Texte du catalogue de l'exposition présentée du 18 janvier au 16 février 2020 à l'Orangerie de Sucy-en-Brie.
L’expérience est enfermée comme
dans un vase clos empli d’un certain parfum, baigné d’une certaine couleur et
porté à une certaine température. Ces vases sont suspendus à des altitudes
diverses, disposés sur toute la hauteur de nos années. N’étant pas accessibles
à notre mémoire intellectuelle, ils sont en un sens préservés, la pureté de
leur contenu atmosphérique est garantie par l’oubli. Chacun de ces vases est conservé à sa juste place, à sa date exacte.
Ainsi, lorsque ce microcosme emprisonné est pris d’assaut de la manière que nous
avons dite, nous sommes inondés d’un air nouveau, d’un parfum nouveau (…)[1].
Samuel Beckett, Proust
Imaginons ces vases, dont les hauteurs
correspondraient à des époques différentes et dont chacun conserverait un
parfum, une couleur et une température qui synthétiseraient une expérience.
Telles m’apparaissent les œuvres rassemblées dans l’exposition Temps mêlés.
Chacune donne forme à une mémoire non intellectuelle, c’est-à-dire involontaire,
faite de strates accumulées puis oubliées au fil des années. Nés dans un monde
emporté par la vitesse, le culte de l’efficacité, de l’immédiateté et de la
rapidité, Félicia Atkinson, Damien Caccia, Éléonore Cheneau, Camille Juthier,
Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon[2]
s’intéressent à d’autres temporalités, plus réflexives. L’intégration du
facteur-temps pourrait être le trait commun du travail de ces sculpteurs, peintres,
vidéastes, artistes sonores ou les quatre à la fois : leurs processus de
création reposant sur la lenteur les font pourtant aborder pleinement leur
époque sans oublier le passé. Cette qualité d’épaisseur ou de
« profondeur », pour employer un vocabulaire proustien, reste peut-être
le meilleur gage d’une véritable présence au monde : la mise en
perspective critique qu’elle permet entraîne un ancrage politique de leur
travail.
Pensées comme les conditions même de
l’apparition des images, les poétiques de l’effacement et du recouvrement en
tant qu’accumulations de strates parcourent leurs sculptures, installations, peintures
et films,
et incarnent une certaine idée de temporalité.
Dans les peintures d’Éléonore Cheneau et
de Damien Caccia, la couleur s’applique couche sur couche, puis s’abrase, se
lime, s’efface afin de mieux laisser surgir certains points sensibles
souterrains conservés dans l’épaisseur des matières. Les installations et
sculptures de Félicia Atkinson et de Camille Juthier s’affirment de leur côté
comme autant de recherches sur la latence des matières ; chez elles les
pierres sont envisagées comme des stèles immémoriales et la fragilité des
installations adoptant des matériaux aussi malléables et ductiles que les
tissus, les plastiques ou les feuilles d’arbres, en fait des surfaces sensibles
d’inscription. Quant aux films de Guillaume Landron et de Gabrielle Le Bayon,
si différents les uns des autres soient-ils, ils nous emportent dans d’autres
mondes, d’autres temps, où passé et présent paraissent fusionner afin d’amasser
les morceaux d’une utopie morcelée chez le premier, de traquer les signes du
passé dans le présent chez la seconde.
Dans sa première phase d’élaboration,
l’exposition avait pour titre : Comme la première page (ultra-sensible) d’une
pierre, une citation empruntée au texte Matière et mémoire de Francis Ponge (1944). Le poète y file la
métaphore de la pierre lithographique, sur laquelle on inscrit comme on le
ferait dans une mémoire. Fonctionnant à la manière du Bloc-notes magique de Freud[4],
ancêtre de l’ardoise magique permettant d’écrire des notes puis de les effacer
tout en en gardant une trace, la pierre lithographique y est décrite comme une
pierre réceptacle, qui ne peut se laisser inscrire avec clarté que si elle a
été auparavant suffisamment poncée, et si son contenu préalable a été abrasé.
