« Contre le terme
« absurde ». Il suppose comme
normal quelque chose de
sensé. Mais c’est
précisément
l’illusion : le normal, c’est ce qui est absurde.
(…) Possibilité d’un regard de médecin. Le
regard sur
le vivant à partir de la salle de dissection. Le
cadavre
comme vérité sur la vie qui le devient et,
de là,
l’effrayante égalité face à laquelle tout ce qui
compte,
la différence, tombe de plus en plus bas vers
l’insignifiance.
les maladies, mutilations, excrétions en tant
qu’essence du vivant. L’excentrique est la
règle. Voilà pourquoi c’est aussi un clown. Ce
dernier est un vivant
qui se fait
objet, chose, ballon de football, mort. »
Davantage que sa Théorie esthétique,
les Notes sur Beckett d’Adorno
résonnent avec la pensée de Nicolas Fedorenko. Comment associer une pensée du
clownesque avec une réflexion sur le contenu de vérité, deux notions a priori irréconciliables ? C’est
précisément à cet endroit de ce qu’Adorno a nommé une Dialectique négative à propos de Beckett, qui n’est « pas une
abstraction mais une soustraction », dans ce lieu de l’Innommable, celui où « l’excentrique devient la
règle », que nous propose d’entrer Fedorenko. Se images habitent mon souvenir
comme le font les figures de l’enfance : dans un lieu d’incertitude. Lorsque
je quitte l’atelier de Pont-Croix en août 2017[1], je garde en tête Tout le monde se battra, cette grande
série de gravures à l’aspect plutôt violent ; ces lapins, qui m’ont toujours
intriguée – s’agit-il d’une figure humoristique, voire allégorique, comme dans L’histoire de Lapin Tur, de Niele Toroni[2], ou d’un simple personnage,
renvoyant conjointement à l’homme et à l’animal ? ; ces grandes huiles sur
toile très construites aux couleurs ocre, bleue, rouge, verte, tout en recouvrements
de peinture. En m’éloignant de l’atelier, je perçois également un sentiment de
puissance irrévérencieuse. Des figures littéraires m’aident à préciser cette
impression. Dans son Panthéon, j’inscrirais plusieurs héros de Dostoïevski mais
aussi, peut-être, Ferdydurke de
Gombrowicz : le sentiment de sublime allié à l’immaturité joyeuse.
Paul Valéry ouvre L’introduction à la
méthode de Léonard de Vinci par ces mots : « Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom
et les œuvres qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou
d'indifférence. Nous pensons qu'il a pensé, et
nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous :
nous pouvons refaire cette pensée à l'image de la nôtre[3] ». « Nous pensons qu’il a
pensé » : cette phrase me revient sans cesse lorsque je regarde les peintures
de Nicolas Fedorenko. Davantage qu’une pensée articulée, elles provoquent chez
le spectateur une forme de mutisme. Pour autant, leur forte picturalité pose, presque
chaque fois, la question de la parole. D’un côté, elles sidèrent, présentant
des corps fragmentés, morcelés – des bébés découpés par une immense paire de
ciseaux, des scènes de guerre. De l’autre, elles se situeraient en amont de la
parole : juste avant de pouvoir l’énoncer. Les céramiques fonctionnent également
comme des rébus. L’une d’entre elles, Déploration
(2014), présente trois personnages d’implorants qui, évoquant des figures
égyptiennes, semblent se répondre comme autant de segments d’une phrase. Leurs
trois visages déformés par leur bouche ouverte esquissent un cri, rappelant les
figures de Munch ou d’Odilon Redon. Invoquer aujourd’hui de telles références
dénote une grande liberté, qui consiste à accepter de ne pas rejeter l’expressivité,
sans jamais la convoquer. Pourtant, rien n’est plus plastique et littéral que
ces céramiques et cette peinture. Fedorenko regarde Cranach pour le découpage
de ses personnages sur des fonds sombres, et la peinture classique pour son
aspect de recouvrement de couches de peinture. L’histoire de la peinture est
présente dans ses œuvres ; l’histoire qu’elles racontent importe peu.
« Nager jusqu’au bout du port[4] »
« Ne rien savoir » : en énonçant un tel credo, l’artiste
vise une liberté presque absolue. De fait, Nicolas Fedorenko, géant issu d’un
autre temps, allie à un corps tout en puissance une désinvolture de ton. Il
faut dire que naître d’une mère bretonne et d’un père ukrainien laissait peu de
place pour l’effacement et la futilité. Cette histoire interdisait d’être un
fétu de paille.
