Texte publié dans Poétique d’objets,
Lieu d'Art et Action Contemporaine, Dunkerque, Éditions Dilecta, mars 2013.
Commissariat
de l’exposition au LAAC (6 avril-15 septembre 2013) et direction de
publication : Marion Daniel
« Si
l’on saisit toute création artistique comme une libre manifestation de la pensée,
les “ready-made” sont plus proches de l’art que la plupart des tableaux et des
sculptures qui ont été produits depuis 1910. Ils permettent en effet de se
rendre “présents aux choses tout en s’en éloignant d’une distance infinie”. Ils
obligent le regardeur à se situer dans la pensée, à ne saisir qu’elle au moment
où l’on saisit l’objet[1]. »
Lieux de
pensée, lieux pour la pensée : tels sont les objets pour les artistes qui
les ont investis à partir du début du xxe
siècle. En 1962, François Mathey demande à Francis Ponge d’écrire un texte pour
le catalogue de l’exposition « Antagonismes 2. L’objet » au musée des
Arts décoratifs. Il y publie « L’objet, c’est la poétique ». Dans un
esprit à la fois précurseur et reflet d’une époque, l’exposition invite des
sculpteurs à présenter leur travail. Injonction leur est faite non pas de
travailler à partir d’objets existants mais d’inventer de nouveaux objets. Des
artistes aussi différents que César, Nadine Effront mais aussi Yves Klein ou l’écrivain
Brion Gysin y présentent divers travaux. L’ensemble propose une réflexion sur l’œuvre
d’art en tant qu’objet susceptible de s’insérer dans notre paysage quotidien.
Nul besoin de créer de nouveaux objets pour les artistes réunis deux ans
auparavant par Pierre Restany autour du Manifeste
du Nouveau Réalisme, publié le 27 octobre 1960 et signé dans un premier
temps par Arman, François Dufrêne, Raymond
Hains, Yves Klein, Jean Tinguely, Daniel Spoerri et Jacques Villeglé. « Nouveau
réalisme = nouvelles approches perceptives du réel » écrit Restany. Sa réflexion
est fondamentale pour penser tout l’art des années 1960 et celui qui suit.
Ce qui intéresse les artistes du Nouveau Réalisme, c’est de s’inscrire littéralement
dans le réel en s’appropriant affiches pour Hains et Villeglé, voitures pour César
ou Arman, machines pour Tinguely, objets de toutes sortes pour Arman etc., afin
de mieux les détourner. Entre esthétique ready-made – selon la définition de
Breton, un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple
choix de l’artiste[2] », qui
le déplace d’un contexte dans un autre – et principe de l’assemblage et du détournement,
ils prélèvent, décollent, accumulent, agencent, compressent des objets du
quotidien. Le point de vue esthétique et théorique défendu par Restany se
double d’une vision sociologique de l’art, développant un discours sur les œuvres
inédit jusqu’alors.
Mise en relation avec les œuvres
réalisées durant ces années, la réflexion de Francis Ponge prend tout son sens.
« L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravité en
lui-même. », écrit-il. « Il lui
faut un objet, qui l’affecte[3]. »
Objets d’affection ou d’affectation, que l’on aime ou que l’on reçoit, les
objets de Ponge constituent des bornes où s’appuyer, des « points d’amarrage ».
Pour lui, chaque artiste construit son temple domestique composé d’objets qui
forment son décor, son entourage. Les
objets ne sont pas les choses. Tandis
que celles-ci se conçoivent « compte tenu des mots », qu’elles sont
prises à charge par le langage, les
objets sont ce qui entoure l’homme et ce dont il doit s’emparer afin qu’il
puisse opérer sa métamorphose. Cette
métamorphose, chez le poète, qu’elle ait lieu sous la forme d’un texte ou d’œuvres
plastiques, donne naissance à des objets de création et de pensée. Gérard
Farasse l’a parfaitement montré dans son texte[4].
L’objet comme matière et lieu de création : dans une filiation avec la
pensée de Ponge, tel est le sujet de l’exposition et du livre Poétique d’objets.
Ouvrir ce
projet par un texte de poète oriente de façon définitive sa réflexion vers une
poétique. J’emploie le terme de poétique au sens, défini par Paul Valéry, d’étude
des processus de création. Penser la poétique c’est examiner les processus de
fabrication des œuvres. « Poétique d’objets » s’interroge donc sur la
manière dont s’associent ou se disjoignent les objets réels ou manufacturés
dans l’utilisation qu’en font les artistes. S’y engage une réflexion sur leurs
modes d’agencement et d’énonciation dans les années 1960 et 1970 et sur les échos
que cette réflexion continue d’avoir de nos jours. Elle prend à la fois la
forme d’une exposition et d’un livre, tous deux envisagés de manière complémentaire.
La poétique s’entend aussi au sens de l’étude d’une poésie, d’un art poétique. L’association proposée dans « Poétique
d’objets » entre objet et poétique prend tout son sens durant ces années
1960 et 1970, où l’objet se trouve dans une relation étroite avec le langage. C’est
vers lui qu’il tend et en lui, parfois, qu’il se transforme. Le principe de métamorphose
des objets par le langage devient fondamental : chez les artistes du Pop
Art, l’objet est poétisé ; chez les nouveaux réalistes, il implique une mémoire,
un rapport d’histoire parfois fictionnel, comme chez Raymond Hains. Pour les
artistes Fluxus enfin, il est le témoin d’une réconciliation entre l’art et la
vie et n’existe que dans sa relation à des énoncés, des textes ou des
partitions. Poétique et politique, la relation des artistes aux objets dans ces
années semble moins viser à dénoncer une société de consommation qu’à organiser
à travers eux un rapport au monde. L’objet manufacturé apparaît dans les œuvres
d’art dès les années 1910, à la fois comme signe de modernité chez les
artistes cubistes, mais aussi comme introduction d’un autre rapport au réel,
chez Kurt Schwitters par exemple. Introduire les objets manufacturés permet,
après Marcel Duchamp, Kurt Schwitters ou Robert Rauschenberg, de déplacer
radicalement le statut de l’œuvre et la vision de celle-ci. La poétique, enfin,
s’appréhende au sens où l’ont entendu les curateurs de la 30e
Biennale de Sao Paulo en 2012, intitulée The
Imminence of Poetics. La poétique (Poetics)
désigne pour eux l’ensemble des déclarations ou énonciations d’actes
artistiques donnés. Pourquoi réfléchir aujourd’hui à une poétique des objets aux xxe et xxie
siècles ? Comment s’articulent ces deux termes ? Qu’est-ce qui se
joue dans leur énonciation ? Ni chronologique ni anhistorique, l’exposition « Poétique
d’objets » propose un
parcours à travers différents processus d’agencement et de mises en situation
des objets aux xxe
et xxie siècles. Ancrée dans les années 1960 et 1970 et sur
les problématiques qui agitent les débats esthétiques à cette époque, elle
propose un regard rétrospectif à partir de ces années vers le début du xxe siècle mais aussi prospectif, jusqu’à nos jours.
