Chroniques baroques
rassemble les œuvres de trois artistes : Christelle Familiari, Michel Gouéry
et Dominique Liquois. Cette exposition met en regard et en conflit trois
approches très différentes qui tissent à leur manière la trame des histoires et
les lignes d’un décor tout en exubérances, oppositions, tensions visuelles et
sémantiques. Quel sens cela a-t-il de reprendre aujourd’hui le mot
« baroque », qui a désigné une période précise de l’histoire ? Le
XVIIème siècle est une époque de crise profonde. Le refus de la pureté au
profit de la fiction y gagne toute sa place dans les arts. Les formes issues de
l’imagination sont non seulement acceptées comme ayant une réalité, mais les
images en elles-mêmes sont largement revalorisées. Notre époque connaît
également, dans de nombreux domaines, une crise qui, après une période
moderniste ayant largement privilégié la pureté, encourage la fiction. Les
pratiques de ces trois artistes sont baroques au sens où tout y prolifère. Ici
le baroque s’entend au sens de l’irrégularité et de l’anomalie de la perle
« barrueco ». Ce mot désigne ce qui n’appartient pas à un seul style,
se situe du côté de l’hétérogénéité et des mixages et n’est pas directement
identifiable. Il s’emploie également comme une manière d’organiser un rapport
au monde. Il induit en effet l’absence de principe ou de modèle unique
régissant tous les phénomènes pour lui opposer des visions complexes, multiples.
Enfin, et c’est un point important concernant trois personnes qui travaillent
en étroite relation avec l’espace, le baroque est pictural : il crée des
surfaces en extension, des compositions par associations de formes et par
emboîtements.
Rassemblés dans Chroniques baroques, Christelle
Familiari, Dominique Liquois et Michel Gouéry proposent des récits à plusieurs
voix. La chronique est une forme de récit, elle relate un événement à une
période donnée. On parle de maladie chronique, de contamination chronique. Une
contamination que l’on retrouve chez ces trois artistes, qui préfèrent la démesure
à la mesure, multiplient et dissocient les formes, créent de vastes
associations d’objets et d’idées. Ils nous engagent à une autre manière de
penser, en délimitant des fils à suivre, à éviter ou contourner :
maillages, nœuds, ensembles que l’on peut difficilement démêler, créant une
complexité. Avec Étendue (2004-2013),
Christelle Familiari présente une surface de fils de fer gaînés blancs
entièrement crochetés au sol, comme un vaste entrelacs sans fin. À l’aide de
structures existantes agencées les unes aux autres, elle crée un tissu sur les
bords duquel nous sommes invités à nous déplacer, traçant ainsi les lignes d’une
déambulation dans l’espace. La
dimension de tactilité est à l’œuvre dans tout son travail, depuis ses Objets en laine conçus pour des corps
des années 1990 jusqu’aux objets en terre façonnés, malaxés, adoptant ses
propres empreintes qu’elle réalise aujourd’hui. Étendue, pièce conçue par la main mais aussi adaptée pour le
déplacement du corps, reprend le motif du tissage à très grande échelle :
un tissage devenant une véritable surface en expansion. À travers ses jeux entre tissus et peinture, nés
après des années de vie au Mexique, Dominique Liquois cultive un goût pour
l’art populaire, les réseaux et processus mentaux d’associations d’images et
d’idées. Avec les peintures réalisées en 2012-2013 juxtaposées en ensembles,
auxquelles répondent des séries d’objets présentés dans l’exposition, elle
reprend le principe initié depuis de nombreuses années d’une peinture d’inspiration
géométrique très colorée contrebalancée par des extensions de tissus rembourrés
à motifs bariolés. Tout s’y organise en tension et création de réseaux
multiples de lignes biomorphiques, courbes ou déviées. Michel Gouéry développe
un même intérêt pour les structures hétérogènes dans son Maillage grotesque, approche sans concession d’une étrangeté tout
en plis, volutes et monstres à plusieurs têtes. En 2004, il quitte une pratique
de peinture qu’il avait depuis les années 1990 pour se consacrer exclusivement
à la sculpture : une sculpture complexe, faite d’agrégations de motifs
d’inspiration mexicaine ou égyptienne, dans des mixages absolument libres.
