Certains
récits renferment tout l’éclat des commencements, désignent une origine.
Raymond Hains aime à rappeler qu’il s’est trouvé, « par hasard », peu
après son arrivée à Paris à tout juste vingt ans, à la conférence d’Antonin
Artaud au Vieux Colombier, où il a croisé André Gide. Il évoque aussi la Tentative
orale de Francis Ponge. C’était le 16 janvier 1947 au Club Maintenant à Paris[1] :
« Ce qui m’avait impressionné, c’était qu’il
avait parlé de la table à laquelle il était assis, et qu’il avait terminé en
embrassant cette table, raconte-t-il. Ca avait un rapport avec Le Parti pris des choses.
Après cette soirée, j’ai eu l’occasion de lire dans Situations
I de Jean-Paul Sartre « L’homme et les choses » sur Francis Ponge. Il parle de la
phénoménologie à propos du Parti pris des choses. J’avais trouvé ça intéressant parce que c’était au moment où j’ai
fait paraître Hépérile éclaté, que
j’avais appelé « livre bouk émissaire ». Gide de son côté
disait : « Les livres envahissent mon appartement. Ils prennent la
place de la vie. J’ai beaucoup trop écrit moi-même. » »
La
rencontre avec l’artiste débute par ces mots. Beaucoup de notions se
bousculent, se juxtaposent, dans un texte dont nous déchiffrons le sens.
Chacune de ces paroles semble pesée. Elle a sans doute déjà été prononcée, sera
reprise littéralement une autre fois dans une discussion, fonctionnant ainsi à
la manière d’une citation. Aucune explication n’est ajoutée, l’interprétation
sans cesse rejetée. « J’ai tout dit mais vous ne m’avez pas compris »,
s’amuse-t-il à reprendre aux Evangiles. Dans ce premier discours, plusieurs
lectures possibles de l’œuvre ont été définies. Il ne s’agit pas d’un simple commentaire, mais de l’une des
nombreuses constructions établies par Hains qui fabriquent son œuvre, lui sont
immanentes.
Raymond
Hains nous conduit ici de Francis Ponge à André Gide en passant par Jean-Paul
Sartre et la phénoménologie, du Parti pris des choses à Hépérile
éclaté. Une clé d’interprétation est donnée, proprement littéraire dans ce
cas précis : une lecture poétique de l’œuvre de Hains est-elle pour autant
possible ?
Construire
Ce terme sert de
charpente à l’ensemble de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci :
« Celui qui n’a jamais saisi, fût-ce en rêve ! l’aventure d’une
construction finie quand d’autres croient qu’elle commence,[…] alors celui-là
ne connaît pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, l’étendue
spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire. »[2]
Le créateur selon Valéry est en proie au doute : il voit double. Le monde
se présente dans son étrangeté, masque l’étendue infinie des possibles. L’acte
créateur oppose une réponse au trouble, invente un processus capable de rendre
compte de cette vision duelle. L’œuvre d’art est tantôt choix, fragment ou
détail d’un « jeu général de la pensée », tantôt synthèse, somme des
capacités mises en œuvre par l’esprit.
Le
travail de Raymond Hains s’inscrit dans cette logique, pose la question de la
réalité. L’artiste tient toujours l’objet de sa recherche devant soi, glane,
rapproche ou bien éloigne les objets, les lieux, les personnes, guettant la
« relation de sympathie réciproque »[3]
qui les traversera. Il n’en laisse affleurer que quelques bribes, images
saisissantes, au cours d’un discours, ou dans une œuvre qui, à la manière des Macintoshages,
rassemble images, livres et mots dans une fulgurance. L’œuvre gagne un statut
d’énigme, invitant le spectateur à
retracer le cheminement fait par l’artiste : elle est la somme des
possibles non présentés, non dits. Chaque fragment de discours s’inscrit dans
une mémoire, il désigne un tissu d’analogies, de liens multiples échafaudés par
le passé. Retrouvant Valéry, Raymond Hains affirmerait volontiers « qu’une
œuvre a pour objet de faire imaginer une génération d’elle-même ».
« Ce qui est intéressant, dit
souvent l’artiste, c’est la dimension que prennent les événements avec le
temps. » Les événements sont des récits : ce sont les rencontres,
les œuvres et les lectures, la Tentative orale de 1947, la lecture de Pour
un Malherbe, de l’Ecrit Beaubourg pour ce qui concerne Francis
Ponge, la rencontre avec celui-ci à l’Alliance française, son côté « un
peu trop puritain, qui lui faisait parler de Rimbaud comme d’un débauché »...,
autant d’éléments d’une « pensée mythique », si nous reprenons la
définition qu’en donne Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage :
« […] la
pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des
événements, ou plutôt des résidus d’événements[…] »[4].