Qu’est-ce
qu’un objet ? « On parle implicitement de l’objet, écrit Lacan,
chaque fois qu’entre en jeu la notion de réalité[5]. »
Objet réel, halluciné, transitionnel : en psychanalyse, l’objet est ce à
quoi se confronte le sujet pour construire sa notion de la réalité. Qu’il soit
objet de manque ou objet-fétiche, « L’objet se présente d’abord comme une
quête de l’objet perdu. […] L’objet est toujours l’objet retrouvé, l’objet pris
lui-même dans une quête, qui s’oppose de la façon la plus catégorique à la
notion du sujet autonome, à laquelle aboutit l’idée de l’objet achevant[6] »,
poursuit Lacan.
Le point
de vue adopté dans ce texte n’est pas psychanalytique. Cependant, la nature des
relations des artistes aux objets est ce qui nous intéresse. Quelle relation
entretiennent-ils avec eux ? L’objet constitue-t-il, comme le sous-entend
le discours de Lacan, le lieu d’une quête ou d’une recherche infinie mais aussi
une sorte de complément contraint du sujet, qui s’oppose à sa propre réalisation,
à sa propre autonomie ? Dans une seconde définition donnée par Lacan, « il
y a la notion de l’objet qui se réduit en fin de compte au réel[7] ».
Plus proche de cette définition, « Poétique
d’objets » se penche sur la manière
dont les artistes organisent à travers les objets du monde leur relation au réel :
objets produits par un monde industrialisé, multipliés, absolument
reproductibles, dont les fonctions sont vouées à s’user ou à disparaître ;
objets usuels trop nombreux, encombrants, ineptes ; amas d’objets devenus
inutiles ou superflus dans une société du surplus. Dans les années 1960,
la société de consommation intéresse philosophes et sociologues. Aujourd’hui,
ces mêmes personnes pensent dans un contexte écologique la surconsommation, le
surplus mais aussi le recyclage. Certains engagent des pensées de la décroissance.
Face à un monde de l’« obsolescence programmée », serions-nous pris à
rêver à nouveau d’un monde sans objet, au sens métaphysique où l’a pensé
Malevitch ? Entre la quête impossible de l’objet perdu définie par Lacan
et un profond ancrage dans le réel – l’objet sur fond de réalité –, comment les
artistes se positionnent-ils ?
La
question de la frontière entre objet et objet d’art se pose à chaque instant.
Un tableau est un objet, une sculpture aussi. Recouverte d’un brumisateur d’odeurs,
la seule toile présente dans l’exposition, L’Odeur
est une chose qui ne se voit pas, de Présence Panchounette, est présentée
en tant que croûte malodorante. Cynique, la réflexion de Présence Panchounette
propose un prolongement de celle de Duchamp qui donne cette définition du « ready-made
réciproque » : « se servir d’un Rembrandt comme d’une planche à repasser[8] ».
L’objet d’art, l’objet tableau, redevient non seulement chez Présence
Panchounette objet usuel mais aussi objet de dégoût. Cette réflexion
prend sens dans le contexte des années 1960, où l’objet manufacturé refait
son apparition. Fin du Surréalisme, début du Pop Art, Nouveau Réalisme, création
de Fluxus puis du groupe des Objecteurs[9],
tous ces groupes ou mouvements se côtoient presque au même moment et font
intervenir l’objet réel suivant des paradigmes et des poétiques très différents.
Certaines manifestations les rassemblent pourtant. Ainsi, en 1960, André
Breton et Marcel Duchamp organisent à New York, à la Galerie D’Arcy, l’exposition
« Surrealist Intrusion in the Enchanter’s Domain ». Parmi une liste
très importante, à côté d’artistes du premier surréalisme tels Bellmer,
Brauner, Miró, Magritte ou Matta et d’artistes ayant appartenu à Dada comme
Picabia et Duchamp, figurent des artistes de l’art brut (Aloïse), Joseph
Cornell mais aussi Robert Rauschenberg et Jasper Johns. En couverture, Duchamp
réalise en couleur et en relief la figure de la carotte des tabacs français. Le
« domaine de l’enchanteur » évoqué dans le titre renvoie au réel
trivial de l’enseigne des bureaux de tabac, insérée de manière incongrue à la
fois dans l’affiche et l’exposition. L’acte poétique « de l’enchanteur »
consiste donc dans le déplacement d’un lieu et d’un état à l’autre. Association
du ready-made, de l’esprit surréaliste et des débuts du Pop Art, cette
exposition croise à une même époque plusieurs courants de l’art souvent séparés.
Dans une réflexion sur l’utilisation de l’objet aux xxe et xxie siècle,
cette exposition de 1960 prend toute son importance. Hormis Schwitters, tous
les artistes qui pensent l’utilisation de l’objet au xxe siècle y
sont présents : Duchamp et ses ready-made ; Cornell – qui, pour
Breton encore, à travers sa création de boîtes a « médité une expérience
qui bouleverse les conventions d’usage des objets » ; Rauschenberg enfin qui, avec les Combine Paintings, invente une façon non
orthodoxe de pratiquer la peinture dans une association avec les objets.
« Intrusion surréaliste dans le domaine de l’enchanteur » :
l’expression est belle et si elle met l’accent sur une notion historiquement définie
dans l’histoire de l’art – le surréalisme –, elle n’en désigne pas moins le
principe de l’acte artistique comme enchantement ou mise au jour d’une réalité
autre. Bien qu’orientée en direction d’une « surréalité », cette réflexion
porte sur la manière dont peut s’organiser, à travers des principes de déformation,
de déplacement ou de détournement, un autre rapport au réel. André Breton écrivait
ainsi en 1936 dans un texte intitulé « La crise de l’objet » : « “Qu’est-ce,
écrit M. Bachelard, que la croyance à la réalité, qu’est-ce que l’idée de réalité,
quelle est la fonction métaphysique primordiale du réel ? C’est
essentiellement la conviction qu’une entité dépasse son donné immédiat, ou,
pour parler plus clairement, c’est la conviction que (c’est moi qui souligne) l’on
trouvera plus de réel caché que dans le donné immédiat.” Une telle affirmation
suffit à justifier d’une manière éclatante la démarche surréaliste tendant à
provoquer une révolution totale de l’objet : action de le détourner de ses
fins en lui accolant un nouveau nom et en le signant, qui entraîne la
requalification par le choix (“ready-made” de Duchamp) ; […] de le
reconstruire enfin de toutes pièces à partir d’éléments épars, pris dans le
donné immédiat (objet surréaliste proprement dit). La perturbation et la déformation sont ici recherchées pour elles-mêmes,
étant admis toutefois qu’on ne peut attendre d’elles que la rectification
continue et vivante de la loi[10]. »
Trouver « plus
de réel caché que dans le donné immédiat » par un détournement des objets,
tel est le credo surréaliste. Ainsi, « l’intrusion dans le domaine de l’enchanteur »
se joue à travers de simples trouvailles d’objets, parfois détournées ou réinterprétées.