Ainsi, elle réagit à l’expression qui lui est proposée et la modifie en retour,
à travers l’épreuve lithographiée qu’elle met au jour. Cette pierre vivante
possède une histoire et une mémoire, marquée par les effacements, les reprises
et les recouvrements. Un peu plus loin, Ponge utilise une autre
comparaison : « comme un souvenir involontairement affleuré[5] »,
écrit-il. Et puisque chez Ponge, un mot est un mot, l’association du mot
« souvenir » et de l’adverbe « involontairement » évoque
immédiatement la « mémoire involontaire » de Proust, la référence
proustienne pouvant aussi se lire dans l’emprunt du titre de son texte à
Bergson, philosophe si fondamental pour Proust. « Matière »,
« mémoire », « souvenir involontaire », « affleuré »…
le millefeuille de l’expression nous paraissait suffisamment dense pour faire
advenir ce qu’il avait à exprimer – et décrire ce qui était à l’œuvre chez ces
six artistes.
Mais de pierres il n’était pas tant
question chez eux que d’une relation à la mémoire et au temps. C’est pourquoi
le sextuor que nous souhaitions rassembler s’est bientôt intitulé Temps
mêlés : d’abord comme un jeu de signifiants à conjuguer à toutes les
personnes – « je m’en mêle, tu t’emmêles… ». La surprise fut ensuite
de découvrir que ce titre était celui d’une revue littéraire post-surréaliste
belge des années 1950, devenue en 1977 les Cahiers Queneau – ce
qui ne lui enlevait rien. Aux temps mêlés des œuvres de chacun des artistes s’ajoutaient
ceux des références inattendues, inscrivant
la thématique de la mémoire dans l’inattendu même du hasard.
Éléonore Cheneau et Damien Caccia envisagent la peinture à la manière d’un palimpseste.
Chez Éléonore Cheneau, elle
s’applique dans le temps, strate après strate, recouvrement après recouvrement.
Puis certains endroits grattés font ressurgir les couches inférieures. Cette
peinture de la lenteur, au fort caractère d’écorchure et qui intègre la
dimension de violence, n’en fonctionne pas moins en termes d’apparition des
images. Car c’est au moment où l’image apparaît qu’elle peut être considérée
comme terminée.
Pour
l’installation de l’Orangerie de Sucy-en-Brie, Éléonore Cheneau a réalisé un
ensemble de cinq peintures de grands formats (140 x 200 cm) qui ne sont pas
habituels chez elle. L’idée était de se confronter aux dimensions de l’espace. Pour
autant, chaque peinture est pensée individuellement. L’artiste vise à choisir
des tableaux qui résistent, souvent dans des propositions simples, très loin
des questions de composition. Leur juxtaposition forme un phrasé, une phrase
musicale qui parle des différents temps à l’œuvre dans les peintures : du
long temps de maturation dans beaucoup d’entre elles, jusqu’au geste beaucoup plus
rapide, affleurant comme une écriture en surface. Dans
cette installation, l’ensemble se construit à partir d’un principe très simple,
voire élémentaire : celui de l’échelle – il s’agit d’être à l’échelle du
lieu –, mais aussi le rapport au temps – principe de la déclinaison.
Damien Caccia
guette également ce moment d’apparition de l’image : celle qui se
détachait sur les supports de verre de ses premières peintures. L’artiste
cherche systématiquement à saisir le moment où la matière se met en mouvement ;
il côtoie aussi bien l’avalanche et les grandes catastrophes naturelles mettant
en branle tous les éléments, souvent évoquées dans ses peintures, que
l’infiniment petite vibration des particules lumineuses ou des ondes sonores.
Au final, c’est une conception du pictural qui est proposée : l’espace de
la peinture est appréhendé comme une vaste surface, tout en vibrations.
Ses peintures au
sol, réalisées en Grèce à Spetses, sont des tissus délavés à l’eau de javel :
sept peintures réalisées simultanément. Une fois assemblées les unes aux
autres, elles forment un ensemble dans lequel les tissus mordent un peu les uns
sur les autres, de façon à créer des zones d’ombre et des hors-champs possibles.
