Texte publié dans le n°21 : "Paresse", revue Dits, MAC's (Grand Hornu), printemps 2016
Objet difficile à penser, au sujet de
quoi « moins on en fait, plus elle prolifère[2] »,
la poussière ne s’attrape pas, ni ne se maîtrise. Elle est de ces impondérables
impossibles à enfermer sous une seule bannière, une seule image, une seule
idée. Ironique, Alexandre Vialatte écrivait : « L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau » : un pied de nez au « Poussière, tu retourneras
poussière », contournant le vertige qui nous fait considérer tout à
la fois le symbole de destruction, la disparition et la mort, les poudres ou
atomes à l’origine du vivant, l’anti-valeur, les micro-particules, mais aussi
la crasse, la préoccupation ménagère et la légèreté. Ce mot qui a de quoi faire
pâlir les plus beaux mots fourre-tout : le signifiant se décline en la
pousse-hier, le pouce-y-erre, the pussy-hier, les poux-s’-y-errent… « Je
méprise la poussière qui me compose et qui vous parle[3] »,
écrivait Saint-Just repris par Lacan. Signe d’un passage du temps et d’une
entropie du monde, entre le visible et l’invisible, ce qui précède la matière
et apparaît on ne sait comment, se fabrique à l’intérieur de certains nombrils,
se dépose sur les livres, se repère sur les pourtours d’un cadre lorsqu’on
décroche une œuvre, se soustrait et reste sur les doigts lorsqu’on écrit sur
une vitre ou une voiture, le destin de toute œuvre, ce qui vient avant et après
la vie : la poussière s’immisce toujours entre les choses. Elle se fraie un
chemin dans les entre-deux, nous amenant à nous situer dans les interstices.
Du côté des artistes, le sujet n’a rien
de poussiéreux. Dotés d’un esprit à la fois potache et poétique, Marcel Duchamp
et Man Ray co-signent l’œuvre Élevage de
poussière en 1921. La récente excellente exposition présentée au BAL
faisait de cette œuvre duelle, ambiguë quant à sa signature et à son médium, le
point de départ d’une réflexion aussi dense qu’imaginative. Traces, indices
utilisés par les criminologues, résidus d’explosions nucléaires à Hiroshima
reprises insolemment avec une magie sensuelle dans Hiroshima mon amour, nous conduisaient vers des photographies amateur,
des constats tragiques d’explosions d’immeubles, ou encore des photographies de
la guerre du Golfe formant la série Faits,
par Sophie Ristelhueber. S’il existe un réel côté jouissif à l’ensemble, c’est
davantage dans la liberté avec laquelle est menée cette réflexion que dans son
sujet. Reste que Robert Filliou extrayant la poussière des œuvres de Vélasquez
ou d’autres grands maîtres du passé avec une vigueur digne de la plus
volontaire des ménagères fait davantage que sourire, et nous arrache un rire.
Dans Poussière de poussière de L’effet Vélasquez, Poussière de poussière de
l’effet Spoerri ou encore Poussière
de poussière de l’effet Brancusi (Le Coq…), Filliou, déjà adepte du ménage
et des balais dans La Joconde est dans
les escaliers, entreprend d’épousseter les tableaux pour en recueillir les
résidus dans des boîtes. On se prend
à douter que les restaurateurs du musée du Louvre autorisent aujourd’hui un tel
geste ! Plus sérieusement, ces œuvres nous situent entre une pratique
fétichiste et dérisoire. Filliou traque cette non-matière entrée en contact
avec l’œuvre, ce signe du temps qui sacralise, cette pâtine qui se crée
lorsqu’on n’y prend garde. Entre la tentation de la faire disparaître à l’aide
d’un aspirateur et celle de la faire voler à l’aide d’un plumeau, la seconde
entreprise semble à la fois plus réaliste et plus poétique. S’il est impossible
de la faire disparaître, eh bien observons-la, faisons-là voler, attendons
qu’elle se dépose.
La poussière, au cœur d’un nouvel art
ménager ? L’idée n’est pas sérieuse mais c’est vers elle que nous nous
dirigeons spontanément. Avec un tel sujet, le versant philosophique est presque
trop évident, on y revient sans cesse. Or l’hypothèse matérialiste semble plus
prometteuse, si nous ne voulons pas sombrer dans l’idéalisme nébuleux. La force
d’Élevage de poussière est de
charrier les deux. Rappelons le contexte : Man Ray décide de photographier
la poussière accumulée sur Le Grand Verre.