Toujours présent dans les années 1960, ce credo surréaliste se double d’un
credo post-Dada et Pop. Car dans les propositions faites par les artistes à
cette époque, il est non seulement question de voir autrement le réel mais d’énoncer
différemment les propositions artistiques, en déjouant les définitions
classiques. Beaucoup d’œuvres des années
1960, très fragiles aujourd’hui au point d’être difficilement exposables, sont
des œuvres-manifestes. Martial Raysse dans ses Oiseaux de paradis considère la légèreté, en déjouant les principes
de poids. Comment les œuvres fragiles de ce dernier ou d’Hervé Télémaque (Territoire, 1968) parlent-elles de cette
inscription radicale dans un temps et un espace donnés, comment énoncent-elles
leur rapport au monde ? Le titre, « Poétique d’objets », joue
sur l’ambiguïté possible entre les mots poétique et politique. Pour chaque pièce,
la question politique est posée, non pas au sens d’un engagement en faveur d’idéologies
mais de recherche délibérée d’autres formes de positionnement des œuvres. Comment
l’ancrage politique assumé par les artistes de cette époque continue-t-il de résonner
aujourd’hui ?
Toute réflexion sur les œuvres
d’art utilisant les objets réels se fonde sur un paradoxe : la plupart des
œuvres Fluxus, notamment, refusent le statut d’objet en tant que tel, ainsi que
celui d’objet-marchandise. Pourtant, les objets sont partout dans leurs œuvres,
pris pour leur non-valeur et leur
non-unicité. Ces artistes créent le plus souvent des multiples. Ainsi Dieter
Roth, Robert Filliou, George Brecht ou Daniel Spoerri, qui fonde en 1959 la
maison d’édition de multiples MATA (Multiplicateur d’Art Transformable). Ils
insistent non pas sur l’objet mais sur son possible usage. À
partir de 1959, Brecht choisit de parler d’events
(événements) pour décrire les expositions ou mises en situation qu’il fait à partir d’objets, qui sollicitent de la part des spectateurs une expérience totale, « multisensorielle ».
Ainsi insiste-t-il sur la différence
qui existe entre son travail et celui de Marcel Duchamp : « La
différence entre une chaise de Duchamp et une de mes chaises pourrait être que
la chaise de Duchamp est sur un piédestal tandis que la mienne, il faut s’en
servir. Chez moi c’est explicite. Il est possible de s’asseoir[11]. »
Dans
quelle mesure cette affirmation est-elle tenable ? On imagine mal aujourd’hui
qu’un spectateur puisse s’asseoir sur une chaise de Brecht. C’est pourtant ce
qu’il préconise dans ses textes. Jusqu’à quel point cette absence d’intérêt
pour l’objet en tant que tel et le principe de remplacement possible des objets
par d’autres – les chaises montrées dans cette exposition sont des répliques
des originales – peuvent-ils être tenus ? Un objet, dans la mesure où il
est devenu œuvre d’art, peut-il échapper au système de marchandisation des œuvres ?
Duchamp, en consentant à la reproduction de treize de ses ready-made en huit
exemplaires, déjoue d’emblée le système marchand. Comme le sont les objets
industriels, l’œuvre d’art n’est plus unique mais reproductible et dans
certains cas, utilisable. Le texte de Walter Benjamin « L’Œuvre d’art à l’ère
de sa reproductibilité technique » pointe parfaitement cet aspect de la
société du début du xxe
siècle. Alain Jouffroy écrit ainsi : « Vendus comme des objets neufs, les ready-made perdent
leur caractère “unique” (nostalgique) qui les métamorphosait depuis quelques
années en fétiches. Ils échappent ainsi une nouvelle fois à cette sacralisation
de l’art à laquelle Duchamp a toujours refusé de céder[12]. »
De la même
façon, les artistes Fluxus veulent également échapper à tout prix à la
sacralisation des œuvres. Ils refusent en outre le principe d’objet d’art comme
marchandise. Pour Maciunas : « Fluxus est tout à fait contre l’objet
d’art comme marchandise non fonctionnelle – destinée à être vendue et à faire
vivre un artiste. Il pourrait avoir temporairement le rôle pédagogique d’enseigner
aux gens l’inutilité de l’art, y compris celle de Fluxus lui-même[13]. »
Les objets
Fluxus sont des objets déplacés, susceptibles de créer de la pensée ; des éléments
du quotidien, éloignés de toute conception pontifiante de l’art, qui sont
chaque fois les lieux d’une réflexion esthétique. L’objet devient objet-boîte –
l’objet est alors tiré du côté du réceptacle, de la boîte à outils –,
objet-partition – lieu d’investissement d’autres domaines esthétiques,
notamment musical, performé, etc., ce que Dick Higgins a nommé l’Intermedia –, objet-chose à penser ou
objet de non-sens comme dans la performance d’Esther Ferrer Las Cosas, qui propose une sorte de
partition absurde jouée avec des objets. À la manière de George Brecht ou d’Esther
Ferrer, au-delà d’une critique de la société de consommation, les artistes
ayant investi l’objet aux xxe
et xxie siècles ont
repensé chaque fois le statut de l’œuvre. Ils déjouent les attentes, jusqu’à dématérialiser
les objets. Ainsi chez Yves Klein, présent par un seul objet, Rocket pneumatique (1962), désignée par
lui comme arme détournée pour consommateurs d’immatériel.
La poétique
c’est la mécanique. La poétique est aussi l’art poétique. Faire poétiquement,
pour détourner la formule de Jean-Luc Godard, c’est penser à la fois la mécanique
et le processus poétiques. « Poétique d’objets » s’ouvre sur l’injonction de Schwitters : « Bref,
servez-vous de tout, du filet à cheveux de l’élégante comme de l’hélice de l’Impérator,
et toujours en fonction des proportions exigées par l’œuvre[14]
», écrit-il dans le texte Merz en
1920. Le filet à cheveux de l’élégante jouxtant l’hélice de l’Impérator
rappelle la formule de Lautréamont dans les Chants de Maldoror reprise par les surréalistes :
« beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une
machine à coudre et d’un parapluie » (1869). Dans Au-delà de la peinture, Max Ernst développe la même idée en ce qui
concerne le collage, en parlant de « la culture des effets d’un dépaysement systématique »,
reprenant l’expression de Breton[15].