Toutes ont été faites en un temps donné (une semaine environ) et trouvent un
autre lieu et une autre temporalité aux Lilas où il travaille, ou bien dans
l’Orangerie de Sucy. À un geste très rapide s’oppose une plus grande lenteur d’un
résultat marqué par la dimension de hasard, et qui ne se révèle que trois,
quatre ou cinq heures plus tard. Les pièces en béton, Paestum, reprenant
une évocation des temples grecs, sont des morceaux de
peinture sur verre cassé coulés dans une dalle de béton. Damien Caccia isole un
fragment et le coule dans le béton. Plusieurs œuvres de cette série sont ainsi accumulées
les unes sur les autres, comme dans un millefeuille matérialisant le
fonctionnement de la mémoire. Toutes ont des épaisseurs différentes : l’accumulation
que forme leur résultat se voit sur la tranche.
Chez Proust, le passé n’est pas quelque
chose qui « a été » mais représente bien ce qui est, et qui cohabite
avec le présent. Temps, recouvrement, strates, mémoire : la référence
proustienne affleure à chaque endroit de notre réflexion. Elle en constitue la
pierre sous-jacente ou le terreau.
Les images proustiennes ont cette faculté
de donner à voir des espaces, dans leurs stratifications, leurs couleurs, leurs
parfums, leurs dispositions. Chacun de ces vases, conservés à leur
juste place, résume Beckett. Ces vases désignent ce qui est commun au
présent et au passé qui, poursuit l’auteur, est plus essentiel que les deux
termes pris séparément. De fait, l’identification des deux temps
« équivaut à une conjonction entre l’objet idéal et le réel, entre
l’imagination et la sensation directe, entre le symbole et la substance[7]. »
Conjonction entre objet idéal et réel, entre imagination et sensation
directe : c’est ainsi que j’entends le principe de
« polyphonie » mis au cœur de son travail par Félicia Atkinson. La
polyphonie permet de se situer dans les interstices, de conjuguer les
entre-deux[8].
Le principe de croisement et de coexistence ici appliqué aux voix s’étend chez
elle à tous les médiums qu’elle utilise. Présente dans l’exposition à travers
une « sculpture molle[9] »
et deux vidéos silencieuses – ce qui frappe et fait sens à la fois, venant
d’une artiste qui a placé le son et le langage écrit et parlé au cœur de son
travail –, Félicia Atkinson compose comme elle écrit, dessine ou construit des
installations : « Je construis des espaces qui sont des entre-deux,
des « espaces potentiels », comme Donald Winnicott les construirait.
Je pense horizontalement et verticalement. Je pense diagonales, spirales, air
et profondeur. J’enlève les objets et j’ajoute la couleur[10] ».
Une pensée picturale faite de formes et de couleurs adoptant une dimension plastique
en somme, au sein de laquelle chaque objet apparaît à la fois dans sa surface
et en profondeur, un peu comme Albertine présentée au fil de La
Recherche comme un personnage à plusieurs facettes.
Plasticité, densité de matière se
constituant corrélativement à une épaisseur de temps, conjonction du passé et
du présent témoignant d’une mémoire qui remonte parfois d’avant les hommes, dont il nous reste des fragments mais
que nous devons reconstituer à partir de notre expérience forment la réflexion
de l’artiste : ainsi se
construit Aluminium, une version courte d’un film de sept heures tourné
en Arizona dans le désert de White Sands et dans le Finistère. À travers des plans
fixes sur des vues désertiques où quasiment rien ne bouge – juste une figure
dansante à certains moments, un mouvement de caméra – il s’agit, précise
l’artiste, de « se mesurer au temps et sa vibration, celui d’une écoute profonde
où les éléments se figent très lentement, sur des milliers d’années, à l’image
du bois pétrifié qui a inspiré nombre de ses travaux ».
Ainsi se crée la
plasticité picturale d’Albertine, qui
bientôt deviendra une multiplicité plastique
et morale. Ce ne sont plus seulement les simples changements de méplats ou
les variations d’angles de vue chez l’observateur qui l’emportent sur
l’expression d’une diversité interne active, c’est une multiplicité en profondeur,
un tourbillon de contradictions immanentes et objectives qui échappent au
contrôle du sujet. Mais, voyant ce kaléidoscope des expressions d’Albertine, ce
visage qui, après avoir été tout surface, lisse et verni, prend l’aspect
presque fluide d’une gaieté translucide, puis passe de l’opaline travaillée et
polie à la congestion rose violacé du cyclamen (…)[11].