La Mariée était alors présentée de dos, posée au sol de l’atelier de Duchamp,
absolument crasseux. Georgia O’Keefe qui le visite, témoigne : « On avait
l’impression que la pièce n’avait jamais été balayéemême pas au moment où
Duchamp y avait emménagé[4]. […] la poussière se répandait en une couche si épaisse
que nous en étions stupéfaits. » De la part d’une artiste à qui la poussière ne
devait pas faire peur, puisqu’elle a passé une grande partie de sa vie dans le
désert du Nouveau Mexique, ce témoignage a du poids. Publiée dans la revue Littérature, l’œuvre est légendée :
« Vue prise en aéroplane par Man Ray, 1921 ». D’emblée, Élevage de poussière est une œuvre dont
on ne sait pas bien qui est l’auteur, prise pour autre chose que ce qu’elle
est : une simple vue d’atelier. Mariée un peu poussiéreuse, ou expression
du passage du temps ? « Élevage
de poussière n’est pas tant le titre d’une photographie que celui du
processus ou de la situation créée par Duchamp et documentée par Man Ray[5] »,
précise David Campany dans son texte. Cette œuvre constituerait le symptôme
d’une manière de considérer la création comme un processus inscrit dans le
temps.
Processus
ou situation, indice ou trace, la poussière est l’« indice physique du passage du
temps[6] ».
Le même auteur établit un lien entre la
définition de la photographie comme indice d’un réel et celle de la poussière.
L’exposition qu’il réalise est parfaitement réussie, car avant même de lire le
catalogue, c’est ce à quoi elle nous invite à penser. La poussière est ce qui
fait trace une fois qu’on l’a extraite. J’ai en tête une très belle
photographie de Paul Pouvreau intitulée Scènes
de ménage (1994), extraite d’une série portant ce même titre. Une
photographie présente une pièce entièrement vide qui pourrait être celle d’un
musée, dans laquelle un balai a tracé une ligne rendue visible grâce à
l’extraction de la couche de poussière dont est couvert l’espace. En repensant
à cette œuvre, j’envoie un message à l’artiste qui me répond la chose
suivante : « il existe effectivement un lien entre l’enregistrement
photographique et cette matière ductile qu’est la poussière[7] ».
« Ductile », cet adjectif très précis nous met sur la voie :
cette non-matière qui peut être étirée, étendue sans se rompre et crée une
surface matérielle à la fois pleine et poreuse, a quelque chose à voir avec la
matière du film photographique. Selon Bachelard dans les Intuitions atomistiques, la métaphysique de la poussière peut se
comprendre et être abordée si l’on adopte une « intelligence cinématique ».
Il ajoute : « La pensée est en réalité plutôt contemporaine de la
déformation d’un corps que de la mise en relation géométrique de plusieurs corps[8] ».
Cette matière aussi tactile que visuelle, capable de toutes les déformations, constituerait
la métaphore de la manière dont nous façonnons notre rapport au monde. Elle
nous permet d’inscrire l’empreinte de nos actes et de nos mouvements, tout en nous
donnant leur dessin « en relief », précise-t-il. Plaque sensible,
elle permet d’enregistrer le réel par contact, exactement comme la
photographie.
Parfaitement initié à la matière sensible
de la poussière, Jean Dupuy réalise avec Heart Beats Dust ce qu’il nomme une « sculpture de
poussière ». Née de l’observation des mouvements de la projection de
lumière rendus rendus visibles grâce à la poussière qui les traverse dans une
salle de cinéma, cette sculpture, issue d’une rêverie, dans laquelle des
pigments rouges éclairés par un faisceau lumineux se soulèvent au rythme de
battements de cœur, n’est autre qu’une réflexion sur cette matière-poussière qui
rend visible l’espace entre les choses. Avec Myodésopsies, Edith Dekyndt nous invite à poursuivre l’intuition proche
de celle de Dupuy, initiée par Bachelard. Ce mot renvoie aux particules qui
flottent devant les yeux. Dans son texte Aux
franges de l’expérience, Viviane Despret écrit ceci : « Le travail Myodésopsies […] peut être lu comme un questionnement sur la possibilité de l’ojectivité. […] il s’agit […] de voir clairement ce qui était considéré comme empêchant
la vision claire ; la vision change d’objectif, elle essaie à présent de
voir clairement ce qui l’empêchait de le faire. Il est vrai que le dispositif,
une surface pure qui souligne la présence des particules, faille perceptive qui
accueille leur pleine existence, pourrait susciter une nouvelle mise en
opposition du couple attendu. » Métaphysique, la démarche d’Edith Dekyndt
ou au contraire plongée au cœur de la matière ? La poussière renvoie dans
les deux œuvres citées à une poétique de la matière en mouvement. La très belle
vidéo d’Aurélie Sement intitulée Poussières,
dans laquelle elle filme à travers une vitre sale le faisceau lumineux d’une
cabine de projection de cinéma, invite à la même réflexion. Alors que
s’organise une indistinction entre ce qui est vu et non-vu, l’image perçue à
travers ce filtre de la poussière et de la saleté semble devenir matière,
dirigeant notre regard vers ce qui serait une source trouble de la vision.
