk réalise à la fois des partitions faites de textes, de
signes visuels et d’images et des pièces sonores, sur le principe du montage de
sources et de captations diverses, pratiquant le cut-up : sa technique d’écriture monte bout à bout des morceaux
de textes extraits d’horizons différents, du monde cinématographique, radiophonique
ou de son entourage. Le livre Le déluge,
Une lutte-comédie[10] joue
entre texte et image, littérature et visualité. À des partitions correspondent
des pièces sonores. Le déluge est
ce temps d’un écoulement des choses perçues à travers des bruits et des sons –
ce qu’elle nomme une « ambiance paysage[11] ». Il véhicule ce qu’elle désigne en
tant qu’« images collectives, images facilement partageables »,
qu’elle décale. L’artiste évoque aussi les « images sonores » émanant
de ses pièces radiophoniques et sonores, tout en rejetant l’utilisation de
l’image photographique, filmique ou dessinée, bien trop « stable »,
produisant trop de « figuration ». Elle met enfin ce qu’elle identifie
comme une maladresse avec la langue – erreurs, oublis, manques –
au service de la création d’un imaginaire. « Je suis maladroite avec la
langue, et c’est avec cette maladresse que je peux jouer, car l’erreur, comme
dans mes dessins, l’erreur conduit l'imaginaire, la met en rebond[12]. »
De son côté,
Dominique Petitgand a pris le médium son pour unique champ d’investigation.
Dans certaines présentations de lui, nous lisons « installateur
sonore », une expression qui lui convient bien puisqu’il réalise des pièces
sonores se déployant sous forme d’installations dans l’espace. Il demande à des
personnes non comédiennes, faisant le plus souvent partie de son entourage, de
venir parler devant un micro de choses dont on ne parle que rarement, en tout
cas pas avec cette insistance – expériences très quotidiennes. Choisir
l’échelle familiale, c’est opter pour celle des récits, porteurs d’une
mythologie. Travaillant ensuite à partir d’enregistrements de ces paroles, de
sons, il leur adjoint des musiques qu’il compose. Enfin, il dispose dans des
espaces le plus souvent vides ses enceintes à différents endroits, de façon à
ce que le son rebondisse d’une source à l’autre, invitant le spectateur à se
déplacer suivant l’attention qu’il souhaite porter à l’un ou l’autre passage
sonore.
Du point de vue de
son rapport à l’image, il mentionne un lien systématique avec la vision : ses
énumérations reprennent le cheminement du regard, ménageant des stations
successives à la manière d’une promenade dans un paysage. Des allers-retours
permanents s’établissent entre paroles et transcriptions, écrits et sons, textes
et schémas, autant d’éléments qui participent de sa méthode de travail. Dans un livre intitulé Installations (documents), il livre sous forme de textes, photographies et schémas,
ses documents de travail. Dans la
publication de ses notes sous forme d’index, voici ce qu’il fait correspondre
au terme « Mes écritures » : « D’abord, la transcription des
enregistrements. L’écoute des paroles enregistrées et la copie, sur cahier, du
lexique (au plus juste des sons), comme mémoire sur papier, repères archivés
pour mes montages. Puis, le schéma des assemblages, pour un montage en cours
(une syntaxe qui se cherche). Les allers-retours, alors, de l’écrit au son
(l’utilisation d’une phrase assujettie à sa nature sonore, à la vitesse, au
relief de l’élocution). Plus tard, une fois la pièce finie, la transcription
des paroles dans leur continuité de montage. Représentation lacunaire de
l’œuvre sonore (absence de tout ce qui n’est pas texte : exhalaisons, bruits
vocaux, correction des élisions) pour publication, catalogue. Les extraits des
transcriptions deviennent visuels, éléments de communication. Les phrases sont
des adresses. Enfin, les notes, les entretiens, les commentaires, les textes à
la périphérie des œuvres. Là, ce sont des mots, c’est moi qui parle, qui dis
“je”[13]. »
Transcriptions visuelles ou textes se situant à la périphérie des œuvres, tout
ce qui relève pour Petitgand de son rapport au texte se met au service de
l’œuvre sonore, dans un basculement systématique du texte vers sa dimension de
parole, adressée à un autre.