Viscères, cœur, anus, pénis, visages moulés de quelques amis insérés de manière
récurrente comme des figures rémanentes, tout chez Michel Gouéry s’agence comme
dans un réseau s’associations sans fin. La pièce Maillage grotesque est significative à cet égard ; constituée
de petites pièces séparées amalgamées en réseaux muraux, elle déploie dans la
verticalité du mur et sur sa longueur sa propre méthode de travail :
procéder par assemblage et agrégation de formes. Un récit d’associations se met
alors en place.
Pourquoi, relativement à ces
propositions, parler de récit ? Ces trois pratiques produisent du récit
car elles parlent un peu trop fort et effraient parfois. Elles se situent à
l’exact opposé du modernisme qui a précisément refusé le récit. Ici, les
formes, les géographies et les temps sont mêlés. Ces œuvres proposent une très
grande liberté de ton. Elles pensent l’hétérogénéité et le mixage, ce que l’on
ne peut pas nommer aisément par un seul nom ou qui n’en a pas encore comme un
possible et comme une force, faisant de l’affirmation d’identités multiples une
question politique sans pour autant se présenter en propositions des
« marges ». Irrégulières et hybrides, telles sont les pratiques des
trois artistes rassemblés dans cette exposition. L’hybridité est inhérente aux
œuvres de Dominique Liquois avec ses peintures agrégées à des tissus et de
Michel Gouéry, dans ses sculptures à plusieurs têtes, bouches-anus et totems
constitués de visages auxquels sont adjoints des pieds. Il existe aussi une hybridation
des genres et des formes chez Christelle Familiari, dont on peine à nommer la
pratique : à propos de sa sculpture entièrement faite de fils de fer, elle
parle de dessin. C’est en effet une structure à partir de laquelle elle peut
tracer des lignes et organiser la surface du sol. Du côté de Dominique Liquois,
les genres sont aussi rejoués. Entre peinture et objet, ses œuvres ajoutent des
protubérances que certains désignent comme étranges, d’autres allant parfois jusqu’à
les qualifier de dégoûtantes. Si ses formes peuvent souvent être nommées, leur
association refuse de réconcilier les contraires. En 2010, une exposition de
Dominique Liquois organisée à la galerie Camille Lambert à Juvisy-sur-Orge s’intitulait
« Conflicto barroco ». Le baroque est dépareillé débraillé. L’Unheimlich ou inquiétante étrangeté,
selon Freud, est le sentiment étrange mêlant à la fois le familier ou
reconnaissable à
l’irreconnaissable. Cette impression surgit face aux œuvres des trois
artistes. Celles de Michel Gouéry tiennent quant à elles d’objets
complexes : entre sculptures votives ou saints guérisseurs bretons et
grotesques latins de la Domus Aurea.
Dans l’exposition, le principe
d’assemblage et d’agrégation se retrouve dans la confrontation des trois
œuvres. Chacun des artistes procède par expansion : Étendue de Christelle Familiari se répand dans tout l’espace et
vient se loger au plus près des œuvres des deux autres. Michel Gouéry lui
répond à son tour en plaçant ses personnages au cœur de l’espace tandis qu’il
engage un jeu de contamination réciproque avec Dominique Liquois. Ainsi, le
débordement se fait au-delà des limites physiques de l’œuvre, chacune venant à
la fois empiéter et se nourrir de l’autre. Ces trois artistes ne sont pas en
premier lieu des peintres mais leur pratique est définitivement
picturale : une peinture mélangée chez Dominique Liquois, une pratique de
peinture qui correspond à une activité plus ancienne chez Michel Gouéry.
Christelle Familiari, de son côté, est sculptrice mais elle pense en termes de
lignes qui, assemblées, créent d’immenses surfaces de couleur.
Dans les dix dernières années de
sa vie, Jacques Lacan a parlé de nœud borroméen, une structure qui associe
trois cercles entrelacés représentant le réel, l’imaginaire et le symbolique.
Pour les dénouer, nous apprend la pratique psychanalytique, il faut d’abord
emmêler davantage ses propres structures de pensée. C’est ce à quoi nous
invitent les trois artistes confrontés dans l’exposition, à travers ces
réalisations bien réelles, faites à l’échelle d’un lieu, proposant à partir
d’imaginaires très denses des projections faites d’humour et d’absence d’esprit
de sérieux.
Marion Daniel
Paris, le 18 juillet 2013
Christelle Familiari est née en 1972 à Niort. Elle
vit et travaille à Paris.
Michel Gouéry est né en 1959 à Rennes. Il vit et
travaille à Bagnolet.
Dominique Liquois est née en 1957 à Talence. Elle vit
et travaille à Paris.
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