Derrière cette expérience de « dépaysement systématique », il y a l’idée
de considérer la complexité du réel en en rendant compte par une esthétique
fondée sur l’assemblage et le déplacement des formes.
La grande invention de
Schwitters consiste à organiser à partir de la diversité du réel un nouveau
mode de construction et d’agencement des éléments entre eux. Merz propose une pensée du collage et de
l’assemblage comme articulation des mots, matériaux et objets. Le collage comme
assemblage et contamination d’éléments de toutes natures préfigure les
pratiques des artistes des années 1960. Son Merzbau (1919-1933) fait exploser les limites de l’œuvre. Si elle
se caractérise par son caractère d’impureté, cette œuvre possède aussi une
dimension politique. Elle répond en effet à un désir de reconnaître la
pluralité, le métissage. Penser dimension d’hétérogénéité. À partir d’éléments
disparates, une œuvre d’art totale est visée. Or cette affirmation de
non-homogénéité des œuvres possède une œuvre d’art hétérogène, sans limite, revient
à l’inscrire dans une histoire singulière : celle qui refuse de se
confondre avec l’idéalité moderniste et l’utopie puriste. Cette attitude est
politique dans la mesure où elle s’oppose radicalement à l’idéologie dominante
de son époque.
Dans sa lignée, la question de la limite des œuvres
prend toute sa force dans les années 1960. « Créer du nouveau à partir de
débris », selon la formule de Schwitters, trouve un prolongement avec les
pratiques d’artistes comme Spoerri, Tinguely ou Niki de Saint Phalle qui redéfinissent
une pensée esthétique à partir d’un agencement d’objets.
Tout l’intérêt d’une réflexion
non chronologique fondée sur le principe de la poétique consiste, sans créer de toutes pièces des filiations usurpées ni
inventer de rencontres fictives, à repérer des hauteurs d’une œuvre à l’autre,
tout en restant dans un principe de discontinuité. Une mécanique est en marche
chez Jean Tinguely, qui met la machine au cœur de ses préoccupations.
Machines-assemblages ou machines de pensée, Fourrures, Baluba[16]
(1962), Schreckenskarrette (1985), Ludwig Wittgenstein, Philosoph
et Jean-Jacques Rousseau, Philosoph (1988) « reconstruisent l’objet à partir d’éléments épars »,
selon la formule de Breton, en lui accolant un nouveau nom. Telle est la méthode
de Tinguely, qui met en jeu à travers une nouvelle philosophie de la machine
une véritable mécanique de dérision. Le même type de mécanique se rejoue
parfaitement chez Brecht, dont l’un des events
s’énonce ainsi : « Prenez une partie de l’objet et adjoignez-le à l’“autre”,
pour former un nouvel objet ou un nouvel “autre”. Répétez jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus d’objet[17]. » Les
œuvres de Brecht jalonnent à la fois le livre et l’exposition « Poétique d’objet ».
À travers cet artiste, c’est la notion de situation
et d’événement dans lesquels sont placés les objets qui se trouve informée.
Pour George Maciunas : « La meilleure “composition” Fluxus est la
plus antipersonnelle, la plus “ready-made”, comme Exit de Brecht qui n’exige d’aucun de nous de l’exécuter puisqu’elle
se produit tous les jours sans aucune représentation “spéciale”. Ainsi nos
festivals s’élimineront d’eux-mêmes (ainsi que notre besoin de participer)
quand ils deviendront des ready-mades totaux[18]. »
La pancarte « Exit » (Sortie), énoncé d’un event placé dans une exposition, est en
effet exécutée par le public dès lors qu’il sort de l’exposition : nul
besoin par conséquent de l’alourdir par quelque instruction à son adresse.
Italo
Calvino définit la légèreté comme le refus du strict matérialisme au profit d’une
stratégie du détour. Dans un autre registre, objets-fantômes immatériels, les œuvres
de Sarah Sze ouvrent l’exposition. Ces objets suspendus s’affranchissent d’une
pratique matérialiste de l’utilisation des objets. Détournés, ils le sont par
la négation de leur pesanteur. Disposés à la manière des grotesques sans poids
ni corps véritables, ces structures légères que l’on regarde du dessous nous
invitent au déplacement et à la rêverie en mouvement. Les Tableaux-pièges de Spoerri, parfois définis comme des Topographies, opèrent un développement
contraire en figeant des éléments éphémères, racontant l’histoire d’une
rencontre autour d’un repas avec des personnes dans un temps et un lieu donnés.
Spoerri les accompagne de notes, qui documentent l’histoire de chaque objet.
Penser le souvenir lié à l’objet, c’est déplacer le statut d’œuvre-objet à
proprement parler, pour s’élever vers la notion d’expérience. C’est le
processus de constitution de ces tables de déjeuners devenues tableaux-pièges qui intéresse Spoerri,
leur cheminement ou leur poétique, c’est-à-dire la manière dont elles se
constituent afin de délivrer une parole. Pour Arman, la question se joue différemment.
Sa poétique, c’est le principe d’accumulation. « La beauté se trouve être
quantitative, car il y a un rapport entre mille fois le même objet et mille
morceaux du même objet[19] »,
dit-il. Est en jeu par la multiplication des objets une densification de la
surface. Arman reste ainsi dans une approche picturale de son support. De son côté,
avec les Compressions puis les Expansions, César met en œuvre une poétique des formes qui modifie le regard porté
sur le monde industriel, questionnant notre rapport à la destruction et à la
transformation constantes des objets.
Franck
Scurti désigne le fait de transposer une idée dans un objet par le terme de réification : il opère ainsi un
retour à l’objet des objets de langage. Ainsi, les œuvres de François Curlet et
de Franck Scurti, La Cagette (1990)
et Le Cageot (2004), rendent
explicitement hommage au texte de Francis Ponge « Le Cageot ». Curlet
initie le mouvement avec sa Cagette,
en menant un travail sur la matière qui déplace toute attente. En réalisant une
cagette, objet totalement déceptif, en marqueterie, il déjoue à la fois les
modes de fabrication et de production mais aussi le sens d’un tel objet. Scurti
formule une réponse vingt ans plus tard. Enveloppe sans qualité, le cageot est
au degré zéro de la séduction plastique : « il luit alors de l’éclat
sans vanité du bois blanc », écrit le poète. Cet objet « sur le sort
duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement[20] », est
modifié par Scurti dans une matière désuète et populaire, qui le tire davantage
encore du côté d’une radicalité neutre. En cela, il rejoint parfaitement Ponge,
qui tend à rendre un équivalent de la chose par un travail sur la matière des
mots. D’autres stratégies de signification sont à l’œuvre dans Black and White Stack (1980) de Tony
Cragg, qui met en jeu un principe d’aplanissement à travers l’association d’objets
divers recouverts de peinture de deux couleurs distinctes : une façon
ouvertement politique de proposer des principes d’opposition forts, à la fois
sur le plan de la forme et du sens.