Trois questions
seront abordées ici : en premier lieu, celle de la parole, envisagée à la fois
comme pendant du texte et comme opposé de celui-ci. Ces artistes font le choix
de la parole contre le texte. Leurs œuvres se situent à l’endroit d’une parole
qui se cherche : tout ce qui relève de la répétition, du bégaiement, de ce
que l’on efface classiquement d’un texte littéraire constitue leur matériau. En
quoi réinventent-ils la parole pour en fabriquer un médium, à travers leurs
pièces sonores ? Comment cet usage de la parole se met-il au service de
l’invention d’une ou de plusieurs voix ? La deuxième question est celle de
l’invention d’autres modes d’énonciation. D’un côté, Dominique Petitgand met
ses acteurs dans des situations de raconter des événements anodins et
quotidiens, focalisant son attention sur une pratique des énumérations, des
reprises. Il introduit des personnages qui sont sans nom, que l’on ne connaît
que par leur voix. De l’autre, Anne de Sterk vise également la création
d’autres modes d’énonciation, en pratiquant les polyphonies. Comment ces deux
attitudes repensent-elles la question de l’énonciation ? Enfin, le titre
choisi, emprunté à Anne de Sterk[14],
« paroles manquées », désigne un texte entre-les-mots. Dans un
troisième temps, j’analyserai la fonction du silence dans les pièces sonores de
Dominique Petitgand et de Anne de Sterk qui, exactement au même titre que
l’espace environnant dans lequel elles sont inscrites, devient un matériau de
tissage du sens.
Afin de définir l’une par rapport à l’autre la
parole versus le texte, il convenait de relire « Fonctions et champs de la
parole et du langage » de Jacques Lacan. Dans le cas de Dominique Petitgand
comme dans celui de Anne de Sterk, en effet, nous nous situons davantage du
côté de la parole que du texte. Leurs propositions sont des récits oraux, qui
sont éventuellement, dans un deuxième temps, transcrits dans des livres, des
livrets de DVD. Cependant, quelle que soit la forme écrite prise par ces
textes, elle reste seconde, voire secondaire pour les artistes, acquérant avant
tout le statut de trace ou, plus souvent encore, celui de partition-mode
d’emploi pour des pièces à interpréter. « Nous montrerons qu’il n’est pas de parole sans réponse, même si
elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur[15] »,
écrit Lacan au début de son texte. Perçue comme « appel »,
la parole implique l’Autre, la présence d’un tiers. Par la demande, elle induit
du désir, et par là même, l’inscription d’un corps. Cette question est
fondamentale chez les deux artistes. Anne de Sterk ne pense pas le langage sans
une implication constante de sa dimension d’animalité[16],
tandis que la parole ne se dit chez Petitgand que par ses exhalaisons, ses
soupirs, soit ce qui la tire du côté d’une corporalité. La présence d’un corps se met en place à chaque écoute : ses
respirations, ses hésitations, tout ce qui se situe hors de la parole, ce qui
l’entoure, la freine ou l’annonce. Les paroles que nous entendons sont d’autant
plus saisissantes que Dominique Petitgand explore par exemple les états
intermédiaires entre le rêve et l’éveil, lorsque la personne se situe dans une
confusion des langages. Chaque séquence, selon l’artiste, est donnée comme se
déroulerait un geste : nous percevons son déploiement dans l’espace et le
temps, son rythme, les caractéristiques de son mouvement, le sens de ce qui est
proféré restant très secondaire. Plutôt que dans l’expression d’un discours,
nous nous situons bien davantage dans le temps d’une tentative de parole – une
tentative orale, telle que l’a nommée Francis Ponge – où les mots se cherchent
et se répètent.