Les choix opérés pour l’exposition du Centre d’art Kerguéhennec reflètent
une organisation de pensée qui ne s’embarrasse pas des cohérences surjouées ni
fortuites. Sans linéarité, retraçant toutes les époques, l’exposition, si elle
insiste sur les grandes peintures alliant couleur et construction, reprend les œuvres
« informelles » de la fin des années 1970, avec les paysages de
Kerlouan, les peintures dites « narratives[5] » – retraçant un
souvenir d’aviron, de bateau –, aussi bien que les tableaux « sexualisés »,
représentant des sexes de femmes. Dans la même phrase se côtoient délibérément « peinture »
puis « tableau », Nicolas Fedorenko affirmant qu’il se situe
davantage du côté du tableau que de celui de la peinture. Cette affirmation a
de quoi surprendre, dans une contemporanéité qui tend précisément le plus
souvent à « sortir du tableau », en cherchant ce qui fait peinture,
picturalité. À l’inverse, dans un tableau, la réflexion se porte sur les bords,
le cadrage et la délimitation. « C’est très riche le bord : il y a
l’idée de la délimitation, de la frontière », précise-t-il. Il semble que
ce soit du côté de l’icône, de l’objet-icône que l’on puisse comprendre la
notion de tableau. « En tant qu’artiste, on peut se permettre des
acrobaties insensées. J’aime ce droit à l’acrobatie : se contredire, faire
le contraire de ce qu’on fait[6] ».
L’intérêt pour l’icône au sens orthodoxe du terme, résonnant avec le
versant ukrainien du peintre, vient faire écho avec la littérature russe.
Soucieux à la fois de précision et d’irrévérence, Nicolas Fedorenko entretient
une relation forte avec les arts populaires. Il réalise en 2006 une peinture
intitulée L’idole. Sur un fond
ocre-jaune, s’inscrivent la croix malévitchéenne et ce qui pourrait
s’apparenter à une figure, représentée par cinq formes ovales jaunes.
L’icône-idole associe la planéité de l’image à son caractère d’apparition. Elle
n’opère pas de choix entre figure et abstraction, préférant se situer dans le
champ de la frontalité. En sortant de l’entretien, je pense à deux
livres : d’abord à L’idiot, puis
aux Frères Karamazov de Dostoïevski. L’idiot, car ces mots « Ne rien
savoir », donnés comme formule liminale, viennent rappeler cette figure de
celui qui ne sait rien ou qui sait trop. Mais Les frères Karamazov résonnent davantage. J’ai en tête dans le
roman ces portraits de colosses qui se détachent sur un paysage et le sentiment
de sublime qui émane presque à chaque page. À travers ces références russes, il
s’agirait de comprendre ce que recouvre pour lui la question d’une « épiphanie
de la pensée qui devient chair », telle qu’il la désigne parfois. À titre de
première hypothèse, cette épiphanie désignerait une apparition charnelle de
l’image, quelque chose comme son incarnation en peinture (non religieuse).
Les aveugles. Icônes de
Dostoïevski
Les personnages de Fedorenko sont des icônes de Dostoïevski. Ses têtes aux
grandes oreilles, figures vides comme autant de lieux de projection, accueillent
parfois dans leurs contours une autre figure. Ainsi dans Je ne te vois plus, Marie-Antoinette (1999), l’homme à la canne
blanche, l’aveugle que l’on retrouve très fréquemment, dans L’aveugle aux rochers (1999) par exemple,
est une silhouette vide sur laquelle est projetée une gravure de femme. Que
voit l’aveugle ? Fedorenko distingue l’aveugle qui voit – celui qui est
traversé par l’image – et ne voit pas. « Il n’y a rien à voir. Il faut que
l’esprit se saisisse avant de voir », précise-t-il. Dans un texte de 1986,
il écrivait : « Je cherche l’image avant l’image, ce qu’a été la
pensée avant toute la mise en ordre de la pensée, du souvenir, du temps à
venir ». De ce désordre, émergent ces images superposées, emmêlées, des
figures de doubles, des formes non élaborées, non individualisées. Les enfants
qu’il représente sont menaçants : ils urinent, tiennent un marteau,
manifestent leur violence, qui est aussi celle des guerriers des années 1990.
« Je pars en guerre quand je peins : contre moi, le savoir, contre ce
que j’ai l’impression de savoir », précise-t-il, ajoutant : « Une
peinture se déclenche dans le refus ».