Le thème
de l’enchantement prend véritablement son sens lorsqu’on s’intéresse au travail
de Joseph Cornell. Dérivé de la pensée surréaliste, l’enchantement continue d’irriguer
les œuvres des artistes dans les années 1960 et de certains artistes
actuels. « Intrusion réaliste dans le domaine enchanté[21] » :
l’expression détournée par Franck Scurti montre bien sa volonté de prolonger un
héritage surréaliste, tout en ancrant sa pratique dans une relation plus
directe et moins métaphorique aux objets. À propos de Cornell, grand précurseur
de l’utilisation des boîtes, Édouard Jaguer écrit : « Cornell est un
enchanteur au sens de Merlin et de Prospero, et c’est sans doute un peu en
pensant à lui, à sa participation, qu’en 1959 André Breton, Marcel Duchamp, José
Pierre et moi avions donné à l’Exposition internationale du Surréalisme de New York
le titre de “Surrealist Intrusion in the Enchanter’s Domain”. […] Toujours en
1959, dans un essai consacré aux “avatars de l’objet” (surréaliste surtout), je
notais que la transition entre cet objet surréaliste et certaines formes
nouvelles d’assemblage (qui ne faisaient que pointer à l’horizon) nous étaient
fournies par les constructions de Cornell, des plus surprenantes en ces années
1933-35 où son œuvre atteignit sa plénitude[22]. »
Jaguer
fait ici allusion aux « Boîtes-fantômes ». Enchanteur, Cornell l’est
dans la mesure où ses boîtes sont des projections mentales absolument singulières,
fondées sur le principe de l’association d’objets créateurs de rêverie par des
mécaniques chimiques et astronomiques, comme dans disparates ce Nécessaire à bulles de savon (Soap Bubble Set, 1948-1949). Un parallèle
est établi entre le travail de Rauschenberg et celui de Cornell par cet auteur,
mais aussi par Diane Waldmann[23].
Avec Cornell, c’est la notion même d’assemblage conceptualisée par Schwitters
qui se trouve totalement modifiée, inaugurant les pratiques des artistes pop et
nouveaux réalistes en déplaçant les principes de l’assemblage proprement dit
vers l’accumulation, la collecte, le prélèvement. Également novatrice, l’approche
de Rauschenberg est sensiblement différente en ce qu’elle accorde une place prépondérante
aux éléments du monde présent, celle de Cornell étant davantage tournée vers le
passé.
Les œuvres
de Yayoi Kusama et celles de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, regroupés
sous le nom de Art Orienté Objet, repensent cette idée de l’enchantement dans
un autre type de relation au réel. Bed-Dots
Obsession (2002) de Kusama transforme un objet – le lit – en vaste
projection mentale accueillant des pois omniprésents dans son travail. Le lien
entre objet et animal est fondamental chez Art Orienté Objet, en particulier
dans Machine à méditer sur le sort des
oiseaux migrateurs ou Le Baiser de l’ange (2008). Les spectateurs étaient à
l’origine invités à s’asseoir sur cette sorte de machine de rêverie à expérimenter,
qui ouvre la réflexion sur des éléments ordinairement perçus comme objets poétiques
(les plumes) devenus objets de rejet lors des événements médiatiques autour de
la grippe aviaire. Réaliste plutôt que surréaliste, la démarche de ces artistes
opère une véritable intrusion dans le réel, en proposant des objets aux
significations plurivoques. De son côté, François Schmitt, à l’aide de tissus
colorés qu’il accole à des structures en bois, agence des objets peints,
jouets, objets du quotidien tels que des tables à découper ou des rouleaux à pâtisserie
ou encore des plumes constituant de véritables environnements oniriques. L’enfance
est partout présente dans cet univers entièrement baigné de lumière colorée. « Être
inondé par la couleur », voici ce que vise Schmitt dans sa création de
cabanes et autres placards aux trésors, dans une réflexion qui tient autant d’une
recherche de picturalité que du ready-made aidé. Enfin, s’il est difficile de
le présenter dans une exposition pour des raisons de fragilité, le travail de
Martial Raysse, qui s’orientera par la suite dans une direction beaucoup plus
pop, se fonde au début des années 1960 sur l’association ténue d’objets de
rebut tels que bouteilles colorées ou tuyaux de plastique. Leurs titres les
tirent du côté de figures imaginées, retrouvant le principe surréaliste d’assemblage
d’objets disparates provoquant l’évocation d’une réalité autre : Oiseau de paradis (1959-1960), Arbre ou encore Colonne au cosmonaute (1960).
Lorsqu’on
s’intéresse à la question de l’objet, le fétiche est à la fois un écueil et une
proposition inévitable. Même lorsqu’ils tentent de se débarrasser de l’objet,
les artistes en produisent. S’ensuit une réflexion à la fois très fine et
paradoxale de la part des artistes sur leur création de sortes de nouveaux fétiches
pour le monde contemporain. Selon Lacan : « Le fétiche se trouve
remplir dans la théorie analytique une fonction de protection contre l’angoisse,
et, chose curieuse, la même angoisse, c’est-à-dire l’angoisse de castration[24]. »
Objets de protection contre l’angoisse
et objets d’angoisse, tels sont les objets de Man Ray, Daniel Pommereulle ou Léa
Le Bricomte. Objets de mon affection,
le titre de l’ouvrage de Man Ray consacré à ses objets, reprend de façon quasi
similaire la formule de Francis Ponge (« Il lui faut un objet, qui l’affecte[25] »).
Pour Man Ray, l’objet défini comme « invention gratuite » est ce qui « amuse »,
« intrigue », « inspire la réflexion », mais aussi « désoriente ».
C’est la limite même des œuvres qui se trouve bouleversée à travers cette
utilisation ou production d’objets. Il est intéressant de noter qu’Objet à détruire (1923), un métronome
auquel il accole une photographie d’œil, devient Objet indestructible. Son objet ayant été effectivement détruit
lors d’une exposition en 1957, il en réalise une nouvelle réplique à laquelle
il donne ce titre, rejetant ainsi ironiquement toute velléité de destruction de
la part du public. Cette anecdote montre à quel point le langage est ce qui
vient déplacer le statut des objets. Ce titre n’est pas une injonction à faire
mais une invitation à dépasser les limites d’une simple description de l’œuvre.