Tous deux créent ainsi des pièces
sonores qui ne construisent leur sens que dans l’oreille de l’auditeur. La
compréhension de celles-ci, fondées sur une alternance de sons et de silences,
exige une expérience d’écoute susceptible de recomposer un texte, de saisir
l’association entre celui-ci et une musique créant une atmosphère de peur,
d’inquiétude, d’angoisse, etc. L’auditeur devient à la fois le récepteur,
l’enregistreur ou encore le spectateur lorsque ces pièces sont accompagnées
d’une image. C’est lui qui circule à travers l’espace physique dans les
installations de Dominique Petitgand, l’arpentant et le délimitant lorsque les
sources sonores sont multiples, lui aussi que l’on appelle à reconstituer ces
espaces mentaux lorsque les phrases sont à trous. Sans lui, l’installation
s’écroule. Grâce à ces paroles et ces bruits faisant imploser les règles du
langage, ces artistes produisent des états où, simplement à travers le son,
nous sommes invités à reconstituer des situations en développant nos propres
images mentales, imaginant des scènes inscrites dans la mémoire d’une personne
qui en propose la description.
« À la croisée de l'art, de la musique, de
l'écriture, du montage et de la narration », ainsi Dominique Petitgand
définit-il sa pratique. Ni art ni littérature, donc, mais une approche au
croisement ou à la croisée de plusieurs pratiques. Écriture, montage et
narration : ces trois éléments renvoient au médium cinématographique. Ce
qui le rapproche le plus de ce médium, c’est la qualité d’espace qu’il attribue
à ses pièces. Les paroles qu’il enregistre puis travaille par le biais du
montage se diffusent en effet dans un espace de façon souvent très frontale,
physique, ce dernier devenant un lieu à travers lequel le récit s’installe et
où nous sommes invités à circuler. Dans Installations (documents), nous
lisons ainsi à propos de la pièce La tête
la première : « Les voix trouvent refuge dans une petite salle du
rez-de-chaussée plongée dans le noir, et sur la passerelle à l’étage :
haut-parleurs à hauteur d’oreille. Les autres sons (cris-chants, souffles,
sifflements, chocs, fréquence, pulsation, chœur suspendu) sont, eux, répartis
comme s’ils étaient des émanations de l’architecture elle-même : au sol,
tout en haut sur les poutres (voûtes sous le toit), sous l’escalier ou derrière
le mur. L’installation distribue une panoplie sonore d’un tout à reconstituer[17]. » Émanations donnant naissance à
une architecture vivante, les sons de Dominique Petitgand participent d’un
langage du corps. Entre énumération de tous les « instruments » joués
et didascalies, ces indications fournissent au lecteur-auditeur des éléments
pour appréhender sa pièce : il s’agit, dit-il, d’en reconstituer le tout,
véritable symphonie distribuée en parties éparses dans la salle. Se diffusant à
l’intérieur d’un espace, la parole parvient à recréer un paysage mental.
Dans
les contextes mis en œuvre par ces deux artistes, la parole est prise au piège.
Elle s’instaure comme débit chez Dominique Petitgand, comme
« déluge » chez Anne de Sterk. Ces paroles se situent du côté de
l’incertitude, de lieux hors-espace et hors-temps. « J’entends bien qu’on
cause mais je ne peux pas distinguer les mots[18] »,
entend-on chez Dominique Petitgand ou encore : « La seule fois où ça m’est
revenu, c’est quand ça a recommencé[19] » ;
le « ça » ne nous étant explicité en aucune façon dans la suite de la
pièce. Anne de Sterk élabore quant à elle des constructions en faveur d’une
mémoire défaillante, livrant des bribes entendues comme des paroles
universelles – « l’inquiétude serait de devenir un sédentaire, immobilisé
dans une attitude ou une manie, aveuglé par un espace trop restreint[20] » – sur l’inquiétude, le doute ou la
liberté.
L’un et l’autre accorde un rôle à la liste et
aux énumérations, tout en donnant une place prépondérante au présent de ce qui
se dit : ce qui advient en termes d’accidents, de recherche de mots, est
privilégié. La parole chez Petitgand est une ritournelle, charriant projections
mentales et listes, tentatives de tout organiser jusqu’à l’absurde : liste des
maladies, des lieux à parcourir pour établir un itinéraire quotidien… Chez Anne
de Sterk, anaphores et répétitions jalonnent des textes proférés souvent sur le
ton du slogan. Ses pièces sont une longue variation sur la question de la voix.