La métaphore picturale associée au
végétal, partout présente chez Proust évoqué ici par Beckett, se file à travers
la description du visage d’Albertine tout
surface, lisse et verni, prenant l’aspect presque fluide d’une gaieté translucide,
puis passant de l’opaline travaillée et
polie à la congestion rose du
cyclamen. La peau, surface vivante et changeante, s’anime et se transforme
à la manière d’une plante en mutation. En lisant cette citation, j’ai en tête la
dimension « plastique » des personnages du film de Guillaume Landron Field of broken dreams[12].
Un autre temps que le temps « réel », celui du rêve, semble y
être à l’œuvre ; les sons, les voix, les corps y gagnent en densité.
Les installations de Félicia Atkinson
évoquent quant à elles la possible émergence d’espaces poreux et sensibles
ainsi que la mutation des éléments pris dans un mouvement léger, aussi bien
dans ses pièces sonores que dans ses installations. Chez Camille Juthier, on
assiste également à une sorte de collision des temps : entre
l’hyper-modernité d’un téléphone portable et le caractère immémorial d’un
menhir.
Au lieu de voir un seul monde : Guillaume Landron, Gabrielle Le Bayon
Plusieurs
vidéastes sont présentés dans l’exposition. Exposer une vidéo pose plusieurs
types de questions : s’agit-il d’une vidéo « image », choisie
pour sa valeur de point lumineux et coloré installé dans un endroit précis de
l’espace, à la manière d’une peinture ? Ou bien d’une œuvre plus
cinématographique, qui requiert que l’on s’assoie, que l’on prenne le temps de
s’y plonger, afin de la regarder de manière captive pendant un temps
relativement long… Notre point de vue réconcilie les deux positions à la fois.
Les films de Guillaume Landron comme ceux de Gabrielle Le Bayon ont une
dimension visuelle, tactile, presque haptique.
Ils s’appréhendent plastiquement, « en profondeur ». Mais ils
requièrent également une expérience de visionnage inscrite dans le temps.
Chez Guillaume
Landron, la nature est un personnage : une nature verdoyante, ondulante,
peuplée par des hommes et des femmes dont on ne saisit pas précisément les
actions, toutes caractérisées par la lenteur et l’indétermination. Les paroles
sont chuchotées, les discussions entre les personnages, à peine audibles,
apparaissent de l’ordre d’un rêve peu compréhensible. Attablés dans un premier plan, ils s’endorment par la suite, nous
mettant sur la voie d’un rêve que nous donnerait à voir ce film. Le décrivant, Guillaume Landron
écrit : « Field
of broken dreams,
c’est surtout l’histoire d’une forme – de formes – à travers une série de
personnages qui n’ont pas accès au langage et dont l’articulation s’appuie
principalement sur les objets comme points de raccordements, selon un principe
de dispositif où chaque espace, chaque séquence est un alibi – comme une
certaine manière d’interroger le récit[13] ».
On y assiste à la reconstitution d’une mémoire
oubliée, faite de fragments, à travers des actions que l’on ne parvient pas à
nommer, dans le campement de personnages dont nous ne connaissons pas
l’histoire ni le nom qui transportent des fragments géométriques de plâtre ou
des images dans sept espaces différents « aux bords du monde »,
précise l’artiste. Ces fragments apparaissent comme autant d’indices d’une
utopie perdue. Car dans ce
temps suspendu, entre passé et futur, se lit l’effort pour construire un autre
lieu (u-topie).
Les vidéos de
Gabrielle Le Bayon peuvent toutes être vues à travers le prisme de la
contemplation. Les voix off y jouent un rôle central, comme s’il s’agissait
chaque fois d’inscrire les voix dans le temps et l’espace du cinéma. Tender Pastures fait lire à un personnage
contemplant un paysage de fin de jour éblouissant un extrait du texte Molloy de Samuel Beckett, dont le
spectre est présent dans l’exposition grâce à cette vidéo. La voix que l’on
entend semble celle de l’homme qui apparaît à l’écran, bien que les deux ne
soient pas reliées. Elle reste détachée du corps du personnage, comme si corps
et pensée, corps et langage étaient à nouveau disjoints, évoquant le fait qu’il y
a différentes manières de regarder, avec d'autres yeux, depuis « tout cet
espace intérieur qui reste invisible, le cerveau et le cœur et ces autres
cavernes où pensée et sentiment dansent leur sabbat[14] »,
énonce le texte de Beckett ; « d’autres possibilités de dévoiler ces
choses repliées et cachées, de l'autre côté de cette vaste plaine vide, dans
les profondeurs d’un quotidien a priori sans incident[15] »,
précise l’artiste.