Tout en empêchant la vision claire, la
poussière renvoie à l’impossibilité d’une démarche objective. Le versant auquel
nous invite toute réflexion sur la poussière, c’est cette dimension d’impureté.
« J’en avais assez de toute cette pureté », dit Philip Guston alors
qu’il abandonne l’abstraction. La réflexion sur la poussière comme matériau,
impossible à domestiquer, crasseux, visqueux, fait invariablement émerger cette
notion : elle apparaît hors contrôle, sans qu’on n’y prenne garde, créant
des objets troubles, entre-deux, des objets indécis.
…
C’est dire l’importance du plumeau…
Tandis que Filliou serait à l’initiative
d’un nouvel art ménager, Parmiggiani imprime la trace des livres d’une
bibliothèque grâce à un dépôt de cendres dans Polvere. Ne voyant pas là un geste nihiliste, bien au contraire,
Georges Didi-Huberman écrit : « Ombre, poussière, fumée : on est
tenté, philosophiquement, de traduire cela par « finitude »,
« caducité », « néant », comme le fait, par exemple, Paulo
Barone. La poussière serait-elle l’emblème métaphysique parfait pour nos temps de
destructions majeures ? ». Loin de s’arrêter à cette idée, il ajoute :
« La poussière réfute le néant. Elle est là, tenace et aérienne,
impossible à supprimer complètement, envahissante jusqu’à l’angoisse, jusqu’à
l’étouffement[9] ».
Touchée de l’aura de Man Ray et Duchamp, elle devient cet élément signe du
dérisoire des situations et de l’impermanence des choses, toujours amenées à
s’effilocher, à s’effriter sans jamais disparaître totalement. Dieter Roth
l’avait très clairement annoncé : ses pièces se destinent à devenir
poussière. Si elles portent en elles un principe vivant, celui de mort ne doit
pas être très loin. « Je
voulais faire des choses qui tombent en poussière. J’ai voulu faire des
sérigraphies avec des moisissures, mais tout a séché sur mon papier. [… ] Je me
suis donc habitué peu à peu à faire des choses « qui vivent », mais
cela signifie aussi : décomposition[10]. ».
Matière malgré tout, subsistant une fois
que tout a disparu, la poussière renvoie à la sédimentation du temps. « Elle
forme l’écume indestructible de la destruction. Comme si le temps, en
pulvérisant (en décomposant) toute chose per
via di levare, pulvérisait (disposait en soufflant) sur toute chose, per via di porre son pigment favori[11]. »
Dans un tout autre registre, en réponse à
l’invitation de l’Observatoire du Land Art, dans 340 grammes
déplacés... during Levitated Mass by Michael Heizer (2012), Régis Perray, artiste qui a
souvent manié le balai dans ses performances, déplace dans la ville de Nantes
pendant dix jours, à l’intérieur d’un dumper miniature, 340 grammes de
poussière prélevés sur la voûte de la cathédrale de Chartres. Ce geste était la
réponse symbolique et domestique, à la mesure du corps, à un déplacement
pharaonique d’un rocher de 340 tonnes par Michael Heizer jusqu’au LACMA (Los
Angeles). La poussière divine patiemment récoltée à l’aide d’un plumeau donnait
parfaitement bien la réplique à cette tentative de domestication d’une nature
colossale et sublime. Car cette anti-matière céleste ne s’obtient que
difficilement. La Poussière de Soleils,
une pièce de théâtre en cinq actes de Raymond Roussel, décrit la quête
impossible et vaine d’un héritage. Ce drame avide relate la recherche par le
colonel Julien Blache de la fortune de son oncle Guillaume Blache qui l’a lui a
léguée, tout en l’ayant auparavant convertie en pierres précieuses dissimulées
dans un endroit inconnu… Chasse au trésor semée d’indices, La Poussière de Soleils mène Julien Blache dans les endroits les
plus insolites, depuis un désert jusqu’à des « zones d’humour ». Les
pierres précieuses sont finalement trouvées mais n’ont été que le prétexte à
cette épopée burlesque, où les chercheurs d’or et de Poussières de Soleils ne
tombent souvent que sur des os.
La
poussière, matériau indocile privilégié du sculpteur ?
