Texte publié dans la Nouvelle Quinzaine littéraire le 1/11/2016
Pour Philippe
Jaccottet, la peinture n’est pas du temps figé mais l’expression d’un rythme
qui restitue un moment vivant. Écrire dans le souvenir de la peinture, c’est
inventer, au-delà d’une traduction sensible par l’image poétique, un mouvement
qui est resserrement à chaque instant vers un « foyer » insaisissable, en
dessinant les lieux de convergence entre le rêve et le monde. “Je
crois que si je clignais des yeux comme on fait pour ne pas être embarrassé par
les détails d’une peinture, jusqu’à ne plus voir qu’une lueur sur cette main,
une flamme vacillante, je serais plus près de ce que j’avais tout d’abord
éprouvé : le trouble, la joie d’une annonciation à peine saisissable, ou
l’entre-bâillement de la porte du Temps[1]”.
Dans un texte de 1895, Freud définit
le principe d’après-coup à travers le
cas Emma. Dans le traumatisme, découvre-t-il, deux temps s’articulent l’un à l’autre :
un premier événement vécu dans l’enfance se révèle à travers un second, à
l’adolescence, qui le rend manifeste, le nomme et l’identifie. Deux temps pour
qu’un événement refoulé ex-iste, au sens fort du terme, dans la vie psychique. À
travers le mot « traumatisme », Françoise Davoine et Max Gaudillière
désignent quant à eux une « mémoire qui n’oublie pas et qui cherche à
s’inscrire[2] ».
Il semble que la littérature soit à même d’aborder le traumatisme : les
récits articulant plusieurs temps permettent d’en prendre en charge la
temporalité complexe, d’en inscrire la trace. Mais peut-on le penser et lui
trouver un lieu au sein des arts visuels ? N’y a-t-il pas un écueil à
vouloir représenter le traumatisme,
lequel ne serait plus pour l’artiste que sujet ou prétexte à peindre ou à
dessiner ? Face aux représentations choquantes, prenant à témoin le spectateur
en le projetant au cœur du trouble et du malaise, il existe au contraire des
œuvres qui pensent, distancent, articulent les événements d’un réel aliénant et
douloureux. Jaccottet se situait « au-delà d’une traduction sensible par
l’image » ; c’est précisément là, au cœur de l’invention d’une
écriture cinématographique, photographique ou picturale, capable de restituer
une temporalité heurtée, que travaillent certains artistes.
Dans cette valse à plusieurs temps,
trois noms me viennent à l’esprit : chez Chantal Akerman[3],
Gina Pane[4],
Christine Rebet[5], une
temporalité fine s’articule. Née d’une famille juive polonaise déportée à
Auschwitz, Chantal Akerman écrivait dans Autoportrait
(Cahiers du Cinéma, Centre Pompidou, 2004) : « On n’a pas le droit de se révolter contre une génération sacrifiée.
Elle est déjà assez sacrifiée comme ça ». C’est à travers le prisme des espaces domestiques – l’appartement,
une femme dans un appartement – qu’elle aborde les questions de l’intime et de
l’histoire. Avec Saute ma ville
(1968) et Jeanne Dielman 23, Quai du
commerce, 1080 Bruxelles (1975), Akerman nous plonge, dans deux approches
fondamentalement différentes – l’une explosive, très rapide, l’autre
s’installant dans un temps plus lent de la répétition – dans l’univers
quotidien de deux femmes : la maison, la cuisine plus précisément, qui
oppresse, enferme, aliène. Saute ma ville,
estampillé « récit » au début du film, décrit le retour chez elle d’une
femme, courant et chantonnant. La même mélodie, chantée de manière de plus en
plus folle, accompagne toute la durée de ce film court. Adoptant des gestes
brusques, cette femme jouée par Akerman se fait des pâtes, puis ses actions prennent
un tour de plus en plus chaotique : colmater sa porte, jeter au sol tous les
produits ménagers, passer la serpillière avec frénésie ; pour enfin jeter
son chat par la fenêtre et ouvrir le gaz, tout en brûlant un journal… Ce
film-cri dit l’aliénation et la souffrance à travers une scansion folle, qui
s’emballe jusqu’à l’explosion. À l’opposé, le long métrage Jeanne Dielman s’installe dans un temps lent, oppressant, de plans
fixes dans lesquels une femme répète des gestes quotidiens. Ménagère parfaitement
rigide jouée par Delphine Seyrig, Jeanne Dielman est aussi une veuve prostituée.