Ironique, il ne pose pas l’objet comme fétiche intouchable – cet objet est un métronome,
il s’inscrit totalement dans un rapport au temps qui s’écoule irrémédiablement –
mais il renvoie toute tentative de le détruire au registre des actes ineptes[26].
Avec ses Guerres de tribus (2012),
obus ou grenades augmentés de plumes tels des totems, Léa Le Bricomte propose
une version armée à la fois poétique et ironique du ready-made. Déplacer les
formes et les significations, tel est le principe qui rassemble les artistes
investissant l’objet réel. Pourtant, les attitudes se modifient
progressivement. Comme si la question du fétichisme, jamais tout à fait éloignée,
tendait à s’amoindrir au fil du temps. Pour Esther Ferrer, une performance peut
être faite avec n’importe quelle chaise et une exposition peut utiliser
uniquement des matériaux trouvés dans le commerce qui ne seront jamais réutilisés.
Tout fétichisme semble donc exclu. Cependant, certaines de ses installations et
objets – c’est le cas par exemple de l’installation Les Trois Grâces, qu’elle réalise désormais toujours avec les mêmes
chaises à la forme légèrement arrondie – acquièrent inévitablement un caractère
historique. C’est tout le paradoxe de l’utilisation des objets par une artiste telle
qu’Esther Ferrer, qui n’a jamais appartenu au mouvement Fluxus mais qui
revendique les notions de présence, de temps, de mouvement propres à ce
courant. Duchamp a pointé d’emblée le risque lié à une fétichisation des
objets. Ainsi déclarait-il à propos des ready-made : « Depuis très longtemps je n’en fais pas, vous savez, je
n’en fais plus parce que justement, il y a le danger d’en faire trop, parce que
n’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce
soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille…
Alors, c’est très inquiétant pour l’idée même du ready-made[27]. »
« Objets
subjectifs » : cette expression de Francis Ponge[28]
désigne des objets à fonctionnement subjectif, pour penser ou panser l’esprit, comme les invente Erik
Dietman. Le terme « Objecteurs » est choisi par Alain Jouffroy dans
un texte de 1965 publié à l’occasion d’une exposition chez Jacqueline Ranson
rassemblant des œuvres d’Arman, Daniel Spoerri, Daniel Pommereulle, Jean-Pierre
Raynaud et Tetsumi Kudo. Il déclare : « Rien n’est “objectif” chez
les Objecteurs. Subjectivité, objectivité fondent comme un seul sucre dans la
contemplation de l’objet. […] L’objet se définit ainsi comme la rencontre de
deux projections : l’une qui nous hèle, l’autre qui nous frappe. Face à
leurs œuvres, nous nous découvrons dans la situation même où chacun d’eux se
surprend à voir le monde[29]. »
Objets de tentation, de prémonition, de cruauté, hors saisie, hors
vue : les objets de Pommereulle se situent hors de la vue. Ce sont des
lieux de pensée, des pointes-à-l’œil comme
le sont celles de Giacometti, impossibles à regarder sous peine d’en perdre la
vue. Sa Chaise occidentale (1966)
serait-elle un monument ou une stuppa
tibétaine ? Il existe chez Pommereulle cette étrangeté qui en fait un
artiste à part. Ses objets jouent davantage le rôle de totems que de fétiches.
Le totem n’est pas le fétiche, plus réducteur, en ce qu’il ne désigne pas un
objet unique de phantasme mais une catégorie plus ouverte d’objets à caractère
rituel. De 1964 à 1968, les Psycho-objets
de Jean-Pierre Raynaud mettent en relation un univers mental et réel. Des
portraits photographiques se confrontent aux objets de son quotidien (carrelage
blanc qui formera son vocabulaire par la suite, ustensiles). Jean-Jacques Lebel
a pleinement sa place aux côtés des Objecteurs. Précurseur à bien des titres,
en particulier pour avoir introduit le happening
en France, il a réalisé des actions avec de nombreux artistes dont Allan
Kaprow, Robert Filliou ou Yoko Ono. Avec Objet
à dysfonctionnement symbolique 2 (1963), il propose une version absurde du
totem, objet de dysfonctionnement créateur de désordre.
Chez
Marcel Broodthaers, Raymond Hains et Présence Panchounette, les mots se
changent en objets. C’est ce qui les rassemble en premier lieu. Le Poids des mots (1982) de Présence
Panchounette, significatif à cet égard, est une barre d’haltères supportant des
livres. Entre littéralité et dérision, l’objet vient apporter toute sa force d’inertie
et d’ineptie à l’œuvre. Plusieurs travaux composés de livres sont présentés
dans cette exposition. C’est le cas de la Valise
de livres (2003) de Raymond Hains et d’Étagère
no 2 (2007) de Claude Faure. Chez le premier, les titres
des livres sont pris en tant que signifiants qui organisent une dérive mentale
et visuelle d’un ouvrage à l’autre. Chez Faure, les lois de la pesanteur sont
annulées par une Étagère aux livres suspendus, à l’allure à la fois absurde –
le principe de lévitation des objets se rapproche d’un procédé surréaliste – et
purement graphique et colorée. Journal
intime d’histoires manuscrites et de photographies, Wind Book (1974) de
Laurie Anderson est muni de deux ventilateurs faisant tourner les pages
alternativement dans un sens et dans l’autre. L’objet intime devient ainsi
machine à voir. En plâtrant toute son œuvre de poète en 1965 dans une
sculpture nommée Pense-bête, Marcel
Broodthaers n’en évacue pas pour autant définitivement le langage : « Le
livre est l’objet qui me fascine, car il est pour moi l’objet d’une
interdiction. Ma toute première proposition artistique porte l’empreinte de ce
maléfice. Le solde d’une édition de poèmes, par moi écrits, m’a servi de matériau
pour une sculpture. J’ai plâtré à moitié un paquet de cinquante exemplaires d’un
recueil, le Pense-Bête[30]. »
La réflexion sur l’objet dans sa relation au langage construit l’œuvre de
Broodthaers : avec Surface de moules
(1967) le signifiant « moule » est ainsi pris dans sa dimension
sociale (le moule), sexuelle et de société (signifiant de la communauté belge).
De son côté, l’œuvre de Raymond Hains s’est progressivement
dématérialisée pour devenir œuvre de langage. Dans les années 1970, il donne le
nom de Seita et Saffa, fabricants d’allumettes italiennes et françaises, à des boîtes
d’allumettes de taille démesurée. Saffa et Seita deviennent les noms de deux
artistes dont il crée la biographie. Ce qui l’intéresse alors, c’est de
substituer à l’artiste des personnages de fiction en déplaçant son intérêt pour
l’objet trouvé vers la création d’objets qui associent une dimension visuelle
et verbale. Hains a lu très attentivement Ponge et en retire un profond intérêt
pour le mot en tant que matière. Chez lui, les mots se changent en objets et
les objets se changent en mots.