Loin de toute approche métaphysique, les
artistes semblent l’envisager comme une matière privilégiée. C’est ce qui
frappe à l’examen des pratiques récentes : la poussière est pensée comme
un simple matériau. Travailler à partir des résidus ou de poussière est ce qui
a animé la démarche de Benoît Pype dans le vaste ensemble Sculptures de fonds de poches (2011). L’artiste collecte ces petits
amas de laine qui boulochent au fond de nos poches pour en faire un matériau de
sculpture. Par un simple point de colle sur des petits socles minuscules qu’il
invite parfois à regarder à la loupe[12],
qu’il assemble par dizaines, il crée une vaste assemblée de petites formes
colorées aux allures rebelles et indociles.
Les matières composées par Peter
Buggenhout procèdent quant à elles de curieux amalgames. Les matériaux grâce
auxquels il compose ses vastes machines qui auraient été oubliées, abandonnées dans
quelque vieil entrepôt se composent de résine et de sang animal qu’il recouvre
ensuite de poussière. Rejoignant la réflexion de Bachelard en la considérant
sous un biais physique et non plus métaphysique, Peter Buggenhout opère une
drôle d’archéologie du futur, dans laquelle les formes se modifient en
permanence, mutent indéfiniment. « Ductile », le mot revient à la
bouche et à l’esprit pour désigner ce qui s’étire et se transforme. C’est aussi
ce qui anime Hannah Bertram dans ses prélèvements de cendres et de poussières.
Dans Phoenix in ruins (2015),
installation proposée au Palais de Tokyo, elle présentait de grands lés de
papier peint orné de motifs floraux empruntés aux intérieurs victoriens. Ces
derniers étaient le fruit d’une lente récolte et d’un collage de résidus de
poussières prélevées dans le Palais de Tokyo et d’autres lieux de Paris,
mélangés à des cendres. La poussière comme génie des lieux, résidu d’une
archéologie des temps de guerre et de destruction, trouve sa place au sein d’une
œuvre qu’elle choisit de brûler à nouveau à la fin de l’exposition, l’inscrivant
ainsi résolument dans un cycle de transformations. Physique plutôt que
métaphysique, ce geste rejoint néanmoins la réflexion de
Bachelard lorsqu’il décrit la poussière comme un « état
intermédiaire », mise au compte d’une « intelligence
cinématique », grâce à laquelle : « C’est devant les phénomènes
de la poussière, de la poudre et de la fumée qu’il apprend à méditer sur la
structure fine et sur la puissance mystérieuse de l’infiniment petit ;
dans cette voie il est sur le chemin d’une connaissance de l’impalpable et de l’invisible[13] ».
Lieu d’une intelligence cinématique,
matière impossible à domestiquer, la poussière est ce qui confère leur densité
à des univers et à des images qui sans elle resteraient bien trop virtuels. Nous
rappelant la vanité de toute précipitation, elle rend sensible l’espace mais
aussi le temps qui s’instaure entre les choses, leur conférant une matérialité,
une densité. Elle est ce qui reste lorsque plus rien ne tient mais que l’on s’autorise
à croire… qu’un simple coup de plumeau peut encore nous convertir aux vertus si
vitales et nécessaires en ces temps troublés, de la légèreté.
[1] Alexandre Vialatte, cité in Poussière (Dust memories), Fonds régional d’art contemporain de
Bourgogne, Fonds régional d’art contemporain de Bretagne, 1998, p. 65.
[2] Emmanuelle Latreille, cité par Jade Lindgaard, in
« Demande à la poussière », Les
Inrockuptibles, 19 août 1998.
[3] Saint-Just, Œuvres,
éd. Prévot, 1834, chap. préambule aux Fragments d'institutions républicaines, p. 364.
[4] Georgia O’Keefe, citée in Calvin Tomkins, Duchamp : a Biography, New York,
Henry Holt and Co., 1996, p. 245, traduit in David Campany, Dust, Histoires de poussière, D’après Duchamp et Man Ray, Le BAL, MACK, 2015,
p. 7.
[5] Ibid., p.
22
[6] David Campany, op.
cit., p. 28, citant Rosalind Krauss, « Notes sur l’index »
(1977), in L’Originalité de l’avant-garde
et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993.
[7] Paul Pouvreau, email du 13 janvier 2016.
[8] Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques, Paris, Boivin & Cie Éditeurs,
1933, p. 25.
[9] Georges Didi-Huberman, Parmiggiani, Génie du
non-lieu, Air, Poussière, Empreinte, Hantise, p. 53.
[10] Dieter Roth, Stretch and Squeeze, MAC Marseille, 1997.
[11] Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 57.
[12] Voir La
fabrique du résiduel, exposition de Benoît Pype au Palais de Tokyo, 2012.
[13] Bachelard, Les
intuitions atomistiques, op. cit., p.
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