Raymond Hains initie une nouvelle pratique du « bricolage » : il
reconstruit sans cesse une œuvre à l’aide des mêmes récits, qu’il maintient
dans un perpétuel présent. L’artiste met à jour son travail de notes, consigne
de sa régulière écriture bleue les citations retenues lors de ses lectures sur
de petites fiches, qu’il inventorie et réunit dans des boîtes. L’auteur
s’absente, il est celui qui choisit, classe, tisse les liens d’une matière déjà
écrite. Les histoires personnelles, le récit des manifestations de cette
« rassurante étrangeté » constamment rencontrée restent de leur côté
dans le champ de l’oralité. Ils ne s’énoncent pas moins avec la même rigueur,
le même désir de décrire précisément, de ne pas introduire une trop grande
subjectivité.
« Aux choses
même » dit Husserl. La pensée phénoménologique à laquelle faisait allusion
Raymond Hains est aussi appelée « psychologie descriptive » : il
s’agit de s’établir hors de soi au cœur de la chose.
Hains a dit souvent
l’importance qu’avait eue pour lui la lecture de l’article « L’homme et
les choses », que Jean-Paul Sartre a consacré à Francis Ponge. Il découvre
chez le poète une utilisation de la parole qui s’attache à dire l’objet dans la
vérité de sa matière, dans son épaisseur, à épouser son mouvement. Néanmoins,
Sartre insiste sur ce point, le Parti pris des choses n’implique en rien
une disparition de l’homme. Francis Ponge travaille au contraire à partir
d’une « authentique imprégnation »[5]
des objets, porte toujours son choix vers les choses qui « tapissent le
fond de sa mémoire ». Le souci d’objectivité affirmé par le poète à ses
débuts, motivé par ce qu’il appelle le « drame de l’expression »
– rejet d’un langage
« usé », impossibilité à dire la vérité d’une vie intérieure – permet
de retrouver une richesse de paroles, la sensibilité d’une voix autrefois
guettée par l’aphasie.
Raymond Hains se compte
parmi les choses : « Je suis moi-même une abstraction
personnifiée », répète-t-il, poussant à son extrémité le projet
pongien de tendre à l’objectivité, en lui donnant une tournure tout autre. Lui
n’hésite pas à s’exposer, il est d’un naturel moins tourmenté. Son image
s’exporte avec légèreté. Sa mémoire également, qui est toujours le lieu de
l’intime. Le « dossier confidentiel » de l’artiste hésite pourtant à
se dire. Le secret sera d’une certaine manière bien gardé : il existe une façon
de se raconter, de dire un aspect de soi qui passe en premier lieu par une
lecture du monde.
L’œuvre-événement
En dirigeant dans sa Tentative orale
l’attention vers la table, en la faisant apparaître, Francis Ponge transforme
la conférence, traditionnellement vouée aux discours rapportés, en lieu de
l’événement, du présent[6].
Ce qui fascine le jeune Hains à cet instant précis, c’est ce que Ponge
appellera dans un autre texte la faculté à faire « œuvre-objet »[7] ;
l’auteur parle des esprits qui « tendent aux proverbes […]. Un poète de
cette espèce ne donne la parole à rien du monde muet qu’aussitôt (non pas
aussitôt ! à grand peine, et à force !) il ne produise œuvre-objet
qui y entre, je veux dire dans le monde muet […] ».
Francis Ponge a déclaré à
maintes reprises que l’ambition de sa poétique était de créer des œuvres qui
aient l’évidence des choses. Le mot est une matière, il a un corps propre qui
informe les qualités de l’objet. « Comme dans l’éponge il y a dans
l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de
l’expression » ainsi s’ouvre le texte « L’Orange ». Les
« objets d’expression » forgés par le poète disent un autre mode de
l’objet, selon les mots.
« Les grands hommes n’ont pas besoin de signer »,
lance de son côté Raymond Hains, qui va plus loin en affirmant que ses œuvres
étaient déjà là, avant qu’il ne les découvre et ne leur donne l’éclairage
qu’elles attendaient. La photographie choisit, isole des éléments du réel
qu’elle organise en une syntaxe nouvelle.
Prenez les bâtiments de la
Banque de France : Raymond Hains fait de ces austères façades le lieu de
toutes les rencontres. La banque de Flers comporte une plaque commémorant la
Libération, or sur la façade de la banque d’une autre ville, c’est encore la
Libération, à travers l’un de ses héros, le général Catroux, qui est célébrée.