Ainsi lit-on dans le texte intitulé Le déluge :
« Toute ma vie j’ai entendu, j’entends encore une certaine voix, étrangère
à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence et ne peut
pas, ou ne sait pas, ou ne veut pas me dire tout ce qu’elle sait[21] ».
À travers toutes ces captations et montages,
c’est bien de l’invention de voix, au pluriel, qu’il est question :
comment en rendre compte, les faire vivre, leur donner corps. La parole
considérée comme un médium devient un lieu d’expérimentations sonores dans les
installations mais aussi visuelles dans les partitions. Déracinée, la langue se
prend à son propre piège, dérape, s’enraye, devenant l’endroit de toutes les
tentatives absurdes.
Choisir pour champ d’investigation la parole,
c’est d’emblée inventer d’autres types de syntaxes : davantage heurtées,
découpées, hachées, construites de manière saccadée. Contre les discours
construits, Dominique Petitgand choisit de ne donner à entendre que les
à-côtés, les erreurs et les manques, afin précise-t-il, d’échapper aux types et
aux catégorisations pour arriver à l’individu s’exprimant lui-même. La question
de l’énonciation est complexe chez l’un et l’autre artiste, chacun à sa manière
visant la construction de personnages sans nom, que l’on ne connaît que par
leur voix et leur débit si singulier. Dominique Petitgand alterne paroles en direct
et paroles rapportées. « Il s’agit de révéler, par le biais du montage, le
chemin qui va vers l’énonciation, ce qui la retient ou qui la prépare, quand la
parole patine ou que la pensée est prise en défaut. Et ces fragments deviennent des articulations, des pauses avant la
reprise d’une phrase. Ils sont aussi des indices de la présence d’un
protagoniste : qu’il puisse être présent pour l’auditeur sans parler pour
autant[22] »,
précise-t-il. Le « chemin qui va vers l’énonciation » est l’endroit
où la parole se décide. Nous entendons, cette fois dans Quant à soi : « Il y a plein de trucs qui sont, qu’on ne
peut pas définir comme ça, comme si t’avais des liens invisibles, qui
t’attachent à eux, et c’est vraiment une partie de toi[23] » :
ce chemin serait cette préparation au discours et à la langue de l’intime, l’intimité
étant envisagée non pas à travers la révélation d’événements de l’ordre du
secret mais comme l’expression de la singularité d’une voix, d’un débit, d’une
manière d’énoncer les faits les plus anodins et quotidiens. Lorsqu’il définit
par une locution la position qui le caractériserait le mieux, Dominique
Petitgand choisit « au bord » quand Anne de Sterk, elle, se situerait
davantage « en creux ». « Au bord : position spatiale et
temporelle qui me caractérise. À la lisière, juste à côté, en périphérie (entre
telle ou telle chose, tel ou tel champ). Sur le point de, juste avant de, au
bord de[24]. » Ces « positions » s’obtiennent par le travail du
montage. La pratique des cut, très
particulière chez Petitgand, consiste à inscrire des laps de temps
« blancs » entre deux phrases, ou à travailler sur la reprise d’un
mot : le montage se met ainsi au service de l’invention d’un rythme. La langue s’exprime au présent de
l’enregistrement, avec ses bruits rendant compte d’une présence : « Des
paroles et des sons enregistrés cette fois avec le plus de proximité possible.
Là, en face de nous, quelqu’un s’exprime. Ce qui permet alors de travailler
l’articulation entre le direct et l’indirect, le tangible et l’intangible[25]. » Petitgand l’explique
bien : il revendique la qualité « la plus nue, neutre, décontextualisée,
intemporelle possible (en dehors des références identitaires, sociales,
géographiques, historiques ou d'actualités en tout genre), pour que l'auditeur
justement remplisse à sa façon, avec ses propres moyens (sa pensée, sa mémoire,
sa propre vie), le vide, les creux, les silences, les trous de [ses] histoires[26]
».