Du langage
aux objets, Erik Dietman crée aussi des passerelles : « Pour moi, c’est le monde qui est une
sculpture et dans le monde il y a des mots qui sont insuffisants et que j’aide à
ma façon en leur fabriquant des objets[31]. »
En plaçant délibérément le langage au centre, Erik Dietman
fait de ses « objets pansés » des moyens de mettre des béquilles aux
mots, c’est-à-dire de produire un sens tout en restant sur le mode de la dérision.
À ses côtés, Ben expose son Musée
(1972) : « Je cherche systématiquement à signer tout ce qui ne l’a
pas été. Je crois que l’art est dans l’intention et qu’il suffit de signer. Je
signe donc : les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les
poules, etc.[32] »
Déplacer les objets en leur adjoignant son propre nom, telle
est l’entreprise de Ben. Il s’agit encore pour lui de penser l’adjonction du
nom comme un moyen de repenser le statut de l’œuvre, en poussant la réflexion
esthétique à la limite. De son côté,
jouant sur l’association entre objets et langage dans ses chaises montrées par
deux auxquelles elle adjoint des noms de positions érotiques, Betty Bui produit
des œuvres sur un ton à la fois humoristique et facétieux.
Dans le
contexte profondément politique de 1968, Alain Jouffroy écrit L’Abolition de l’art, très vite suivi
par un film. Le terme « Objecteurs », déjà évoqué plus haut, acquiert
d’emblée un caractère politique : « L’application, en 1965, du terme “Objecteurs”
à des artistes qui avaient abandonné la représentation
(peinte) de l’objet au bénéfice de l’objet lui-même était évidemment politique.
La guerre d’Algérie, terminée trois ans plus tôt après un million de morts (au
minimum), on se battait alors dans les rues, quitte à perdre un œil ou un bras,
pour la liberté du Vietnam, et l’on ne parlait de l’art, et de l’anti-art, que
dans ce contexte passionnément politique[33]. »
Politique, l’entreprise des artistes Fluxus, nouveaux
réalistes ou pop l’est en effet à plusieurs titres. Tout d’abord, il s’agit de
redéfinir de façon radicale le statut de l’œuvre, en donnant parfois au
spectateur la possibilité de s’en servir, comme chez George Brecht. Plus
globalement, de nombreux artistes prennent position dans le contexte de la
guerre d’Algérie puis de celle du Vietnam. Le
Crime ne paie pas (1962) de Jacques Villeglé est emblématique de ses
affiches lacérées qui portent la trace des événements politiques qui les
traversent. Témoins du combat politique de leur temps, les affiches, au même
titre que les alphabets sociopolitiques par la suite, sont perçues par lui
comme des « héraldiques de la contestation ». Elles « forment
des langages en rupture[34] »,
selon Villeglé. Hervé Télémaque, Mark Brusse dans ses Sculptures-assemblages ou Andy Warhol engagent d’autres approches. Territoire de Télémaque, dont le titre
renvoie à l’idée de géographie humaine et politique, composé d’une canne
blanche et d’un filet, énonce un nouveau vocabulaire de l’assemblage à partir d’objets
de son quotidien. Car Crash (1963)
appartient au registre des œuvres plus sombres de Warhol, qui proposent une
vision désenchantée de la société de leur temps, sur un mode dissonant par
rapport aux portraits de Marilyn, par exemple, beaucoup moins critiques sur
leur époque. Emblématique de son engagement politique, B52 (1962) de Wolf Vostell est un avion noir qui lâche des tubes de
rouge à lèvre, tandis que Prager Brot (1968)
ou « pain de Prague », partiellement peint en bronze-doré et surmonté
d’un thermomètre en plastique, fait directement allusion au Printemps de
Prague. Senza Titolo (1985) de Jannis
Kounellis, composée d’une bonbonne de gaz, de chaussures et de bougies, reprend
le vocabulaire plastique de l’artiste. Chargés d’une symbolique très forte, ces
matériaux évoquent sur un mode absurde un sentiment tout à la fois de révolte et
de débâcle. Dans un tout autre registre, Dana Wyse, avec Pills (2006) et Boîte de joie
(2013), pose un regard cynique et décalé sur nos obsessions contemporaines
d’efficacité et de quête du bonheur à tout prix. Enfin, Joseph Beuys, théoricien
à travers le concept de « sculpture sociale » des liens entre art,
société et politique, propose en 1984 avec La
Jambe d’Orwell. Pantalon pour le xxie siècle une réponse au scénario
de 1984 d’Orwell. Il était à l’origine
posé au sol, troué au genou avec une
lumière placée dans l’ouverture, source d’énergie mais aussi signe d’une
rupture annoncée.
Présent
par sa définition du ready-made qui irrigue toutes les réflexions, Marcel
Duchamp n’intervient qu’en fin de parcours. Ses Boîte-en-valise (1941-1968) et Boîte
alerte (1959-1960) sont deux boîtes qui déplacent le statut des œuvres de
manière fondamentale. Présentée lors de l’Exposition internationale du Surréalisme
en 1959 à la Galerie Cordier, Boîte
alerte – missives lascives contient un ensemble de documents portant sur le
thème de l’interdiction de la lecture : enveloppe « À n’ouvrir sous aucun prétexte » ou encore « Avis de
souffrance » contenant une plaquette anonyme Lettres d’un sadique. De son côté, la Boîte-en-valise,
faisant suite à la Boîte verte,
annonce le principe de l’œuvre comme note et instruction, comme c’est le cas
dans les partitions Fluxus. Aux côtés de Duchamp, Camille Bryen fut également
reconnu par Pierre Restany comme un précurseur du Nouveau Réalisme. Ce qui est
en jeu dans son travail, c’est précisément une mise en fiction à partir de procédés
de collages des objets les uns avec les autres. Sur le
principe du collage surréaliste, Camille Bryen a créé des Objets à fonctionnement, reproduits en 1937 dans l’ouvrage L’Aventure des objets. Voici la
description de l’un d’entre eux : « Une petite boîte en forme de brique, qui est originellement une boîte d’allumettes,
contient un petit couteau, du beurre et du rouge à lèvres. [...] le couteau
sert à étendre sur la pointe des seins une mince couche de beurre après que le
rouge à lèvres en ait aussi souligné les pointes. Nul doute que cet objet n’exprime
une femme dans l’état d’orgasme[35]. »
L’association d’éléments épars et dissonants devient un objet à
fonctionnement symbolique créateur d’une sorte de fiction poétique. Avec ses Prototypes d’objets en fonctionnement,
Fabrice Hyber rejoue en quelque sorte ce procédé surréaliste en le déplaçant
sur le terrain du consommable et de la consommation. Décrivant l’action frénétique
de certains spectateurs face à ses œuvres, qu’ils sont invités à manipuler et à
faire fonctionner, il va jusqu’à parler de « cannibalisme ». Autre
grand praticien du périssable, Dieter Roth crée dès les années 1960 des objets
en chocolat ou en épices, comme dans sa Vitrine
aux épices (1971). L’« obsolescence programmée » des objets est
ainsi d’emblée identifiée par lui, qui produit une œuvre contenant son propre
principe de destruction. Avec ses poèmes-objets
ou sa Galerie légitime portative
(1962), contenue dans une casquette, Robert Filliou, qui fut dans une première
partie de sa vie économiste pour les Nations Unies, organise la transformation
de l’économie politique en économie poétique. Avec Bien fait, mal fait, pas fait (1968), il considère l’art comme une
activité indissociable du régime général de production et des échanges.