Les rapprochements sont parfois plus audacieux. La banque de France de Paris se
situe sur la place Alexandre Dumas, Catherine de Médicis y a également habité…
La mécanique hainsienne est en marche, les lieux s’appelant comme en écho les
uns les autres. Une histoire de France d’un type nouveau s’écrit à travers eux,
réunissant ainsi parfois des personnages que l’Histoire avait séparés.
L’objet, le lieu, la stèle,
constituent ici l’origine d’une œuvre : la photographie leur restitue leur
nature première de chose, de forme. L’artiste a instauré dans son travail un système
complexe de renvois entre mots et choses. Retenant la leçon de Marcel Duchamp
parfaitement analysée par Rosalind Krauss dans son article « Notes sur
l’index »[8], il établit
à son tour « la connexion entre l’index (comme espèce de signe) et la
photographie ». Si la photographie est définie par lui dès 1947 comme
« objet », soit comme un tout autonome, son statut n’en est pas moins
celui de trace d’une réalité, de signe dont la signification conserve une forme
d’ambiguïté. La présence presque systématique dans les photographies de Raymond
Hains d’enseignes, de mots, de notices commémoratives, en fait le lieu d’un
dialogue sans cesse alimenté entre l’objet, dans son aspect formel, et
l’histoire qui est la sienne, lieu d’un possible avènement du sens. « Le
tissu conjonctif qui lie les objets contenus dans la photographie, est celui du
monde lui-même, plutôt que celui d’un système culturel », rappelle
également Rosalind Krauss[9].
Sans doute Raymond Hains vise-t-il dans chacun de ses travaux photographiques
une réalité brute, détachée de toute logique syntaxique, qui serait une forme
« d’abstraction ». L’intérêt d’une telle démarche et sa condition de
possibilité résident pourtant dans le rétablissement d’un lien entre ces signes
« vides » et un sens : l’omniprésence des mots dans l’œuvre
désigne un certain point d’origine du discours.
L’œuvre acquiert sa
véritable visibilité dans un travail d’ordre langagier sur la
« formule » dont parle Ponge. Calembours, mots d’esprit sous-tendent
la plupart des œuvres, cristallisant une rencontre heureuse. Ils sont ces
fragments de texte isolés inscrits dans les marges des livres lus, noms propres
ou longues citations, évoquant comme en écho dans l’esprit du lecteur les fils
d’une combinatoire initiée par l’artiste. Ce sont eux qui font événement :
ils ont le caractère énigmatique de l’oracle, mettant fin pour un moment
seulement à toute autre forme de discours.
Statut de la parole
Raymond
Hains ne s’y trompe pas. Si Francis Ponge rappelle dans sa Tentative orale
qu’il a « longtemps pensé que s’[il] avai[t] décidé d’écrire, c’était
justement contre la parole orale, contre les bêtises qu’[il] venai[t] de dire
dans une conversation »[10],
son projet est tout autre. Il décide de parler, dit les problèmes rencontrés
dans le langage. La parole que vise Francis Ponge est jouissance.
« Paroles,
crevez ainsi comme des bulles, laissant un orifice, un cratère au sommet de
votre gonflement muet, votre mamelon.
Ô Bouches, os, oris,
oracles, orifices.
[…]Il ne s’agit que de
bouillonner et d’exploser selon un langage.[11] »
Le
« corps » des mots n’est pas une simple figure. Il est question chez
Ponge d’une « nouvelle étreinte » entre l’homme et le monde muet, qui
l’épuise au point de lui faire perdre la parole pour en inventer une autre.
Les
lettres de Hépérile éclaté ont « crevé »,
« bouillonné », « éclaté », chacun des verbes utilisés par
Ponge convient étrangement au projet de Raymond Hains, qui fait dans cette
œuvre l’expérience de « l’illisible ». Il ne s’agit pas a priori d’une
simple « coïncidence » mais bien d’un projet commun. Les deux hommes
se placent sous l’égide d’Apollinaire –
« O bouches, l’homme est à la recherche d’un nouveau
langage » aime aussi à citer Hains[12]
– et de Mallarmé, acteurs tous
deux d’une « révolution poétique »[13].
L’illisible serait ce point limite d’une tentative de parole disant une
expérience véritable de confrontation avec le monde.
Raymond
Hains marche dans les pas de Francis Ponge, le poursuit dans sa « rage de
l’expression », détourne ses formules. « J’aurais voulu appeler cette
exposition Pour un Malesherbes »[14]
dit-il. Le Pour un Malherbe invente une pratique de la langue, décompose
un nom, en fait la généalogie. Un simple mot donne naissance à une image, qui
soutient la pensée esthétique d’une page. Le poète développe un art de la
métaphore, qui s’appuie toujours sur des images très concrètes, fonctionnant
sur le mode du rappel.