Chez Anne de Sterk, les paroles s’entrecroisent
dans des polyphonies. Cette forme a fait l’objet chez elle d’une
recherche : elle travaille au croisement des textes de plusieurs auteurs
et réalise des performances à plusieurs voix. Dans les Sonoguidées, des paroles coupées, absurdes se disputent le devant
d’une scène où le texte est dissocié de la personne qui le profère. Durant ces
performances et dans ses pièces sonores, la question de l’espace physique est
posée : les sources se chevauchent, superposant plusieurs espaces
différents. Cette adepte du collage décrit Le déluge comme : « un déluge de paroles en écho au voyage
mental proposé par l'ouvrage croisant des images, des sons, des mots, poésie
sonore et lettrisme, peinture et musique ».
En redéfinissant les
catégories, ces deux artistes inventent leurs formes. Petitgand obtient par la
liste la représentation d’une scène, le dessin d’un itinéraire : l’un
comme l’autre fait appel chez l’auditeur à la création d’un paysage mental.
S’inscrivent à l’endroit des blancs et des vides la suite d’une histoire, ou
encore l’instauration d’un sentiment d’insécurité ou de peur. Qui parle ?
Cette question se pose constamment à l’écoute de ses pièces, sans qu’il ne nous
soit jamais donné de réponse. Musicienne
et peintre : ces deux qualificatifs pourraient définir Anne de Sterk :
« Comme compositeur, je suis plus peintre... j'ai un espace/ temps
comme support, je fais un fond (ambiance paysage), des aplats colorés, je colle
des motifs répétés, des formules-textes, quelques nodules, un peu de figuration, (des personnages) voilà. »
Ses créations sont de véritables
paysages sonores. Nous entendons également la parole, mais une parole empruntée
puis mixée, appartenant à tous, une parole volée.
L’empêchement renvoie à ce que l’on ne peut pas
enregistrer, dont on ne peut rendre compte ni fixer la trace par un texte. Dans
une publication du centre d’art de Gennevilliers intitulée Les liens invisibles, Petitgand revient sur les projets qu’il n’a
pas pu faire, tout ce qui n’a pas été saisi sur le moment par une captation à
partir de laquelle il aurait pu travailler, et ne peut être artificiellement
recréé. En un certain sens, cela
constitue un paradigme de l’ensemble de sa démarche : ne nous sont données
que des bribes de moments à jamais perdus. Anne de Sterk déconstruit quant à elle les identités.
Nul personnage mais des voix, au sein desquelles le son et le texte sont
envisagés comme des éléments qui circulent. Une équivalence s’établit entre la parole et la sensation, plutôt
qu’entre la parole et la pensée. Celle-ci rend compte d’épisodes vécus, dans des
formes proches du monologue intérieur dont le seul interlocuteur serait
l’auditeur.
L’un comme l’autre accorde une place
primordiale aux silences, qui construisent leur texte et l’espace physique au
sein duquel il est énoncé. « La parole est intéressante quand elle va
rendre compte du moment où elle s’arrête. Mais pour cela, il faut installer un
peu les choses, faire en sorte qu’il y ait préalablement un peu de mouvement
pour rendre compte de cette immobilité. Enregistrer quelqu’un puis le faire
taire, c’est tout l’intérêt[27].
» Dans son glossaire, au verbe Se taire,
Dominique Petitgand fait correspondre la phrase suivante : « Dans le monde de mes pièces, où tout est parole, quand
quelqu’un se tait, c’est qu’il se passe quelque chose. » Comme en musique,
le silence devient un élément essentiel de construction. Il est non seulement
ce qui annonce la parole mais ce qui lui donne toute sa densité et son relief.
Entrer dans la singularité d’une voix revient à guetter ses moments
d’apparition, la manière dont elle prend place dans un espace donné.