Les boîtes
sont la manifestation caractéristique de Fluxus. Ces petits objets accompagnés
de textes ou de commentaires, souvent dans des supports transparents, sont
avant tout des objets de langage. Elles donnent une forme aux events, faits à partir d’objets, qui
sont une manifestation de l’humour et du jeu. George Maciunas a également défini
Fluxus à travers notamment l’utilisation des boîtes comme d’un « art
distraction ». Ainsi George Brecht, Takako Saito, George Maciunas, Tetsumi
Kudo, Erik Dietman ont créé des boîtes, pensées comme des partitions ouvertes
aux interprétations imprévues. Est en jeu une expérience totale ainsi qu’une
possibilité d’interprétation libre des objets et des partitions-instructions
données au spectateur. L’objet devient support ou moyen pour créer l’événement (event) ; objet transitionnel au
sens psychanalytique donné par Winnicott, il provoque une situation.
Le fantôme
de Fluxus plane au-dessus de cette exposition et de ce livre qui y prennent
leur source et se structurent autour de lui. La dialectique entre objet et
objet d’art, la volonté de retour à l’objet le plus trivial, la définition de l’objet
comme renvoyant toujours à Autre Chose[36] – Something
Else Press est le nom des éditions
où sont parus beaucoup des textes Fluxus –, tous
ces éléments structurent la pensée dans ce projet. Pour qu’une métamorphose ait lieu, selon Francis
Ponge, il faut que l’artiste se confronte aux objets et éprouve leur poids et
leur matière. Métamorphoser ou transformer un objet ou une matière, c’est le déplacer,
le faire passer dans une réalité autre. Enchantement, fétichisation,
subjectivation, politisation, fictionnalisation : tous les processus mis
au jour dans cette exposition déplacent résolument le statut des œuvres d’art
dans le champ de la pensée. « Je voudrais vraiment éviter de produire des objets[37] »,
dit Esther Ferrer. Dans un contexte de surproduction d’objets, si les artistes
conservent leur rôle de précurseurs, cette déclaration-limite présagerait-elle
un avenir de l’art ?
[1] Alain Jouffroy, « Les
Objecteurs » (1965), in Objecteurs-Artmakers,
Nantes, Joca Seria, 2000, p. 13-14.
[2] André Breton, article
« Ready-made », in Dictionnaire
abrégé du Surréalisme, Paris, José Corti, 1938.
[3] Francis Ponge,
« L’objet, c’est la poétique », in Nouveau recueil, Paris, coll. « Blanche », Gallimard,
1967, p. 141.
[5] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet,
Paris, Le Seuil, 1994, p. 14.
[6] Ibid., p. 26.
[7] Ibid.
[8] Marcel Duchamp, Duchamp du signe (1975), Paris, coll.
« Champs », Flammarion, 1994, p. 49.
[9] Alain Jouffroy, op. cit., p. 11-52.
[10] André Breton,
« La crise de l’objet », Cahiers
d’art no 1/2, 1936.
[11] George Brecht, Conversation sur autre chose, George
Brecht, Ben, Marcel Alocco, 1965, in Nicolas Feuillie (dir.), Fluxus dixit, une anthologie vol. 1, Paris, Les Presses du réel,
2002, p. 167-168.
[12] Alain Jouffroy, op. cit., p. 33.
[13] George
Maciunas, lettre à Tomas Schmit, 1964, in Fluxus
dixit vol. 1, op. cit.,
p. 102.
[14] Kurt
Schwitters, « Merz », in Marc Dachy (dir.), i (manifestes théoriques & poétiques), Paris, Ivrea, 1994,
p. 20.
[16] « Baluba »
est le nom d’une tribu des Bantous qui, sous la conduite de Patrice Lumumba, se
battit en 1960 pour un Congo libre et indépendant.
[19] Arman, Entretien avec Otto Hahn, Mémoires
accumulés, Paris, Belfond, 1992, p. 52.
[20] Francis Ponge, « Le cageot », in Le Parti pris des
choses, Œuvres complètes t. I, Paris, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », Gallimard, 1999, p. 18.
[21] Cf. Marion Daniel, « Franck
Scurti, intrusion réaliste dans le domaine enchanté », in
marion-daniel.blogspot.com, 27 mars 2011.
[23] Citée par Édouard Jaguer, op. cit., p. 15.
[24] Jacques Lacan, op. cit., p. 23.
[25] Francis Ponge, « L’objet
c’est la poétique », op. cit.
[26] À partir de 1971, les répliques
de l’objet ont pris le nom de Motif
perpétuel.
[27] Extrait de
« Marcel Duchamp parle des ready-made », entretien avec Philippe
Collin, L’Échoppe, 1998. Entretien réalisé en juin 1967 à la Galerie Givaudan.
[28] Francis Ponge, « L’objet,
c’est la poétique », op. cit.
[29] Alain Jouffroy, op. cit., p. 46.
[30] Cité dans
Catherine David et Véronique Dabin (dir.), Marcel
Broodthaers, Paris, Galeries nationales du Jeu de Paume, 1991, p. 147.
[32] Ben, « L’histoire
de ma vie », in cat. BEN, pour ou
contre. Une rétrospective, musées de Marseille/RMN, 1995.
[33] Alain Jouffroy, op. cit., p. 59.
[34] Jacques Villeglé, La Traversée Urbi et Orbi, Luna-park,
Transédition, 2005, p. 187.
[35] Camille Bryen, L’Aventure des objets, Paris, José
Corti, 1937, p. 11.
[36] Cf.
Dick Higgins, « A Something Else Manifesto », in Postface/Jefferson’s Birthday, Something Else Press, New York,
1964.
[37] Esther Ferrer, entretien avec
Pavlina Krasteva, parisart.com, 28 septembre 2010.
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