« […] quelque
chose de mâle (Malherbe) et de libre (mauvaise herbe), mais quelle mauvaise
herbe ? Celle qui croît au pied des remparts ou des belles maisons
cubiques bien solides, de ces bâtiments d’éternelle structure. » Nous
entrons ensuite dans sa maison, le monument : « dans ton château
chaque salle est en ordre, point encombrée, royalement dallée. Le pas résonne.
Poésie à trois dimensions. Abstraite, pourtant sans sécheresse. »[15]
La
comparaison entre l’écrivain et l’artiste n’alimentera pas un nouveau
développement sur le thème de l’Ut pictura poesis. La
« matière » de Raymond Hains, celle dans laquelle doit
« s’enfoncer » l’artiste selon Francis Ponge, n’est pas la peinture.
« Prendre un tube de vert, dirait-il avec Ponge, Amasser de la couleur
verte, et l’étaler sur la page, ce n’est pas faire un pré. […] Ils naissent
autrement. Ils sourdent de la page. Et encore faudrait-il que ce soit une page
brune. »[16] La parole
conviendra mieux, elle seule est capable « d’installer inoubliablement »
une image dans la mémoire.[17]
« Poésie
abstraite », ainsi pourrait-on qualifier le travail de Raymond Hains
lorsqu’il dit « prendre les choses au pied de la lettre ».
Chacun des discours qu’il offre à l’auditeur attentif est un
« emboîtement » de signifiants, se présente dans son refus de
l’analyse conceptuelle. Dans le vaste jeu de chaises musicales qu’il instaure
entre mots et choses, les mots gagnent souvent le statut d’origine. Leur
matière sonore, le jeu des homonymies approximatives entraînent des
associations qui s’enchaînent jusqu’à « faire image » :
« Les habitants de Corseul sont les curiosolites,
commence-t-il. J’ai fait un jeu de mot, j’ai dit que j’étais un curieusolite.
Or Fulcanelli parle dans les Demeures philosophales des « curieux
par nature ». Baudelaire a aussi écrit les Curiosités esthétiques ».
Pour
Raymond Hains, toutes ces « découvertes » doivent prendre forme. La
matière des signifiants en appelle une autre, celle des images. L’œuvre est
donnée par les mots, aussi est-elle selon l’artiste toujours « déjà
prête ». Si elle devait être montrée, il faudrait exposer ici des
photographies de Corseul, site gallo-romain important dont l’artiste a
découvert au moment de son exposition à la Fondation Cartier que la situation
géographique correspondait à celle du village d’Astérix … En outre, les auteurs
et ouvrages cités seraient représentés par des photographies ou des gravures,
constituant un ensemble dans lequel nous serions invités à circuler, à
« glisser » d’une forme à l’autre. Les mots à l’origine de l’œuvre
gagnent ainsi une plasticité, se font signes.
L’œuvre
d’art est chaque fois à elle seule sa propre esthétique : vaste parcours
sémiologique, elle est aussi l’occasion pour l’auteur de désigner ses pères –
Baudelaire, Mallarmé, ou Fulcanelli –, d’inventer son origine, de créer son
propre « monument ».
L’utopie du Livre
« Le verre cannelé nous semble l’un des plus
sûrs moyens de s’écarter de la légèreté poétique, écrivent Raymond Hains et
Jacques de la Villeglé dans le texte de présentation de Hépérile éclaté.
Hépérile éclaté est un livre bouk émissaire. » Philippe Forest a
noté l’étrangeté de la formule : « elle semble faire de l’œuvre
comme l’objet d’un sacrifice […]. »[18]
Détruire le livre, le langage, pour en inventer un autre, tel est en effet
l’objet du travail des deux artistes dans cette œuvre de 1953.
La
conférence du Vieux-Colombier donnée par Antonin Artaud en 1947, dont beaucoup
ont retenu l’image d’un homme totalement affaibli ne pouvant achever son
discours, faisant alterner le silence et les cris, reste pour Raymond Hains un
moment phare. Il en parle rétrospectivement comme de l’un de ces « hasards
téléobjectifs », qui prennent une dimension avec le temps, les découvertes
qui les suivent. Le projet d’un théâtre de la cruauté trouve à s’accomplir dans
le spectacle de cet homme abîmé. Le poète parle d’abattre un état social
actuel, de reconstruire un corps nouveau : la parole qu’il invente est
fondamentalement une transgression, la littérature s’affirme comme acte, elle
est aussi bien silence. Hains désigne dans les deux événements donnés par Ponge
et Artaud deux modèles bien précis d’attitudes adoptées à l’endroit du langage.