La parole manquée, titre emprunté à Anne de
Sterk, a un sens très précis qui prend le langage à rebours. Lorsque je l’ai interrogée sur le sens qu’elle
donnait à l’expression « parole manquée », Anne de Sterk a donné cette
définition à la fois imagée et très précise : « La parole manquée », (…) c’est l’erreur, c’est comme une balle
de golf qui n’atteint jamais le trou malgré un lancer parfait, et qui s’en va
plutôt faire un parcours très original derrière les arbres. La question de la
prise de parole et de la formulation du sens par la parole, m’a donné pas mal
de fil à retordre. (…). L’écriture pour moi, est un bon outil. Il m’aide à m’organiser,
à mémoriser, me permet de laisser dériver l'imagination et d’organiser mes
enregistrements. » Comme chez
Petitgand, la transcription du texte est désignée comme l’endroit où se décide
le montage. De sa forme écrite et imagée dans les partitions à sa forme orale,
chaque pièce adopte deux natures et statuts différents. S’il est possible de
suivre la bande sonore en lisant les partitions, elles ne sont pas traduisibles
ni échangeables l’une par l’autre. Le livre Le
déluge ne propose pas de simples transcriptions textuelles mais donne à ses
pages un caractère imagé et visuel, dont l’ampleur se situe au contraire dans
les incertitudes d’interprétation. Ces textes, que l’on pourrait décrire par
cette métaphore, présente dans l’une de ses pièces sonores : « C’est un chemin fâcheux, borné de peu d’espace,
tracé de peu de gens », y gagnent ainsi toute l’âpreté, la singularité d’une
forme située à mi-chemin entre signe et écriture, et la visualité qu’ils
requièrent. Comme les paroles manquées de ses pièces sonores, ils inscrivent du
sens à l’endroit des vides et des manques, pour mettre en marche l’imaginaire.
Faire du texte un espace de projection,
repenser la capacité d’une parole à produire ses propres images font des
dispositifs inventés par Petitgand et de Sterk de véritables lieux d’invention.
« Laisser filer la parole et l’imagination, dans un flux chaotique à
démêler sans cesse[28] » : voici comment Anne de
Sterk définit sa pratique. Entre parole performée et écriture automatique,
montage textuel et sonore et partition visuelle incluant du texte, elle déjoue
radicalement les catégories. Elle donne corps au texte, tandis que Dominique
Petitgand parle de « gestes sonores ». Dans les deux cas, il s’agit
de repenser la façon dont nous travaillons la langue comme une émanation de
notre corps.
Paroles manquées
pour mieux inventer du texte, paroles manquées permettant l’émergence d’un
espace littéraire et plastique tout à la fois, ce qui est à l’œuvre chez ces
artistes parle d’un autre rapport au texte. Où celui-ci se coupe, se rabote, se
répète, se reprend, pour mieux donner naissance à des espaces rythmés et à des
images chargées de physicalité. Je reviens sur le terme de
« déracinement », avancé par Walter Swennen, et qui me semble
particulièrement juste par rapport à ce qui se passe ici. Deleuze parle aussi
de ces artistes qui « pratiquent une fente dans l’ombrelle », afin
de nous montrer « l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir[29]
». Incommunicable car rien ne se passe sans la perception physique que procure
l’expérience des installations sonores de Petitgand (sons provenant de
plusieurs sources, cut provoquant des
silences plus saisissants encore) ; incommunicable, aussi, car comment
cela produit du récit ? Par les silences et par les manques. Les deux
artistes désignent la pensée qui patine, la parole prise au pièce des dysfonctionnements
de la mémoire. L’enjeu est ici de penser la parole comme un geste et de lui
accorder toute son ampleur, de lui redonner un corps, afin de donner naissance
à des espaces : espaces à arpenter, délimités par des sources sonores
diverses, espaces de projections conçus comme des espaces mentaux, à
reconstituer dans les vides : « L’obsession, la recherche insistante,
volontaire de quelque chose. Une recherche qui creuse mais ne trouve pas grand
chose. Ce qui en ressort, ce sont juste quelques éléments épars[30]. »
Récemment, j’ai
parlé de ces deux artistes[31],
à la Société de Psychanalyse Freudienne, en proposant une expérience d’écoute.