À la faveur d’un détail insignifiant – la sonnerie d’un réveil une heure plus
tôt – la machine trop bien huilée aux rouages implacables vient à déraper, à
s’emballer, libérant l’oppression refoulée. Adoptant un montage absolument
rigoureux de plans fixes scandés par des noirs restant hors de toute narration
classique, portés par une bande-son laissant percevoir le moindre bruit
obsédant des gestes et des objets, les récits de Chantal Akerman sont
pleinement une écriture, scandée, nous plongeant, à travers ce rythme saisissant
qui nous situe presque hors-sens, au cœur de la violence angoissante d’une
répétition aliénante. Lorsqu’on n’a « pas le droit de se révolter »,
on invente une écriture, qui inscrit cette révolte.
« La trace est comparable au zéro ou à l’infini, on
ne sait jamais par quel bout la prendre – sa projection la plus concrète et
perceptible est celle inscrite dans la terre, la pierre : c’est-à-dire le
mur = du mur de Lascaux au mur d’Hiroshima[6]. » Artiste de l’art corporel, Gina Pane mène
dans les années 1970 et 1980 des performances ou actions au cours desquelles
elle se blesse, notamment à l’aide d’un rasoir, en présence d’un public. À
travers la blessure physique, elle pense et articule le paradigme de la trace, qu’elle
analyse dans des textes et réflexions accompagnant son travail. Profondément
marquée par la psychanalyse, et notamment par le discours de Lacan, Gina Pane
envisage son propre corps comme « discours de la trace » – « la
blessure exprime aussi mon sexe », précise-t-elle. Dans ce qu’elle nomme
des « constats d’actions », elle rend compte des étapes de l’action
documentées par des instantanés photographiques collés sur de grands panneaux
de bois, auxquels elle adjoint des textes et des dessins. L’une de ses œuvres
les plus connues, Action sentimentale (1973),
présente, uniquement sous forme de fragments, l’artiste, un bouquet de fleurs
rouges à la main, s’enfonçant des épines dans le bras, ou encore se coupant à
l’aide d’un rasoir le haut de la paume de la main. Au-delà du caractère
« trash » de ces actions, c’est une grammaire visuelle qui est rendue
visible, restituant une rythmique des gestes et une dynamique de l’action, y
compris dans son aspect symbolique (fleurs rouges et blanches, épines, etc.). À
travers ces incises corporelles qu’elle s’inflige dans des actions menées en
public, qui sont ensuite pensées, archivées et documentées, jusqu’à devenir
« traces de traces », ainsi qu’il a été écrit à propos de ce travail,
nous suivons le cheminement de tout ce qui peut faire advenir une blessure
psychique dans une forme, afin de la mettre au jour et de la faire exister.
C’est moins par le sujet dont elle
traite que dans sa manière d’aborder la matière-dessin que Christine Rebet
retient fortement notre attention. Composé de dessins à l’encre et à
l’aquarelle, le film In the Soldier’s
Head (2014) nous immerge dans un flux qui ne se saisit pas, celui des images
en fuite perçues par le cerveau d’un jeune soldat ravagé par la violence,
alternant avec des paysages déserts étranges. Christine Rebet, qui a entendu le
récit des hallucinations de son père alors qu’il se trouvait dans le désert
pendant la guerre d’Algérie, est porteuse d’une « mémoire qui n’oublie
pas ». Cependant, elle déplace, transforme, traduit le bruit de ces images
traversant l’esprit à toute vitesse par ces dessins de visions saisissantes, frappant
par leur aspect convulsif. Sur une musique lancinante et agressive évoquant des
sortes d’explosions, les dessins se succèdent dans une animation de formes
organiques : des cellules rouges tournant autour d’un axe, finissant par
exploser, des machines à engrenages, puis une tête composée de multiples
ballons tournant les uns autour des autres jusqu’à se disloquer, tandis que des
taches d’encre comme lancées violemment sur la surface de l’écran viennent
imprimer un rythme à la fois obsédant et fou.
Ce qui cherche à s’énoncer advient, non
pas grâce à une imagerie violente, mais bien à travers un rythme des images,
soutenues par une musique, qui s’affirme comme un texte. Immergés dans un
trouble qui reste du côté de l’indicible, nous entrons dans ce temps des
visions qui nous font entrevoir, au-delà des scènes les plus difficiles et crues,
cet « entre-bâillement de la porte du Temps ». Marion Daniel
x
[1]
Philippe Jaccottet, Paysages avec figures
absentes, Poésie Gallimard, p. 53
[2]
Françoise Davoine et Max Gaudillière, Histoire
et trauma. La folie des guerres, Stock, 2006, p. 36
[3]
Cinéaste belge (1950-2015)
[4] Artiste
française (1939-1990)
[5] Artiste
née en 1971 à Lyon, vivant à New York et Paris
[6] Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), École Nationale
Supérieure des Beaux-Arts, 2003, p. 85
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