Pour Gabrielle Le Bayon, la vidéo est un
médium qui induit une relation très singulière au temps, faite de strates de
temporalités différentes, à travers l’enregistrement d’images en mouvement qui
captent elles-mêmes une durée – la narration, tant dans l’écriture que dans la
lecture, étant elle aussi liée au temps. « C’est un
temps de description et c’est aussi un temps des choses. La stratification est
finalement présente dans le processus qui façonne progressivement l’œuvre. Elle
est enfin fondamentale dans le rapport à l’espace par la retranscription des
différents niveaux de lecture permettant de lire et de comprendre les rapports
et les figures qui nous entourent[16] ».
L’échelle des signes adopte une
dimension très proustienne. L’auteur y interroge la manière dont le désir – que
l’on peut aussi nommer intuition proustienne, directement affiliée à
l’intuition bergsonienne – parvient à détourner nos propres actions. « Alors que nos corps et nos voix divisent
l’espace et forment une étrangeté de notre place, il y a un désir de construire un ailleurs, un lieu, où puisse apparaître
ce qui le déborde », lit une voix féminine. Un ailleurs, un autre
monde est ainsi appelé à émerger, ici et maintenant.
Si le monde
inventé chez Guillaume Landron est marqué par l’utopie, celui de Gabrielle Le
Bayon, en revanche, est un espace profondément sensible : un arrière-pays
convoqué, traqué dans la matière même des images.
« Bientôt, on cultivera la mémoire
dans la sève des fleurs[17] » : Camille Juthier
Camille Juthier
s’est penchée sur la nature du lieu de l’Orangerie. « L’orangerie est un
lieu où l’on a acclimaté les plantes », remarque-t-elle. L’oranger,
précise-t-elle, est une espèce hybride, qui est probablement le fruit d’un
croisement entre le mandarinier
et le pamplemoussier. L’hybridation des matières, au cœur de son travail, se
retrouve dans les associations qu’elle forme entre pierre et verre. Be bi,
être deux, être bi, jouer des entre-deux. Au cœur du dualisme entre la pierre
et le verre, émerge un troisième élément. Elle réfléchit au cycle de la
minéralité entre la pierre et le verre, s’intéresse à la manière dont le
souffle du souffleur de verre chargé de minéraux vient donner sa forme à ce
dernier.
À l’intérieur, des produits
macèrent : des mélanges entre liquides naturels et artificiels. Les deux
types de matières viennent interroger le temps de dégradation des choses :
il s’agit de confronter deux temps de décomposition, entre le végétal et le
plastique, comme dans son installation qui suspend du plafond de grandes plages
de plastique à l’intérieur desquelles sont enfermées des feuilles. À grande
échelle, sa pièce relève d’un herbier qui continuerait à évoluer. Les plantes à
l’intérieur ne sont pas sèches : elles vivent encore.
Elle se demande
par ailleurs si les menhirs ne seraient pas des data centers. Dans les
mondes qu’elle invente, le haut et le bas se rejoignent, le futur retrouve les
éléments les plus anciens et primitifs. Comme Félicia Atkinson, elle pense
qu’il existe une latence des matières, que « bientôt… on cultivera la
mémoire dans la sève des fleurs » : autre manière d’évoquer la
mémoire proustienne (la seule mémoire proustienne, la mémoire involontaire) et
ses métaphores botaniques qui jalonnent tout son texte.
La
stase proustienne est contemplative, pur acte de compréhension dépourvu de
volonté[18].
Mais de quels
mondes parle-t-on ? De ceux qui ont une histoire, une épaisseur – qui
redonnent leur place aux corps en tant qu’ils s’inscrivent en profondeur, dans
un espace et dans un temps.
Un
réel idéal, essentiel, extra-temporel[19] ?