Le livre n’est pourtant
jamais abandonné par ces deux auteurs et l’assertion retenue à propos de Gide[19]
a de quoi surprendre de la part d’un inlassable lecteur. Comment doit-on
interpréter le paradoxe consistant à déplorer la longueur de certains ouvrages
– celle du Jeu de patience de Louis Guilloux par exemple –, et dans le
même temps à envisager, alimenter sans cesse le projet d’écrire une véritable
encyclopédie personnelle, comprenant la totalité des faits de rencontres ?
Il
semble que la représentation de l’ensemble des possibles lui apparaisse parfois
comme un horizon indépassable, vertigineux. La tentation du silence ne serait
pas tout à fait écartée.
« Tout doit
aboutir à un Livre » assure-t-il toutefois en citant Mallarmé, élevé
par l’artiste au rang de « maître de la parole ». Le modèle semble
ainsi avoué, et sa propre initiative enfin désignée : mais s’agit-il d’une
utopie, d’un « monument » unique, d’un « livre à venir »,
inachevable ? Ou bien d’une encyclopédie, comme le dit parfois l’artiste ?
Francis
Ponge apparaît ici encore comme un guide : son « Livre » dit à
la fois la formule, ou la maxime, et les réflexions qui l’ont amenée. Il n’est
pas une somme mais une tentative. [20]
L’œuvre chantier
Chez
Francis Ponge, l’attention se déplace du produit fini vers le spectacle du
processus, du « chantier » de l’écriture. C’est ce que Raymond Hains
retient en premier lieu du Pour un Malherbe, ce qui lui fait parler non
pas simplement de matière mais de « modèle ». Dans le Carnet du
bois de pins, et un peu plus tard dans le Pour un Malherbe en effet,
l’écriture se fait fragmentaire, chacune des sections est datée, des plans
de travail sont restitués. Le temps de l’écriture se présente dans sa
circularité : formules simples et longues digressions se succèdent,
donnant enfin un caractère de visibilité à la construction que décrivait
Valéry. Le monument donne à voir son échafaudage : c’est le centre
Pompidou soulignant ses propres fondations dans sa vaste tuyauterie colorée[21].
Il existait aussi bien dans le chantier initial, les gravats, les palissades.
La
parole poétique trouve de son côté son rythme. Entendons ici celui des paroles
de Raymond Hains :
« Ainsi, voici le
ton trouvé, où l’indifférence est atteinte.
C’était bien l’important.
Tout à partir de là coulera de source… Une autre fois.
Et je puis aussi bien me
taire. »[22]
Marion Daniel
[1] La version que nous connaissons est la
transcription de la conférence donnée une semaine plus tard à Bruxelles.
[2] Paul Valéry,
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Gallimard, 46-47.
[3] Yves
Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, 1990,
p. 18.
[4] Claude
Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962, p. 32.
[5] Pour un
Malherbe : « Malherbe fait partie de mon authentique imprégnation ».
[6] Cf. à ce
sujet la notice de Gérard Farasse sur la Tentative orale, OC, I, p.
1124.
[7] In Pour
un Malherbe, OC, II, 33.
[8] In Rosalind
Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes,
Macula, 1993, p. 63-91.
[9] Ibid., p. 80.
[11]
OC, II, p. 605 : « Paroles à
propos des nus de Fautrier »
[12] Guillaume
Apollinaire, Calligrammes.
[13] Cf. Julia
Kristeva, titre de son ouvrage, Seuil, 1974.
[14] RH parle
ici de l’exposition en cours.
[15] Pour un
Malherbe, O. C., II, p. 10.
[16] Francis
Ponge, La Fabrique du pré, O.C., II, p. 478.
[17] Ponge, Pour
un Malherbe, op. cit., p. 241.
[18] Philippe
Forest, Raymond Hains, uns romans, Gallimard, 2004, p. 69.
[19] « […]
J’ai beaucoup trop écrit moi-même […] ».
[20] Pour un
Malherbe, p. 56 : « Il est bien sûr que mon particulier est
là : essayer d’arriver au poème bref (texte bref, cru et adéquat)
et en même temps faire à ce propos de longues études des réflexions d’ordre
méthodologique, moral, politique, que sais-je – intéressantes par elles-mêmes. »
[21] Cf. Francis
Ponge, L’Ecrit Beaubourg, OC, II, p. 900
[22] Francis
Ponge, La Rage de l’expression, « L’œillet », O.C, I, p. 365.
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