Parmi ses images, l’une d’entre elles se détache franchement dans
l’atelier. Il s’agit de Luther,
peinture-rébus d’une picturalité dense pouvant rappeler la séduction du Surréalisme,
dans une sorte de réminiscence lointaine de ce qui a formé le peintre. Pour
autant, elle apparaît avant tout comme une peinture exutoire, manifestant une intense
violence. Sur fond noir, la figure de Luther, écorché aux muscles très
puissants, a le cerveau dans la bouche, c’est-à-dire dans le lieu de la parole.
Sa langue, quant à elle, est tirée. C’est un personnage sans regard, qui
manifeste profondément son immaturité. Venant en lieu et place du cerveau, une
masse marron informe figure une sorte de casquette, un nez, pas d’yeux. Ici la
pensée n’est pas langage mais langue, parole brute – la pensée mange, attaque,
elle mastique. Proche de Luther, une
peinture de Fou de très grand format
réalisée la même année (1999) reprend la même absence de regard, supplantée par
une bouche produisant un crachat. Selon Georges Bataille dans le
« Dictionnaire » de la revue Documents,
le crachat fait partie des termes qui « ne se sont pas encore laissés
allégoriser ». Michel Leiris en fait quant à lui « le scandale même, puisqu’il ravale la bouche – qui est le
signe visible de l’intelligence – au rang des organes honteux[7] ».
Si Nicolas Fedorenko a quelque chose à voir avec Surréalisme, c’est de ce versant,
représenté par Bataille, Leiris et la revue Documents, etc., qu’il se
rapprocherait. Dans cet ordre d’idée, les peintures qu’il nomme
« informelles », participeraient davantage d’une pensée de l’informe
et de l’horizontalité, que d’une stricte tradition picturale abstraite[8].
Construction-couleur :
« Le désordre m’intéresse »
Si pour Nicolas Fedorenko, « Peindre est un présent », mettant à
mal toute catégorie de figuration et d’abstraction, de périodes ou de style,
revenir sur quelques moments de son parcours permet de poser des jalons, des
balises. L’association entre construction et couleur fait partie des repères
qui permettent de tracer un fil dans toute son œuvre.
À la fin des années 1970, Fedorenko appartient au groupe Finistère, avec
Jean-Paul Thaéron et Michel Pagnoux notamment. Ce groupe, dira-t-il plus tard,
n’affirme pas une position politique mais un comportement politique. Il s’agit
pour eux de travailler des questions liées à la couleur et à la lumière, sans
faire directement référence au paysage, bien que celui-ci soit partout – autour
d’eux et dans les œuvres. La découverte, alors qu’il est aux Beaux-Arts puis à
la Sorbonne, d’Adorno, c’est-à-dire avant tout du lien entre le politique et
l’esthétique, imprime son parcours. Le rapport au politique se traduit chez lui
par une économie de travail : il s’agit, pour paraphraser Godard, de
« faire politiquement », plutôt que de faire des peintures
politiques. Il s’intéresse aux peintres mais aussi aux sculpteurs, lisant
assidûment les Écrits de Giacometti, dans
lesquels il retrouve sa manière de rechigner devant la réalité représentée trop
rapidement. Il souligne la façon dont Giacometti insiste sur le pourtour de
l’image, pour « placer le nez au milieu quelque part là-dedans. Dans cet
espace circonscrit, il va s’agir d’inscrire ce qui va faire limite, ce qui va
faire passage ». À nouveau, savoir s’il faut représenter ou pas, selon
lui, n’est pas une question de peinture, mais de tableau (de limites).
Dans les années 1970, les peinteubles
sont des peintures et des meubles-sculptures, simultanément. Nous nous arrêtons
dans l’atelier sur Peinture en horizon
(1978) : la peinture est minimale, peu expressive, avec une certaine
retenue sur le plan coloré. On observe une opposition entre le profond et le lisse.