Des parallèles assez saisissants peuvent s’établir entre le travail de ces
artistes et l’expérience psychanalytique, précisément car c’est une expérience
de pensée déliée, absolument ouverte, comme le propose la psychanalyse, qui est
envisagée ici. Dans les deux cas, les discours à
entendre entre les mots et la
nécessaire mise en place d’une installation impliquant au moins deux personnes
conditionnent un dispositif d’adresse et une expérience d’écoute. Je terminerai en citant Anne de Sterk évoquant
son lien à la psychanalyse : « Les surréalistes
m’intéressent dans le lâcher du sens. Le fait de laisser apparaître des images décalées,
se permettre d’enlever le gouvernail, oui… On se fait vite récupérer par l’ordre des choses. Même en
poésie. Mais l’hypnose aussi pourrait m’intéresser dans ce sens. Aller chercher dans son corps des choses
fines, des choses reliées, une mémoire légère et sourde qui s’est inscrite en
nous. Petitgand a beaucoup plus de liens avec la psychanalyse que moi, me
semble-t-il en faisant participer sa propre famille. Moi je ne travaille pas
sur ma condition familiale. J’essaie de mettre en relief nos existences,
comment je la vis. Comment on vit, quelque
chose de vraiment dérisoire[32]. »
Choses fines, choses reliées, mémoire légère et sourde : cette langue
entièrement chevillée à un corps est ce qu’atteint parfois l’expérience
analytique. Chez Anne de Sterk et Dominique Petitgand, elle nous est livrée de
façon saisissante.
[1] Roland
Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7
janvier 1977.
[2] Ces
citations sont extraites du site internet de Anne de Sterk :
http://annedesterk.free.fr
[3]
Dominique Petitgand, « Entretien – stimuli proposé par Guillaume
Desanges » in Dominique Petitgand,
Notes, voix, entretiens, Les Laboratoires d’Aubervilliers, École Nationale
Supérieure des Beaux-arts, 2002, p. 57.
[4] Walter
Swennen, So Far So Good, Éditions du
Wiels, 2013. Les citations qui suivent sont extraites du même ouvrage.
[5] C’est
moi qui souligne.
[6] Anne
de Sterk, op. cit.
[8] Ibid.
[9]
Présentation par Anne de Sterk de son travail, reprise in annedesterk.free.fr
[10] Anne
de Sterk, Le déluge, Une lutte comédie,
livre CD publié dans le cadre de Estuaire Nantes, 2009.
[11]
Entretien du 24 septembre, op. cit.
Les citations non référencées qui suivent proviennent de ce même entretien.
[12] Ibid.
[13]
Dominique Petitgand, « Mes
écritures », in Dominique Petitgand,
Installations (documents), « Notes, 2004-2009 », p. 209.
[14] Voir note
2.
[15]
Jacques Lacan, Rapport
du Congrès de Rome tenu à l’Istituto di Psicologia della Universitá di Roma les 26 et 27 septembre 1953.
[16] Voir
par exemple « Cheval sautille », in Le déluge, op. cit., p.
38.
[18]
Dominique Petitgand, « La surdité », pièce sonore, 2’57’’, in Le bout de la langue, éditions Ici
d’ailleurs, 2006.
[19] Ibid., « Une douleur
spéciale », 1’03’’.
[20] Anne
de Sterk, « L’inquiétude », Le
déluge, op. cit., p. 22.
[21] Ibid., « Le déluge », p. 57.
[22]
Dominique Petitgand, Installations
(documents), op. cit., p. 57.
[23]
Dominique Petitgand, Quant à soi, in Installations (documents), op. cit., p. 99.
[24] Ibid., p. 204.
[25] Dominique
Petitgand, Entretien avec Guillaume Desanges,
op. cit.
[26] Ibid.
[27]
Dominique Petitgand, Notes, voix, entretiens, op. cit., p. 61.
[28] Anne
de Sterk, Entretien avec Marion Daniel, op.
cit.
[29] Gilles
Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie,
Éditions de Minuit, 1991.
[30]
Dominique Petitgand, Notes, voix,
entretiens, op. cit., p. 93.
[31]
J’évoquais également le travail de Marcelline Delbecq, qui aurait largement pu
trouver sa place dans ce colloque car elle publie véritablement des livres et
tend même à choisir progressivement l’écriture comme unique médium.
[32] Anne
de Sterk, Entretien avec Marion Daniel, op.
cit.
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