Finalement, quel
réel ces artistes côtoient-ils ? S’agit-il d’un réel idéal, essentiel,
extra-temporel, ainsi que l’appelle de ses vœux Proust, ou au contraire d’un
réel moins flamboyant, beaucoup plus âpre, profondément ancré dans une
épaisseur de temps : celui de Beckett et de ses corps enlisés ?
Je reprends
l’image des vases suspendus à différentes hauteurs, dont chacun conserverait
une couleur, un parfum. Disposées dans l’espace d’exposition au sol, en
suspension depuis le plafond ou simplement le long des murs, les pièces
présentées parlent de pesanteur et de suspension, de poids et de
légèreté : les films projetés sur du béton (Félicia Atkinson) ou les
peintures également réalisées sur des dalles de béton (Damien Caccia) côtoient
de grands rideaux translucides de feuilles et de plastique (Camille Juthier),
des installations vidéo entièrement lovées dans des tentes de tissus (Gabrielle
Le Bayon) ou de grandes pièces en tissus délavés juste posées au sol (Damien
Caccia). Félicia Atkinson nous emporte dans les volutes de ses sonorités
planantes, Éléonore Cheneau gratte les strates du temps, tandis que Guillaume
Landron et Gabrielle Le Bayon nous invitent à découvrir l’énigme…
Toutes ces
œuvres se situent au cœur du temps, dans son épaisseur. Elles proposent des
souvenirs involontairement affleurés aussi bien que des mémoires profondément
ancrées, faisant cohabiter la légèreté et la densité. Dans l’entre-deux entre
Proust et Beckett : exactement au creux du fonctionnement de notre
mémoire, là où passé et présent se rejoignent. Là où un au-delà de la réalité s’éprouve dans ce
qui en constitue pourtant une partie : épreuve du réel en tant
qu’impossible – impossible à se figurer – autant qu’insistance dans l’épaisseur
de la matière où vient se perdre le sens.
Marion
Daniel
Paris, le 5
décembre 2019
[1] Samuel Beckett, Proust, Les éditions de Minuit, 1990, trad. Edith Fournier, p. 86. C’est
moi qui souligne : dans Proust,
l’un de ses premiers textes, Samuel Beckett évoque avec une précision
saisissante la nature de ces réceptacles des souvenirs décrits dans les textes
de Proust.
[2] Ces six artistes sont nés
entre 1972 et 1990, cf. leurs biographies à la fin de l’ouvrage.
[3] Francis Ponge, in Jean
Dubuffet, « Matière et mémoire ou Les lithographes à l’École » (texte
de Francis Ponge), Paris, Fernand Mourlot, 1944.
[4] Sigmund Freud, Notiz über den Wunderblock
(1925), trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis in : Résultats, idées, problèmes II,
Paris, PUF, 1985.
[5] Francis Ponge, Ibid.
[7] Samuel Beckett, Proust, op. cit., p.
86.
[8]
Félicia Atkinson, Bomb magazine, 12 novembre 2019, entretien avec Ben
Vida : « Il
y a beaucoup de voix, mais je n’aime pas être claire sur le fait de savoir qui
parle. Je m’intéresse à la polyphonie ; c’est presque politique pour
moi. » Notre traduction.
[9]
Faites de bribes disparates assemblées les unes aux autres, les
« sculptures molles » sont pensées comme des phrases, discursives ou
musicales. Celle de l’espace d’exposition est simplement posée, comme lancée
par-dessus une poutre, « comme un écho qui se fige », dit-elle.
[10] Félicia Atkinson, Bomb magazine,
op. cit. : « I think I compose music the same way
I write, draw or make installations. I
construct spaces that are in-between, “potential spaces,” as Donald Winnicott
would put it. I think horizontally and vertically; I think diagonals, spirals,
air and depth. I remove objects and add color ».
[13]
Synopsis du film : Field of broken dreams.
[14]
Extrait de Samuel Beckett, Molloy, Les Éditions de Minuit, 1951.
[15]
Commentaire de sa pièce par l’artiste.
[16]
Extrait d’un entretien dans Le Bourdon/Le Châssis avec Thomas Fort, curator de
l’exposition collective « D'Autres Possibles », Pavillon
Vendôme, Paris Clichy, 2016. http://www.arpla.fr/mu/lebourdon/2015/04/15/gabrielle-le-bayon-montrer-en-voix-off/
[19] Ibid., p. 87.
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