« Peindre a une saveur particulière. J’écoute cette saveur. Ça se
déroule », commente-t-il. Parmi les éléments récurrents dans son travail,
apparaissent aussi les diptyques, ou plutôt les toiles scindées en deux. Dans la
grande huile sur toile Les grands verres
épargnés (2000), les références à l’histoire de l’art sont partout. Le
titre renvoie explicitement au Grand
Verre de Duchamp, tout en adoptant délibérément le côté du
« rétinien » tant rejeté par l’artiste. Deux verres sont littéralement représentés, dans une
histoire qui appartient plutôt à celle des natures mortes de Morandi, tout en
préférant les reflets aux matités. Quatre parties pour le fond proposent autant
d’aplats colorés sur lesquels se détache une figure géométrique rappelant
celles de Brancusi. Un pied de verre semble se transformer en filet d’eau qui
coule, l’ensemble alternant zones de transparence et de matité. Entre la
quatrième dimension duchampienne (le temps) et la méditation morandienne, se
cherche un équilibre qui, tout en préservant bien distinctement ces deux aspects,
s’autorise les basculements. Une peinture-diptyque de petit format, L’avènement du plaisir (2017), présente
deux figures tronquées de femme au niveau du bassin : le bas-ventre, le
sexe, les cuisses, l’une étant jaune, l’autre plus foncée. Passer d’un côté de
la toile à l’autre a son importance : « Le basculement gauche et
droit est plus intéressant que abstrait-figuration », précise le peintre,
qui propose dans ces peintures des points de passage, de mouvement, de
renversement ; « L’avènement du plaisir », sujet assez peu
traité en peinture, remarque-t-il, lui évoquant ici Fragonard.
Chercher l’équilibre entre deux
principes se retrouve à beaucoup d’endroits de son travail. Entre peinture et
construction, couleur et construction, peinture et gravure, il s’agit chaque
fois de respecter des pratiques très étrangères les unes aux autres, en
observant des principes de permanence. Dans le même temps, puisque le désordre
est partout, la violence a aussi sa place. Elle intervient fortement au cours
de « la période lapin », dont la silhouette, dit-il, est
« intéressante pour dire les choses ». Le lapin a deux oreilles, deux
pattes, deux bras. C’est un avatar de l’homme, autorisant les scènes les plus
crues. Car chez Fedorenko, la peinture est toujours envisagée comme un combat.
Dans les grandes séries gravées Tout le
monde se battra, il observe un goût pour les cosmogonies et l’absence de
cohérence. L’idée est de ne jamais chercher à calmer le débat. Plus
surprenantes encore sont ces personnages « démembrés », figures de
bébés qui apparaissent principalement au début des années 2000. Ce qui frappe,
c’est que la peinture ne semble jamais envisagée comme un lieu d’unification et
de rassemblement, mais comme endroit du morcellement. Chez Nicolas Fedorenko,
elle est toujours mobile, et en fragmentation.
Hybridation
Immobilité, pesanteur, mouvement. En avançant dans la compréhension de son
travail, il apparaît que le peintre observe non pas deux mais trois ou
plusieurs principes qu’il tente de faire cohabiter. À l’art populaire, il
emprunte l’usage de la figure, les éléments ornementaux, la couleur. À travers
ses lapins, ses poupées, il tente de relier l’art populaire avec l’art savant.
Aussi ses lapins s’associent-ils parfois avec des schémas de la sculpture
américaine de David Smith : s’agit-il de quelque chose de fou,
d’incohérent ? C’est ici que ses questionnements sur « la vérité en
peinture » et ses lectures très sérieuses rejoignent des réflexions sur le
clownesque – ce que Gombrowicz appellerait le « cul-cul », le niais,
l’immature. Fedorenko cherche ce lieu du contrepoint, l’endroit du renversement
où le haut et le bas se rejoignent.
Chez l’ensemble des peintres qu’il regarde, cette notion d’hybridité peut
également frapper. Dans un entretien, il disait avoir choisi le camp de
Bonnard, ainsi que celui de Matisse et de Turner. Ce « camp » ainsi
désigné est celui des peintres du recouvrement, de la peinture « couche sur
couche » de Véronèse, dont parlait aussi Jean-Pierre Pincemin. Philip
Guston fait également partie des peintres qu’il cite et auquel on pense
immédiatement en regardant son travail : le peintre de Tout près de l’enfer, affrontant les sujets les plus violents
(têtes tranchées, Ku Klux Klan) au sein d’une picturalité dense, colorée, tout
étant « bon à prendre, pourvu que ce soit transformé ». La céramique
est enfin également un art hybride, qui permet de créer du lien entre des
éléments de différentes natures : il ne s’agit pas de peindre sur la sculpture
ou de la céramique mais de faire de la céramique en se posant des questions de
peintre.
Dans un texte intitulé « La position de l’incertitude », présent
dans les carnets qu’il tient depuis de nombreuses années, il écrit : « Plus
il y a de lumière, moins il y a de couleur, plus il y a de couleur, moins il y
a de lumière ». Il poursuit en parlant du « Mystère qui ouvre la
possibilité d’une peinture sans préalable, sans idée préconçue », terminant
sur la question de « L’avènement du plaisir », chez Fragonard. L’incertitude,
la lumière, le mystère ouvrant la possibilité d’une peinture, l’avènement d’une
peinture : ces quatre éléments, peut-être plus que tous les autres avancés
précédemment, composent la peinture de Nicolas Fedorenko.
« Sublime colosse ». Violence et
collerette délicate
La picturalité forte du travail de Nicolas Fedorenko n’efface pas le texte
et la figure au sens fort, retrouvant des sexes féminins, des figures de
puissance et d’agressivité. Chez lui, une peinture abstraite provient du Souvenir d’une figure (peinture de 2006).
Surgissent des détails de l’histoire de l’art, comme la collerette, présente
dans de nombreuse peintures flamandes du XVIIe siècle. Par le détail augmenté,
rappelle Fedorenko qui a lu Daniel Arasse, il s’agit d’entrer dans un autre
monde.
Au sein de cette pratique de
peintre, quelle place pour le dessin ? Le dessin est une mise au point,
peu à peu. Il intervient sous de nombreuses formes, notamment dans les gravures
et les livres qu’il fait à partir de textes. Hamlet, Toko[9], Regnerus Lothborg[10], quoi d’étonnant si les
héros des textes anglais ou scandinaves qu’il choisit de travailler dans des
séries de gravures sont chaque fois déchus, habités par une certaine dose de violence
– « embellir le tombeau de sa mère, prendre les armes contre son
père », lit-on dans Toko. Plutôt
qu’avec le dessin, c’est avec la gravure sur bois que Fedorenko parvient au
plus près d’une écriture, faite de larges traits noirs, de flèches transperçant
l’âme et de guerriers hurlants.
Dans un livre composé de planches gravées intitulé Mesmer, il écrit :
« Dès 1774, il ose s’intéresser à l’intuition, à la suggestion et se
préoccuper sans relâche des ondes invisibles et des flux qui voyagent d’homme
en homme, et s’obstine à défendre cette dignité humaine si terriblement bafouée
chez ceux qui ont l’esprit troublé. Mesmer mesure combien l’esprit, la parole
et les mots peuvent conduire au soulagement des corps ravagés par la maladie,
et prouve l’inutilité dans certains cas de l’arsenal technologique qui aveugle
la médecine. Par là il signale, dans le concert bien réglé des positivistes,
l’indissociable fusion du corps et de l’esprit. (…) il voit son nom se glisser
non pas au Panthéon des hommes célèbres, mais dans le vocabulaire quotidien,
enrichissant la langue anglaise du verbe to
mesmerize qui signifie hypnotiser ou magnétiser. Belle revanche[11] ».
Magnétiser, hypnotiser : voici encore deux verbes qui désignent cet
endroit de l’image considérée comme apparition et lieu du basculement, ainsi
que l’aborde Adorno.
[1]
Entretien mené avec Nicolas Fedorenko le 28 août 2017. Dans la suite du texte,
les citations non référencées de l’artiste sont issues de cet entretien.
[2]
Niele Toroni, L’histoire du Lapin Tur
(1976), Paris, Éditions Allia, 2017.
[3]
Paul Valéry, Introduction à la méthode de
Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992.
[4]
Titre d’une peinture de Nicolas Fedorenko.
[5]
Insistons sur le fait que la narration est toujours indirecte.
[6]
Entretien du 16 mars 2015 avec Françoise Terret-Daniel pour la radio Oufipo,
Brest.
Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou,
1996.
[8]
Je renvoie ici au terme d’« art informel », introduit en 1951 par
Michel Tapié à propos d’une toile de Camille Bryen.
[9]
Saxo Grammaticus, Toko l’archer. Gesta
Danorum. Livre X, chapitre 7 et 8, gravures sur bois et mise en page de
Nicolas Fedorenko, Éditions Folle Avoine, 2013.
[10]
Regnerus Lothborg, préface de Régis
Boyer, Traduit du latin par Jean-Pierre Troadec, Gravures sur bois de Nicolas
Fedorenko, Éditions Folle Avoine, 1994.
[11]
Nicolas Fedorenko, François-Antoine
Mesmer, Collection Profils, École supérieure d’arts de Grenoble, 1999.
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